Introduction : Le monde est notre commun, à tous les vivants

mardi 15 décembre 2020, par Jean-Marie Harribey *

Pour introduire ce numéro des Possibles, commençons par rouvrir Les structures élémentaires de la parenté de Claude Lévi-Strauss [1], et retrouvons quelques-unes des maximes ou aphorismes qu’il met en exergue de certains des chapitres de ce livre fondateur de l’anthropologie du XXe siècle : « Un parent par alliance est une cuisse d’éléphant » (Rév. A.L. Bishop, cité dans l’introduction) ; « Ta propre mère/ Ta propre sœur/ Tes propres porcs/ Tes propres ignames que tu as empilés/ Tu ne peux les manger/ Les mères des autres/ Les sœurs des autres/ Les porcs des autres/ Les ignames des autres qu’ils ont empilés/ Tu peux les manger (Aphorismes arapesh cités par M. Mead, cité par Lévi-Strauss au début de la première partie).

Même si Lévi-Strauss amendera ses premières analyses anthropologiques au fil de sa carrière, ce qu’il rapporte dans son premier ouvrage reste important pour entreprendre une discussion sur les rapports des humains aux non-humains, des humains au monde vivant et non vivant, sans oublier les rapports des humains entre eux. Lévi-Strauss s’est rendu célèbre en théorisant dans Les structures élémentaires de la parenté l’universalité de l’interdiction de l’inceste et, au contraire, l’extrême diversité des formes de mariages. On retrouvera plus tard cette partition entre ce qui relève de l’unité et ce qui relève de la variété, mais sans que cette partition soit elle-même unique quand on étudie les différentes sociétés.

Une tradition : la séparation culture/nature

La vision traditionnelle de la relation que l’homme occidental, l’homme des Lumières, sans doute aussi l’homo œconomicus, ont nouée avec la nature est empreinte d’un dualisme, d’une opposition entre culture et nature, entre société et nature – pouvant aller jusqu’à une séparation – que l’on a longtemps considérée comme étant la seule possible, c’est-à-dire comme universelle, fondatrice de l’Humanité avec un grand H. Cette position est-elle encore tenable ? Non, répondent implicitement les deux aphorismes ci-dessus. Cela ne tient pas tant à un principe cartésien de domestication de la nature, comme on le dit souvent, ni même à un principe kantien qui réserverait au seul humain le fait d’être considéré comme « fin », qu’à une prise de connaissance que certaines sociétés humaines pratiquent des manières d’être entre les humains et des manières d’entrer en relation avec le monde non humain très différentes, voire totalement inversées par rapport à celles de la société moderne occidentale.

Cependant, cette (re)connaissance n’efface pas d’un coup la distinction entre nature et culture, qui fut longtemps considérée comme fondatrice de la méthodologie et de l’ontologie de l’anthropologie et des sciences sociales et humaines en général. Et il y avait là pas seulement un présupposé épistémologique, mais aussi et peut-être surtout le postulat que cette universalité pouvait entraîner (de gré ou de force) l’inscription de toutes les cultures dans cette matrice. Puisque la nature était pensée comme une unité, les multiples cultures devaient se plier à ce paradigme et à la politique qui en découle. Et on comprend comment la pensée coloniale (colonialiste) ait pu considérer que tel ou tel peuple, telle ou telle région du monde n’aient pas encore « commencé leur histoire », selon une formule aussi stupide qu’idéologique.

Déconstructions de cette séparation

C’est donc pour déconstruire les présupposés de cette séparation culture/nature que, de l’intérieur même de la discipline anthropologique et de la philosophie, des auteurs comme Philippe Descola [2] ou Bruno Latour [3] ont entrepris de « recomposer le monde commun » pour se détacher d’une vision de la « pensée sauvage » comme avait pu l’imaginer Lévi-Strauss [4]. L’anthropologue et philosophe brésilien Eduardo Viveiros de Castro s’est même livré à une « expérience de pensée » pour inverser complètement la « perspective » [5] et remettre en cause le partage opéré par la métaphysique occidentale entre corps et esprit. Ce renversement, il le nomme perspectivisme ou, mieux, multinaturalisme : ce que nous appelons l’humanité n’est pas une exception dans le monde vivant, elle en est la règle générale. Il l’observe chez certains peuples amérindiens pour qui les animaux se comportent comme des humains et les animaux voient les humains comme eux-mêmes. Ce qui définit l’humain, dit-il, ce n’est pas son caractère d’espèce, ce sont ses relations. De plus, chaque être vivant est traversé par de l’humain et du non-humain, dans des configurations hybrides et mouvantes, de telle sorte qu’une typologie figée comme celle des quatre ontologies de Descola – l’animisme, le totémisme, l’analogisme et le naturalisme – est discutable.

On imagine assez bien la rupture, la discontinuité, qu’introduit cette sorte de contre-anthropologie, comme le dit Viveiros de Castro, par rapport à l’anthropologie d’origine européenne et pratiquée par des anthropologues européens. La conséquence en est bouleversante, au sens propre de ce mot. La seule condition pour être « humain » est d’être capable de dire, de penser « je », ce dont, nous humains au sens habituel, ne devrions pas douter au sujet des animaux qui sentent, souffrent, pensent et développent des stratégies [6]. Et il considère que l’anthropologie occidentale a omis le fait que, pour certains peuples, les animaux sont des personnes.

Au passage, la crise pandémique du coronavirus Covid-19 peut nous donner l’occasion de rappeler que ces questions ne relèvent pas que de l’abstraction. Lévi-Strauss a étudié les effets d’une cure conduite par un chamane pour guérir une maladie par simple effet d’une angoisse apaisée chez le malade. Et Viveiros de Castro analyse le cannibalisme non pas comme le fait d’ingérer le corps de l’ennemi pour intégrer par exemple sa force, mais comme le fait que c’est lui qui prend possession de son vainqueur, un peu comme nous sommes ce que nous mangeons. Le cannibale ne mange pas son ennemi, il se laisse traverser par le point de vue de celui-ci.

L’expérience et la cosmologie des peuples amérindiens servent aussi parfois de support à l’analogie entre la Terre-mère et le ventre des femmes pour incarner l’idée de terre nourricière. Une analogie qu’il faut comprendre dans les deux sens : « les femmes, matrices où sont ensemencés et croissent les enfants avant de naître sont semblables à la terre ; et la terre est comme une femme, ses sous-sols formant les matrices utérines au sein desquelles sont en gestation arbres, plantes et pierres » [7]. S’il existe toujours un risque d’essentialisation des femmes avec une telle analogie qui relève pourtant d’une lecture socio-culturelle, il est tout de même symptomatique que l’histoire ait été marquée par la dévalorisation de la Terre comme des femmes.

On peut voir ces bouleversements comme l’abandon progressif d’une dichotomie entre culture et nature au profit d’un continuum d’êtres vivants, voire avec des choses matérielles dites naturelles (océans, fleuves, montagnes, forêts…). La nature cesse d’être à part de la société et réciproquement. Mais, dans ce nouvel ordre de pensée, que devient alors la nature, cette nature que tout humain un peu conscient de la dégradation écologique planétaire s’attache ou devrait s’attacher à « préserver », si elle n’existe plus en tant qu’élément séparé, en tant que Terre dont l’existence est autonome et qui pourrait très bien se débrouiller et continuer à tourner autour du soleil sans nous ?

Des réponses mouvantes

Selon Latour, nous sommes si peu modernes que, au lieu de postuler une rupture, il vaut mieux voir une cohabitation culture/nature capable de produire des situations et des entités naturelles et culturelles hybrides. C’est sur ce fond que la Terre étant un organisme vivant, les activités humaines le perturbent, peut-être dangereusement pour la vie elle-même. Ces activités ont pris une telle ampleur que certains scientifiques en ont conclu qu’elles avaient provoqué l’entrée dans une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, obligeant à changer nos modes de vie et donc nos relations avec le système Terre et ses occupants. Une première réponse à cette situation est proposée par le philosophe Baptiste Morizot qui, rapportant son expérience scientifique de suivi des loups dans le Vercors, invite à accepter l’existence d’une diversité de « manières d’être vivant », et, plus précisément encore, de « manières partagées d’être vivant » [8]. Selon lui, la théorie de l’évolution de Darwin permet de voir que les non-humains nous sont « familiers » parce que nous avons une « ascendance commune » et qu’un autre être vivant est notre lointain parent. Il en déduit que nous devons faire preuve d’« égards » envers les vivants et prendre soin avec « diplomatie » des interdépendances entre les vivants.

Une deuxième réponse, plus complexe et plus nuancée, est celle qui associe l’extériorité des êtres non humains et la reconnaissance de leur identité. La philosophe Virginie Maris considère que parler des hirondelles comme des objets hybrides parce qu’elles nichent sous les toits des maisons des humains reviendrait à « ignorer le fait que les hirondelles vivent leur existence d’hirondelles, avec leurs sentiments, leurs intentions et leurs potentialités qui sont irréductibles à des finalités ou à des représentations humaines » [9].

Après la critique de la séparation culture/nature sur laquelle repose la modernité, on ne peut concevoir la mise en œuvre d’une écologie nouvelle sur n’importe quelles bases. Il ne servirait à rien ou à peu de choses de créer des îlots de protection d’espaces et de sauvegarde d’espèces menacées, au milieu d’une nature que l’on continuerait à piller sans retenue.

Le « naturalisme », aussi bien contesté par Descola que par Viveiros de Castro, est une impasse. Le multinaturalisme est-il une voie prometteuse ? Peut-être, s’il ne conduit pas à un antispécisme, qui, sous couvert de traiter avec le même respect tous les êtres vivants, en viendrait à nier la culture, c’est-à-dire ce qui fait de l’être humain un être social.

L’avantage qu’offrait (qu’offre encore) le dualisme strict culture/nature était (est) de faire de la nature une entité extérieure, qui n’a pas besoin de l’être humain, celui-ci évoluant au gré de ses subjectivités bien changeantes dans le temps et dans l’espace, et étant transformé en être social hors sol, oxymore parfait. Avantage contesté si on privilégie une certaine continuité du vivant, tout en conservant une part d’extériorité de la nature par rapport aux humains.

Au contraire, ériger la nature en absolu conduirait à lui attribuer une valeur intrinsèque, ce qui déjà mine le concept d’intrinsèque, puisqu’il s’agit d’une attribution par l’être humain [10], tout en tolérant que l’être humain se laisse aller à tous les démons de la démesure.

« Il y a une ambiguïté dans l’usage des adjectifs ’inhérent’, ’intrinsèque’ et ’immédiat’, qui alimente une conclusion erronée. […] L’erreur consiste à penser que ce qu’on qualifie ainsi est extérieur à toute relation et peut être, par conséquent, tenu pour absolu. […] L’idée que ne pourrait être qualifié d’inhérent que ce qui est dénué de toute relation avec tout le reste n’est pas seulement absurde : elle est contredite par la théorie même qui relie la valeur des objets pris comme fins au désir et à l’intérêt. Cette théorie conçoit en effet expressément la valeur de l’objet-fin comme relationnelle, de sorte que, si ce qui est inhérent c’est ce qui est non relationnel, il n’existe, si l’on suit ce raisonnement, strictement aucune valeur intrinsèque. […] À strictement parler, l’expression ’valeur intrinsèque’ comporte une contradiction dans les termes. » [11]

C’est pourquoi Descola se démarque à la fois de la dichotomie structurale lévi-straussienne et du renversement perspectiviste lorsqu’il établit sa typologie de quatre ontologies. Puisque toutes les cultures se construisent à partir du point de la relation qui est postulée exister avec la nature, alors cette dernière existe bien dans une relation dialectique avec les cultures, établissant ainsi son universalité. Cela signifie que, si chaque culture possède sa propre façon de voir et de comprendre le monde, la nature a beau être « une », elle n’est pas connue comme telle par toutes les cultures. Et Andrew Feenberg a fait remarquer que, ainsi, Descola adopte un relativisme qui n’est pas relatif à la connaissance (donc la raison et la science gardent leur spécificité et leur valeur par rapport, par exemple, au chamanisme), mais qui est relatif à l’ontologie [12]. Dès lors, l’énigme reste, au moins partiellement, irrésolue : existe-t-il une seule nature ou bien deux, celle du vécu et celle de la science ? Retenir la seconde hypothèse de deux natures revient à faire de l’expérience du vécu et de la science deux résultats de la culture.

L’apport de Maurice Godelier [13] permettrait-il d’établir une passerelle entre les thèses trop brièvement évoquées ici ? Cet autre grand anthropologue a beaucoup insisté sur l’importance du corps au fondement des sociétés. Sans évoquer nullement un renversement perspectiviste, il explique que le corps n’est pas un universel purement biologique, car il ne s’exprime qu’au travers de ce qu’il appelle des « réalités imaginaires », faites de symboles, d’institutions, et donc de la culture. Nature et culture réconciliées ? Comme le dit Latour, « la nature n’est pas un prêt-à-porter ». Au vu de la complexité de ces questions et des enjeux autant sociétaux que naturels, il n’y a pas de prêt-à-penser.

Que le lecteur comprenne que la présentation esquissée ici n’est ni exhaustive, ni dénuée vraisemblablement d’approximations, peut-être d’inexactitudes.

Le dossier

Avec le dossier consacré à la séparation culture/nature ou société/nature et à son dépassement, la revue Les Possibles s’avance à pas comptés au milieu d’une véritable révolution de l’anthropologie, aux conséquences débordant le champ de cette discipline, car elles concernent toutes les sciences sociales, jusqu’à mettre en jeu des implications politiques, puisque l’agenda mondial est aujourd’hui de faire face au réchauffement climatique et de cesser de malmener et même de détruire les écosystèmes. Nous avançons à pas comptés d’abord parce qu’aucune vérité scientifique définitive ne peut être établie dans ce champ disciplinaire, ensuite parce que notre revue s’aventure en terrain nouveau pour elle. Notre humilité vis-à-vis des débats traversant l’anthropologie est dans une moindre mesure le reflet de l’humilité nécessaire vis-à-vis des inconnues naturelles.

Un premier article de Claude Calame va chercher dans l’histoire les racines de la dichotomie définie plus haut. Il ne suffit pas de regarder l’héritage de la philosophie des Lumières. Il faut remonter plus loin, jusqu’à la Grèce antique, où, dans sa philosophie comme dans ses mythes, apparaît la volonté de puissance, compensée par le sens de la justice. « En termes modernes, dit-il, la culture et l’action de l’homme peuvent s’inscrire dans la nature extérieure et la modifier, mais le climat a une influence déterminante sur la nature de l’homme. » Dans l’anthropologie moderne, Descola a pu distinguer quatre modes de relations de l’être humain avec son environnement, qui sont quatre ontologies. Mais c’est avec les arts et le feu donnés par Prométhée que l’humanité va construire sa relation avec la nature. Cela justifie donc, conclut Calame, que l’on remette en cause la marchandisation du monde que le capitalisme a menée en poussant à son paroxysme la vision prométhéenne, et que l’on bâtisse un écosocialisme.

Catherine Larrère s’interroge pour savoir si « faire de la nature un objet de considération morale, n’est-ce pas perpétuer, entre l’homme et la nature, une dualité que la crise environnementale, en brouillant de plus en plus la distinction du naturel et du social, remet au contraire en question ». Dès lors, construire une éthique environnementale sur la notion de valeur intrinsèque de la nature est problématique. Certes, lui reconnaître une valeur intrinsèque évite de réduire celle-ci à la valeur économique. Mais, d’une part, n’est-ce pas recréer le dualisme tant critiqué d’une nature à part de la société, et, d’autre part, « n’est-ce pas laisser à l’économie le monopole de la valeur » ?Au lieu de cela, il convient d’« adopter une éthique relationnelle qui se règle sur les relations qu’entretiennent les différentes composantes, humaines et non humaines, d’un milieu de vie ». Une éthique relationnelle et non plus seulement d’ordre moral.

Alain Caillé reprend une partie de la présentation qu’il avait faite du numéro de la Revue du MAUSS consacré à la question « Que donne la nature ? L’écologie par le don ». Son intention est de montrer que la déconstruction de la nature comme être vivant a eu pour conséquence de considérer tous les êtres vivants – hors les humains – comme des machines, donc inconscients et insensibles, exploitables à merci, ainsi que tous les éléments naturels (océans, montagnes, végétaux…). L’animisme était ainsi « répudié » et la science, certes, y gagnait, mais il n’y avait plus d’espace pour penser ce qui était « donné » par la nature. Et, nous dit A. Caillé, pour que ce don soit perçu, encore faut-il que la nature existe. On retrouve alors la difficulté de l’interrogation de départ que l’on peut surmonter en « faisant comme si » la nature nous donnait quelque chose. Cela implique de reconnaître la qualité de « sujets » à tous les êtres de nature. La question rebondira plus loin avec la proposition non consensuelle de sujets de droit.

Geneviève Azam propose un aperçu bref mais saisissant du livre Idées pour retarder la fin du monde d’Ailton Krenak, une figure, dit-elle, du mouvement des peuples autochtones au Brésil. « Comment les peuples autochtones du Brésil ont-ils fait pour résister à la colonisation qui voulait mettre fin à leur monde » ? La réponse de Krenak est : « prendre en compte le point de vue de la montagne Takukrak, près de chez lui, dont le ’visage’ et l’expression donne les alertes ». Illustrant le perspectivisme évoqué plus haut, « les humains tels que nous les pensons ne sont pas les seuls à avoir une ’perspective’ sur l’existence, une subjectivité. Peuvent naître alors des formes singulières de résistance et de protection face à l’agro-industrie et l’extractivisme ».

Cette longue discussion sur la séparation culture/nature se résoudrait-elle en précisant les différents sens du concept de nature ? C’est le pari de Fabrice Flipo, qui préfère explorer ce préalable avant d’aborder à son tour le sens de cette séparation. Ce qui est en jeu, dit-il, « c’est moins le triomphe d’une idéologie particulière à ce moment historique précis (le néolibéralisme) que la continuité pluriséculaire de la société de croissance par d’autres moyens ». Oui, mais il resterait à préciser en quoi ces différents sens du concept de nature interfèrent avec cette continuité séculaire.

On peut s’interroger pour savoir dans quelle mesure les concepts de nature et de culture sont socialement construits et si, à l’intérieur même de cette construction, ne résiderait pas une contradiction que le livre de Pierre Charbonnier Abondance et liberté analyse, et dont Jean-Marie Harribey rend compte dans une recension détaillée. « Abondance et liberté ont longtemps marché main dans la main, la seconde étant considérée comme la capacité à se soustraire aux aléas de la fortune et du manque qui humilient l’humain, mais cette alliance et la trajectoire historique qu’elle dessine se heurtent désormais à une impasse », explique P. Charbonnier. À qui l’auteur de la recension demande si le processus de travail n’est pas complètement naturel et humain et si les accusations souvent portées contre les Lumières ne devaient pas être nuancées. Il s’ensuit un dialogue entre les deux auteurs : P. Charbonnier répond dans un article spécifique sur les deux points ci-dessus, notamment pour dire que « s’il est vrai que la divergence entre économie et écologie est en jeu dans la crise du climat et du vivant, alors nous avons devant nous une tâche de redéfinition des enjeux épistémologiques et politiques d’ampleur au moins égale à celle que trouvait devant lui Marx au moment où il s’apprêtait à déconstruire la rationalité du capitalisme industriel encore pris dans la stabilité de l’holocène. » Ce qui amène J.-M. Harribey à préciser brièvement des éléments dans un post-scriptum à la fin de son article.

La reconnaissance juridique des écocides conduit certains penseurs et beaucoup d’écologistes à proposer que la nature et les vivants non humains se voient reconnaître comme des sujets de droits, susceptibles d’ester en justice dès lors que des dégâts ou des atteintes à la biodiversité auraient été commis. Valérie Cabannes et Marie Toussaint, engagées dans l’écologie politique, argumentent afin que des droits des écosystèmes soient reconnus en France. Et de nombreux acteurs sociaux agissent d’ores et déjà dans le monde en ce sens.

Le juriste François Ost retrace la montée historique de ce mouvement en faveur des droits de la nature, lié à la personnalisation de celle-ci. Mais il attire l’attention sur nombre d’objections, ou tout au moins de réserves. Deux erreurs indissociables sont commises : selon le naturalisme, « la nature est projetée sur la culture qu’elle finit par absorber entièrement » ; et selon l’anthropomorphisme, « l’homme projette sur la nature sa vision des choses, une certaine vision des choses, nécessairement datée et localisée […] En feignant de nous effacer devant la ’voix’ de la nature, nous lui dictons les notes de la partition ». Cependant, même si les objections philosophiques demeurent, l’auteur admet de considérer plus positivement qu’auparavant « des expériences de diversification de solutions juridiques qui, tout à la fois, territorialisent le droit en harmonie avec les spécificités des milieux de vie locaux, et lui impriment des orientations nouvelles, mieux à même de faire justice aux coutumes et traditions de minorités indigènes jusqu’ici privées d’une maîtrise de leur environnement en phase avec leurs visions du monde et de leur propre rôle au sein de celui-ci. » Faisant la balance entre objections philosophiques et expérimentation, F. Ost plaide pour l’établissement d’un « contrat social planétaire », de telle sorte que la maxime « penser globalement, agir localement » puisse aussi s’inverser.

Au milieu des rapports entre les humains et la nature, il était important de replacer le rôle des femmes « dans les mouvements environnementalistes de proximité », mais, bien au-delà, dans « la mise en avant d’une conscience environnementale ». Nathalie Blanc analyse la remise en cause des « dynamiques historiques de ségrégation, sociales et économiques justifiant les inégalités entre les sexes » pour « mettre en évidence les poids et rôles de l’environnement dans la construction des genres », et ainsi sortir les femmes de leur « invisibilité » et de leur « dévalorisation ».

Quelques débats en cours

La partie Débats de ce numéro des Possibles s’ouvre sur un article de Stéphanie Treillet sur la collapsologie. Elle développe une critique de ce courant dont le statut scientifique est très fragile, et qui méconnaît les mécanismes des évolutions environnementales et sociales. Et « le refus de traiter du capitalisme les conduit enfin à proposer des perspectives qui constituent au mieux un repli, au pire une impasse réactionnaire ».

Isabelle Bourboulon analyse les ravages de l’agriculture industrielle face à laquelle l’agroagriculture paysanne est capable, d’ores et déjà, d’inventer un nouveau modèle. Au Brésil, pionnier de l’agroécologie, mais aussi ailleurs, c’est toute une histoire paysanne qui s’écrit et s’est écrite « entre révoltes et jacqueries » et qui « intègre les savoirs et les savoir-faire traditionnels ». Aujourd’hui, le mouvement international Via Campesina a même réussi à infléchir la politique recommandée par la FAO.

Thierry Uso prolonge la diffusion des infirmations déjà rapportées dans les numéros précédents des Possibles sur l’utilisation de l’eau. Ici, il s’attache à examiner les projets d’irrigation agricole, alors que le réchauffement climatique devrait nous inciter à changer de modèle agricole.

Dominique Taddei explique pourquoi l’humanité s’achemine vers une diminution de la population mondiale, une véritable décroissance démographique. Tout confirme une diminution de la descendance finale des femmes au fur et à mesure que le niveau d’éducation s’élève, et il s’ensuivra une diminution de la population active, quoiqu’avec bien des différences entre les régions du monde. Au final, il faut s’attendre à un affaiblissement de la progression de la productivité du travail. Aussi, difficultés écologiques et sociales ne tarderont pas à s’entremêler.

Ensuite, Jean-Marie Harribey rédige une courte note pour rendre compréhensibles les multiples controverses autour d’une prétendue monnaie magique qui pourrait être utilisée dans le cadre d’un redémarrage de la production anesthésiée par la pandémie du coronavirus, et, au-delà, pour faciliter le financement de la transition écologique. L’exercice est périlleux, car les injures et anathèmes fusent au sein du monde académique.

Le médecin Michel Thomas dénonce la multiplication des spécialités médicales. « La médecine n’échappe pas à la pression de la société telle qu’elle est dominée, poussée par une technologie largement médiatisée, la révolution informatique, l’intelligence artificielle, si ce ne sont les rêves de l’homme augmenté, du transhumanisme, et sans sous-estimer le poids d’une industrie du médicament avide avant tout de profits. Technicisée, « personnalisée », elle tend de moins en moins à être à l’écoute, à la prise en charge de l’humain souffrant, dans son environnement, pour devenir une médecine des maladies et non plus des malades. »

Enfin, Raymond Bonomo, Martine Boudet et Robert Joumard plaident en faveur d’une démocratie éthique et transparente afin d’endiguer la corruption entretenue par l’oligarchie néolibérale.

Ce numéro des Possibles ne peut pas se clore sans exprimer, en cette fin d’année 2020, une immense émotion après l’assassinat horrible du professeur Samuel Paty, et sans lui rendre un hommage magnifique. À sa façon, il avait su dire que le monde doit être notre commun, à tous les vivants.

Notes

[1Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1949, rééd. 1967.

[2Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005 ; L’écologie des autres, L’anthropologie et la question de la nature, Paris, Quae, « Sciences en questions », 2011.

[3Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991 ; Politiques de la nature, Paris, La Découverte, 1999. Précisons qu’il existe un point de désaccord de l’auteur avec P. Descola qui pense que nous sommes toujours modernes.

[4Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.

[5Eduardo Viveiros de Castro, « Perspectivisme et multinaturalisme en Amérique indigène », Journal des anthropologues, n° 138-139, 2014, p. 161-181, traduction d’Ella Schlesinger. Voir aussi le débat entre Eduardo Viveiros de Castro et Philippe Descola, « Perspectivisme et animisme », 30 janvier 2009 », Fondation Maison des sciences de l’homme.

[6Pour prendre une grande respiration au milieu de ce labyrinthe théorique, on peut regarder le film de Gautier Capuçon « Un été en France », réalisé juste après le premier déconfinement, dans lequel on voit et on entend bien sûr la musique que le violoncelliste fait avec et devant la population qu’il rencontre, mais aussi une scène
où il joue au bord d’une prairie dans laquelle paissent des vaches qui accourent et l’écoutent bouche (si je peux dire) bée. Serait-ce à dire que la musique est capable de toucher universellement tous les vivants ? Film diffusé sur France 2 le 9 décembre 2020 à pas d’heure.

[7Émilie Hache, « Né-e-s de la Terre, Un nouveau mythe pour les terrestres », Terrestres, 30 septembre 2020.

[8Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Enquêtes sur la vie à travers nous, Postface d’Alain Damasio, Arles, Actes Sud, 2020. Voir une recension : Jean-Marie Harribey, « Un livre pour l’été 2020,Manières d’être vivant de Baptiste Morizot », 10 juillet 2020.

[9Virginie Maris, « Repenser la nature à l’ère de l’anthropocène », in Samata Novella, Des droits pour la nature, Paris, Éd. Utopia, 2016, p. 27.

[10Voir Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013.

[11John Dewey, La formation des valeurs (Théorie de la valuation), 1981, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, La Découverte, 2011, p. 108 à 110.

[12Andrew Feenberg, « L’anthropologie et la question de la Nature, Réflexions sur L’écologie des autres, de Philippe Descola », Revue du MAUSS, second semestre 2013, p. 85-98.

[13Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines, Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Albin Michel, 2007, rééd. Flammarion, 2010

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