De l’éthique du statut à l’éthique des relations

mardi 15 décembre 2020, par Catherine Larrère *

La deuxième moitié du XXe siècle, à partir des années 1950, a été marquée par l’attention croissante portée à la dégradation de la situation environnementale, au niveau de la planète entière : déforestation, diminution des espaces considérés comme sauvages par suite de l’avancée des activités agricoles, industrielles ou du développement urbain, épuisement des ressources naturelles (énergétiques notamment), augmentation des pollutions (des eaux, des airs et du sol), croissance démographique rapide accentuant la pression humaine sur la terre, où de moins en moins de place était laissée aux vivants non humains. Non seulement l’environnement naturel était menacé par les activités humaines, mais les dégâts que celles-ci entraînaient mettaient également en danger la poursuite de la vie humaine et des activités techniques.

Un certain nombre de philosophes, particulièrement dans les traditions philosophiques anglophones, ont vu, dans cette crise environnementale, ou écologique, un problème moral. Ce qui était en cause, c’étaient les rapports des hommes et de la nature : nous avions manifesté notre indifférence vis-à-vis de celle-ci, considérant que nous pouvions y puiser sans réserve et la mettre à notre service, alors qu’elle méritait notre attention et notre respect. Pour eux, le domaine de la moralité ne se limite pas aux seuls rapports des humains entre eux, il faut également y inclure la nature et les entités naturelles, leur reconnaître un statut moral.

Considérer que nous avons des devoirs à l’égard de la nature, et que celle-ci peut faire valoir des droits moraux à notre encontre, engage à un remaniement d’ensemble de la moralité, et c’est à quoi s’est employée, dès les années 1970, la réflexion sur l’éthique environnementale. Mais, faire ainsi de la nature un objet de considération morale, n’est-ce pas perpétuer, entre l’homme et la nature, une dualité que la crise environnementale, en brouillant de plus en plus la distinction du naturel et du social, remet au contraire en question ?

Si, à l’horizon des questions écologiques, se profile la fin de la séparation entre société et nature, de quelle aide peut être une éthique environnementale élaborée sur fond de cette séparation ? Faut-il l’abandonner ou peut-on en retenir certains enseignements ? Si, comme nous allons le voir, l’éthique environnementale des années 1970 s’est construite autour de la notion de la valeur intrinsèque, c’est à un examen critique de celle-ci que nous consacrerons cette réflexion, qui nous conduira à passer d’une éthique du statut à une éthique de la relation.

I/ Une éthique de la valeur intrinsèque

« Is there a need for a new, an environmental ethic  ? » : en 1973, le philosophe australien Richard Routley présenta devant un congrès international de philosophie de langue anglaise tenu à Sofia, en Bulgarie [1], une communication qui marque le début d’une réflexion philosophique et morale sur l’environnement et les rapports de l’homme à la nature. Dans les pays de langue anglaise (Angleterre, Amérique du Nord, Australie) principalement, on a ainsi vu se développer un courant d’éthique environnementale, ayant ses différentes tendances, ses revues scientifiques à comité de lecture, ses associations et ses congrès. Dans cet article pionnier, l’auteur construit un cas fictif, celui du dernier homme à survivre sur terre (après une catastrophe mondiale), « Mr Last Man  ». Il s’emploie, avant de disparaître, à détruire tout ce qui l’entoure, plantes, animaux… Comment évaluer, sur le plan moral, ce qu’il fait ? Si l’on s’en tient à l’éthique dominante dans le monde occidental, où il n’y a de droits et de devoirs qu’entre les hommes, il ne fait rien de mal, puisqu’il ne lèse personne (les autres hommes sont déjà morts, et lui-même n’en a pas pour longtemps). Pourtant, nous sommes intuitivement convaincus que cette destruction est mauvaise, qu’un tort est fait à la nature. Pour pouvoir qualifier moralement ce tort, il nous faut donc sortir du champ habituel de la moralité, qui se limite à l’humanité, pour y inclure la nature et reconnaître qu’elle peut avoir une valeur, que nous avons des devoirs à son égard, à commencer par celui de ne pas la détruire aveuglément, serions-nous poussés par la seule rage de notre disparition.

L’éthique environnementale, qui s’est développée dans la foulée de cet article, s’est élaborée autour de l’idée de la valeur intrinsèque : celle des entités naturelles, ou de la nature comme un tout. L’expression de « valeur intrinsèque » se trouve chez Kant : a une valeur intrinsèque, ou absolue, tout ce qui doit être traité comme une « fin en soi », c’est–à-dire l’humanité et, plus généralement, tout être raisonnable. Tout le reste n’est considéré que comme un moyen, comme une valeur instrumentale ou relative [2]. L’éthique environnementale nomme « anthropocentrique » cette position qui ne reconnaît de dignité morale qu’aux humains, et laisse hors de son champ, tout le reste, c’est-à-dire la nature, envisagée uniquement comme un ensemble de ressources. L’ambition de l’éthique environnementale est au contraire de montrer que les entités naturelles ont une dignité morale, sont des « valeurs intrinsèques ».

L’idée est que, là où il y a des moyens, il y a nécessairement des fins. Or, tous les organismes vivants, du plus simple au plus complexe, qu’il s’agisse d’animaux (même dépourvus de sensibilité), de végétaux, ou d’organismes monocellulaires…, tous déploient, pour se conserver dans l’existence et se reproduire, des stratégies adaptatives complexes, qui sont autant de moyens mis au service d’une fin. Il y a donc des fins dans la nature. On peut considérer tout être vivant comme l’équivalent fonctionnel d’un ensemble d’actes intentionnels, comme une « fin en soi ». À l’opposition entre les personnes humaines et les choses, caractéristique de l’anthropocentrisme, se substitue une multiplicité d’individualités téléonomiques, qui peuvent toutes prétendre, au même titre, être des fins en soi, et donc avoir une « valeur intrinsèque ». Tout individu vivant est, à égalité avec tout autre, digne de considération morale : c’est ce qu’on appelle le biocentrisme (dont les représentants sont Paul Taylor [3] ou Holmes Rolston [4]).

L’éthique environnementale biocentrique reconnaît ainsi une infinité de vouloir-vivre individuels à l’œuvre dans la nature entière et transfère à tout ce qui est vivant la dignité morale que l’éthique kantienne accorde aux êtres libres. La valeur intrinsèque est ce qui qualifie moralement une entité, lui donne un statut, c’est son « passeport d’entrée » dans la communauté morale [5]. Cela justifie une attention au vivant qui a rapidement gagné des adeptes. La valeur intrinsèque est devenue le cri de ralliement de nombreux militants de la protection de la nature. La Convention de Rio sur la biodiversité (1992) en affirmant, en son article 1, la « valeur intrinsèque de la biodiversité » porte témoignage de l’importance prise par la référence à la valeur intrinsèque.

Parce qu’elle est construite autour de l’opposition entre fin et moyen, la valeur intrinsèque se trouve en opposition directe avec la valeur économique. Pour l’économie, en effet, il n’existe que des ressources, c’est-à-dire des instruments ou des moyens pour les fins humaines, et l’évaluation consiste à trouver leur mesure commune (la valeur économique), ce qui les rend comparables, donc échangeables. Toute valeur – en économie – est donc substituable. La valeur intrinsèque, au contraire, reconnaît en chaque entité une singularité insubstituable. Dire qu’il y a des valeurs intrinsèques, c’est affirmer que tout dans la nature n’est pas échangeable, ou aliénable.

Admettre la valeur intrinsèque, c’est donc reconnaître que tout ne peut pas être évalué économiquement, qu’il y a des limites à la marchandisation, ou à la commodification. L’argent ne peut pas tout acheter [6], la nature n’a pas de prix, elle est supérieure à tout équivalent. Comme le dit Kant pour les personnes humaines, la nature a de la dignité et non pas un prix [7]. On ne peut pas remplacer les valeurs intrinsèques, vouloir le faire, ce serait les atteindre dans leur être, méconnaître leur sens.

Mais voir dans la valeur intrinsèque une des limites morales du marché [8] en ce qui concerne la nature, cela n’implique-t-il pas de perpétuer un partage de l’espace qui met la nature à part de la société ? Or, ce dualisme est contestable, tout en restreignant considérablement le champ de la protection de la nature.

II/ La critique du dualisme

Telles qu’elles se sont développées, particulièrement aux États-Unis dans les années 1970, les éthiques de la valeur intrinsèque s’appuient sur une tradition de protection de la nature, que l’on peut faire remonter à Thoreau, l’auteur de Walden [9], qui célèbre une nature sauvage, identifiée à la liberté, et qui pour cette raison, doit être préservée.

La nature se comprend dans son indépendance par rapport à l’homme. C’est ce que les Américains appellent wilderness : une nature vierge ou sauvage, aussi peu touchée par l’homme que possible, et qu’il faut maintenir dans cet état primitif ou originaire. C’est autour de cette conception que s’est organisée, aux États-Unis, la protection de la nature. John Muir, disciple de Thoreau, fut, à la fin du XIXe siècle, un grand défenseur de la wilderness, de la valeur spirituelle et esthétique de la nature sauvage, hors de toute considération utilitaire. Il ne s’agit pas de conserver pour l’avenir des ressources naturelles, mais de préserver, dans son intégrité, une nature appréciée pour elle-même, pour sa valeur intrinsèque. Promue par des ONG, comme le Sierra Club, dont Muir est le fondateur, cette conception dite de preservation a abouti à la formation aux États-Unis d’un vaste réseau de parcs naturels, régis par le Wilderness Act (1964) : on maintient, à l’écart de toute occupation humaine permanente, des espaces naturels protégés dont les hommes sont tout au plus des « visiteurs temporaires » [10]. Du fait du prestige des parcs naturels américains, de la puissance financière et du rayonnement international des États-Unis, cette forme de protection de la nature a été largement exportée et diffusée comme un modèle par le relais d’organisations internationales de protection de la nature.

Or, il s’agit de représentations fortement dualistes, qui mettent l’homme à part de la nature, ou la nature à part de l’homme. Dans la version la plus douce, l’espace est partagé en deux : d’un côté, ce qui est ouvert au développement, aux transformations techniques et sociales, de l’autre, ce qui est laissé librement à la nature, et qui offre des possibilités récréatives aux amoureux du sauvage. Dans la version plus radicale, l’homme est toujours de trop, il est le perturbateur de la nature, celui dont on fait le procès, et dont on souhaite, sinon tout à fait la disparition, du moins la réduction numérique importante.

Cette version plus rude, baptisée « deep ecology » a provoqué les réactions indignées de ceux qui se réclamaient de l’humanisme. Luc Ferry, notamment, a rencontré un grand succès en France en dénonçant Le nouvel ordre écologique, dans lequel il voyait le dernier avatar de la philosophie romantique de la nature et du fascisme qui en était l’héritier [11]. Si ses amalgames étaient sans fondement, et si ses menaces ont tourné court, il attirait avec raison l’attention sur l’inconvénient d’une vision dualiste qui dressait le naturalisme contre l’humanisme. Ou bien on proclamait comme lui un humanisme d’anti-nature, ou bien, on exaltait un naturalisme anti-humaniste.

Mais si le dualisme se prête ainsi à des interprétations antagoniques, ne faut-il pas le remettre en cause ? Continuant le travail entrepris par Serge Moscovici [12], Bruno Latour a critiqué le « grand partage » (entre nature et société, nature et culture, sauvage et domestique) sur lequel la modernité prétend reposer [13] . Ce grand partage ne partage rien : les distinctions qu’il établit entre les régions du savoir (sciences de la nature, sciences de la société ou de l’esprit) ne tiennent pas et, lorsque l’on croit pouvoir classer les êtres selon qu’ils sont naturels ou artificiels et sociaux, les hybrides prolifèrent : le changement climatique, ensemble de phénomènes naturels qui sont les conséquences d’actions humaines, en est un exemple frappant.

La nature, vue comme une unité relevant d’une même explication, existant par elle-même et se distinguant des humains, est une idée typiquement occidentale. C’est ce qu’a montré Philippe Descola, qui a nommé « naturalisme », cette façon de considérer que les humains ont une intériorité qui les distingue de tous les autres êtres mais qu’ils n’ont rien d’exceptionnel par rapport à eux sur le plan biologique. Dans le reste du monde, d’autres configurations ontologiques (animisme, totémisme, analogie) conduisent à d’autres « écologies », à d’autres regroupements d’humains et de non-humains [14]. En conséquence, comme Philippe Descola l’a exposé dans la conférence introductive d’une réunion de l’UICN (Union internationale de conservation de la nature), l’exportation des modèles occidentaux de protection de la nature (type wilderness) est celle de modes de loisirs occidentaux, au détriment des populations locales tout autant que de leur environnement [15].

Mais c’est également parmi les défenseurs de l’éthique environnementale de la valeur intrinsèque et de la wilderness que l’on en est venu à mettre en question le dualisme de l’homme et de la nature. Plus on a mesuré à quel point la modernité s’était construite autour des couples d’opposés (nature/homme, sauvage/domestique, nature/société, nature/artifice, nature/culture, sujet/objet…), plus on s’est demandé si un dualisme qui avait été utilisé pour mettre en place la domination destructrice de l’homme sur la nature pouvait être invoqué pour dénoncer cette domination. Suffisait-il, pour y mettre fin, d’inverser les signes et de valoriser ce qu’on avait jusque-là dévalorisé ? Car le couple de l’homme et de la nature (semblable en cela à celui de l’homme et de la femme) ne se contente pas de distinguer : il hiérarchise et subordonne (la nature à l’homme, le féminin au masculin). On en est ainsi venu, dans les rangs des défenseurs de la wilderness, à mettre en question cette notion et ce mode de protection, jugés typiquement dualistes, occidentaux et machistes. [16]

Faut-il, en abandonnant la wilderness comme conception de la nature, abandonner du même coup l’éthique environnementale, et, en tout premier rang l’idée de valeur intrinsèque, qui l’a soutenue ? Ce serait considérablement élargir le champ de protection de la nature. Si l’on s’en tient à la seule protection d’espaces sanctuarisés, maintenus hors de l’intervention humaine, on abandonne tout souci d’une « nature ordinaire » qui ne bénéficie pas d’une protection particulière. Or, celle-ci a aussi besoin d’une éthique pour régler les interventions humaines [17]. Certains s’inquiètent cependant, qu’à abandonner l’idée d’une nature extérieure, subsistant par elle-même, on en vienne à déclarer la fin de la nature. [18] Il n’y a plus alors de nature, mais de la biodiversité, c’est-à-dire une nature sous contrôle, que l’on peut gérer et même marchandiser : bien loin que la protection de la nature représente une limite à l’instrumentalisation économique, elle en est un vecteur, et peut devenir la source de profits financiers [19]. Renoncer à la valeur intrinsèque, n’est-ce pas laisser à l’économie le monopole de la valeur ?

III/Une éthique relationnelle

La quête de la valeur intrinsèque a été celle de l’indépendance. La remontée des moyens qui permet de l’établir en découvrant la fin à laquelle ils conduisent, donne accès à la valeur ultime, qui ne dépend que d’elle-même. Si la valeur intrinsèque peut être dite aussi « inhérente » [20], c’est qu’elle ne dépend que de ce que l’entité possède en elle-même. La valeur intrinsèque ne dépend pas de propriétés relationnelles, elle n’est pas liée au contexte : pourtant, comme le remarque Dale Jamieson, il existe à l’évidence des propriétés relationnelles qui ont un effet sur la valeur d’un individu : la rareté, ou le caractère unique, notamment [21].

Mais la valeur intrinsèque est aussi supposée exister en l’absence de tout évaluateur. L’expérience de pensée, à laquelle convie l’article de Routley, vise justement à nous convaincre qu’un monde dont les humains auraient disparu ne serait pas dépourvu de valeur. Routley s’inscrit ainsi directement en faux contre l’affirmation de Kant, qui est constitutive de l’anthropocentrisme : sans êtres raisonnables, affirme celui-ci, l’existence d’un monde n’aurait aucune valeur, car alors il n’existerait aucun être ayant le moindre concept d’une valeur [22].

Il n’est pas besoin d’être kantien pour avoir du mal à adhérer à l’idée d’une valeur objective, complètement indépendante de tout sujet qui l’évalue. C’est dans l’usage de la langue même que cela se dit : les mots « valeur » et « évaluer » vont de pair, encore plus en anglais où « value » est à la fois un verbe et un substantif (I value the value). « No value without a valuer  » reconnaît Baird Callicott, qui voit cependant dans la valeur intrinsèque la pierre angulaire de l’éthique environnementale [23]. Que devient alors l’indépendance ? Non seulement celle de la valeur par rapport à l’évaluateur, mais également celle de propriétés inhérentes à l’exclusion de toute propriété relationnelle. C’est situer la valeur au niveau individuel d’organismes auto-subsistants, saisis dans leur singularité, hors de tout contexte. Or, cela va à l’encontre de la leçon première de l’écologie scientifique, science des relations des organismes et de leur milieu, qui est que tout est interconnecté dans la nature.

Il est donc curieux qu’une éthique environnementale – ou écologique – ait fait de la valeur intrinsèque et de son indépendance (par rapport à l’évaluateur, comme à l’égard de son milieu d’existence) son concept central. Quelle que soit la prouesse philosophique que réalise l’élaboration du concept de valeur intrinsèque des entités naturelles (elle réussit à retourner contre Kant un concept qui lui est emprunté), il n’en reste pas moins qu’il s’inscrit en faux aussi bien contre l’idée morale elle-même (qui est celle d’une relation) que contre l’idée principale de la science dont elle se réclame [24].

Aldo Leopold, ce forestier américain de la première moitié du XXe siècle, a su réunir, dans sa vie et sa pratique, l’engagement militant dans la protection de la nature et le savoir scientifique (théorie de l’évolution et écologie) qui permet de la diriger, et il en a tiré la première formulation explicite d’une éthique environnementale, la Land ethic, par laquelle il termine l’Almanach d’un comté des sables, livre qui est resté la référence incontestée des mouvements américains de protection de la nature. Il y formule son ambition éthique :

« Il me paraît inconcevable qu’une relation éthique à la terre puisse exister sans amour, sans respect, sans admiration pour elle et sans une grande considération pour sa valeur. Par valeur, j’entends bien sûr quelque chose qui dépasse de loin la valeur économique ; je l’entends au sens philosophique. » [25]

En partant à la recherche de la valeur intrinsèque, l’éthique environnementale des années 1970 a répondu à l’invitation de Leopold. Elle s’est interrogée sur la valeur « philosophique » de la nature, en la distinguant de la valeur économique. Mais elle ne l’a fait qu’en laissant de côté un élément déterminant : la dimension relationnelle de la moralité. C’est bien de « relation éthique à la terre » qu’il s’agit, et, un peu plus loin dans le même passage, Leopold déplore que l’homme moderne ait perdu sa « relation vitale » [26] à la terre. L’objectif de l’éthique environnementale est bien de restaurer cette relation, de la rétablir. Cela ne va pas sans un investissement affectif (l’amour, le respect, l’admiration) que l’éthique très intellectualiste et objectiviste de la valeur intrinsèque néglige. Cela implique surtout que l’on abandonne le dualisme, ou que l’on voie dans le dualisme la négation même de cette relation vitale : que l’on en déplore la perte et que l’on souhaite la rétablir signifie que l’homme n’est pas extérieur à la nature. Il n’est pas à part de celle-ci, il en fait partie.

Si l’on veut sortir du dualisme, cesser de présupposer, entre les hommes et la nature une séparation intenable, il ne faut pas avoir recours à une éthique qui lie la moralité à l’attribution d’un statut à des entités pensées comme indépendantes entre elles et des humains. Il faut adopter une éthique relationnelle qui se règle sur les relations qu’entretiennent les différentes composantes, humaines et non humaines, d’un milieu de vie. Mais, en réintroduisant l’observateur humain dans la situation écologique dont il fait partie, ne réintroduit-on pas l’anthropocentrisme et, en diversifiant les points de vue, ne relativise-t-on les situations ainsi valorisées ? Le grand avantage du dualisme, c’est qu’en se réglant sur une nature dont l’homme est absent, qui est saisie en elle-même, on se donne une référence de naturalité incontestable. S’il n’y a plus de naturalité assignable, alors on se réglera sur les désirs changeants des humains. La répugnance, assez caractéristique de la culture française, pour les paysages fermés, conduira par exemple à refuser de laisser des espaces en libre évolution du fait de la déprise agricole. Si l’on est confronté à différentes propositions de protection (milieux ouverts/milieux fermés ; interdiction des incendies/tolérance d’un petit nombre) on est poussé, pour éviter les choix arbitraires et faute de référence naturelle incontestable, à se décider en appliquant une rationalité gestionnaire de type économique, et à procéder à des comparaisons coûts/avantages ou risques/bénéfices. Mais, ce faisant, n’abandonne-t-on pas tout objectif éthique ?

Renoncer à la certitude de la valeur absolue pour la diversité des valeurs relatives expose au relativisme, c’est-à-dire à la forme morale du scepticisme. Peut-on y échapper ? Vincent Descombes propose de distinguer entre relativisme des préférences et relativité des situations, ou des circonstances [27]. Le premier relève de l’arbitraire subjectif. Même si l’on admet que chacun, individuellement, ne décide pas des valeurs morales, que celles-ci sont partagées, il n’en reste pas moins qu’elles peuvent être envisagées comme des préférences collectives, ce qui renvoie à la diversité des opinions communes, ou des mentalités. La relativité des circonstances est propre à la diversité des situations, ou des contextes. Elle pose la pluralité du bien, non par diversité arbitraire des préférences, mais du fait de la diversité objective des situations. Or, c’est bien cette appréciation contextuelle que requiert l’évaluation écologique, qui est une évaluation des relations. Cela lui permet d’éviter le relativisme.

Passer du relativisme des préférences à la relativité des circonstances, c’est ne pas s’en tenir à la seule comparaison quantitative de la diversité des données pour procéder à un inventaire des attachements qui nous lient à une situation ou à ce qui la compose, et pour enquêter sur le réseau complexe d’interconnexions qui caractérise une situation.

« Nous n’apprécions réellement ce qui nous reste que lorsque nous prenons conscience de ce que nous avons perdu », remarque Aldo Leopold, alors qu’il parcourt son domaine en notant les traces absentes ou présentes de ses hôtes habituels, saisonniers ou permanents (oiseaux, mammifères…) [28]. La même idée se retrouve, quelques dizaines d’années plus tard, dans Le principe responsabilité d’Hans Jonas :

Tant que le péril est inconnu, on ignore ce qui doit être protégé et pourquoi il le doit : contrairement à toute logique et à toute méthode, le savoir à ce sujet procède de ce contre quoi il faut se protéger. C’est ce péril qui nous apparaît d’abord et nous apprend par la révolte du sentiment qui devance le savoir à voir la valeur dont le contraire nous affecte de cette façon. Nous savons seulement ce qui est en jeu lorsque nous savons que cela est en jeu. [29]

Le catastrophisme de Jonas, qui fait que la situation ne peut être appréciée que sous la menace de sa complète disparition, transforme en heuristique de la peur l’heuristique affective de Leopold. Mais, même la perspective catastrophiste est à l’inverse de celle que dessine l’expérience de pensée de Routley : non pas celle d’un monde dont les humains auraient disparu, mais celle d’humains privés de monde. C’est cette appréhension de perte du monde qui incite à faire un inventaire des attachements. Dans Où atterrir ? [30], Bruno Latour nous invite à quitter la démesure du monde dont nous vivons (ce monde hors sol que dessinent les échanges planétaires qui pourvoient à la consommation des Occidentaux) pour nous réinsérer dans le monde où nous vivons (la Terre), pour retrouver nos attachements. Il s’agit de « décrire, chacun pour soi, ce à quoi nous sommes attachés ; ce dont nous sommes prêts à nous libérer » [31], pour dresser, en faisant l’épreuve de la perte imaginée, le paysage de nos attachements et de nos vies collectives, une description qui est une évaluation, une exploration de notre milieu de vie, de notre monde commun.

Conclusion

Ce qui caractérise l’évaluation économique, c’est qu’elle s’en tient à la seule opération de mesure. L’objectif de l’évaluation économique est de rendre compatibles et calculables des objets et des ensembles hétérogènes, en déterminant une mesure commune qui les rapporte les uns aux autres. Et cette mesure est humaine. Quelle que soit la théorie de la valeur adoptée (travail ou utilité marginale), l’homme en fournit la mesure. L’économie est une discipline anthropocentrique au sens où elle met en pratique la formule de Protagoras qui fait de l’homme la mesure de toutes choses [32]. C’est la maxime du relativisme. Si l’on s’en tient à la seule valeur économique, toute valeur est relative, il n’y a pas de valeur absolue (ou intrinsèque).

Dans cet espace que la quantification homogénéise et dont l’humain est la mesure, la nature, dans sa diversité, son hétérogénéité, sa non-réductibilité aux désirs humains, est rejetée dans un extérieur inaccessible. Faire resurgir la nature, comme se proposent de faire les éthiques de la valeur intrinsèque, c’est circonscrire l’espace économique, affirmer que le marché a des limites morales. Mais c’est en même temps rendre explicite un dualisme du naturel et du social, bien loin de le faire disparaître. Aussi affirme-t-on en même temps les limites d’une éthique de la valeur intrinsèque : elle ne vaut que pour le dehors improbable du domaine anthropisé, et est incapable de protéger un environnement qui, pour être modifié par les activités humaines, n’en reste pas moins animé par des forces naturelles.

À en rester à l’opposition des valeurs (intrinsèque et instrumentale), on est ainsi conduit dans une impasse. Il vaut mieux, dans une perspective plus pragmatiste [33], s’occuper de l’évaluation au lieu de s’en tenir à son seul résultat, la valeur. Comme le montre Nathalie Heinich, faire primer l’acte d’évaluation sur son contenu, c’est admettre que les valeurs ne sont pas des propriétés objectives des objets, mais qu’elles se découvrent dans les actes qui les confèrent. L’étude des valeurs est celle de l’évaluation [34]. Celle-ci est un acte complexe, qui comprend diverses opérations et il existe différents types d’évaluation. L’évaluation économique n’épuise pas la question de la valeur, montre-t-elle, car elle s’en tient à une seule opération qui est celle de la mesure, laissant de côté deux autres opérations qui peuvent intervenir dans une évaluation : celle qui révèle les attachements, celle qui fait intervenir, sur l’objet ou sur le milieu évalué, un jugement faisant appel à des critères qualitatifs et pas seulement à une détermination formelle [35].

Dès lors, il ne s’agit pas de s’en tenir au seul face à face de la valeur économique (instrumentale et relativiste) et de la valeur morale (qui saisit la nature dans son intégrité et son authenticité). Il s’agit d’inventorier l’extraordinaire diversité de relations que les humains entretiennent entre eux et avec les choses dans la diversité de leurs milieux de vie, sans chercher à réduire ces relations à un modèle unique. C’est en explorant la diversité de ces relations que l’on pourra s’interroger sur la façon dont elles peuvent se composer au mieux. On passe ainsi d’une éthique du statut à une éthique de la relation.

Notes

[1Routley Richard, « Is There a Need for a New, an Environmental, Ethic ? », Proceedings of the XVth World Congress of Philosophy, n° 1, Varna, Bulgaria, 1973, 205-210.

[2Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, IIe section, trad. fr. Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 292-297.

[3Taylor, Paul W., 1986. Respect for Nature : A Theory of Environmental Ethics, Princeton, NJ, Princeton University Press.

[4Rolston III, Holmes, 1994 « Value in Nature and the Nature of Value », (reproduit dans Light Andrew and Rolston III Holmes (ed), 2003. Environmental Ethics, an Anthology, Blackwell Environmental Ethics, p. 143-153)

[5Jamieson, Dale, Ethics and the Environment, An Introduction, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 70.

[6Michael Sandel, Ce que l’argent ne saurait acheter, trad. fr. Paris, Seuil 2014 (original anglais, What money can’t buy, Mac Millan USA, 2012).

[7Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, ouvr. cité, p. 301.

[8Debra Satz, Why Some Things Should Not Be For Sale, The Moral Limits Of Markets, 2010, Oxford UP.

[9Henry-David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, 1854.

[10Roderick Nash, Wilderness and the american mind, New Haven and London, Yale University Press

[11Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, L’arbre, l’animal et l’homme, Paris, Grasset, 1992.

[12Serge Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature, Flammarion, 1968/1977, La Société contre nature, Union générale d’éditions, 1972 /Seuil, 1994.

[13Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1992

[14Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

[15
Philippe Descola, « Diversité biologique et diversité culturelle », in Imagine To-Morrow’s World, Fontainebleau Symposium, Keynote Presentations, Fontainebleau 3-5 novembre 1998, IUCN, pp. 77-90.

[16J. Baird Callicott, Michael P. Nelson, The great new wilderness debate, Athens : University of Georgia Press, 1998.

[17Rémi Beau, Ethique de la nature ordinaire, Paris, Publications de la Sorbonne, 2017.

[18Virginie Maris, La part sauvage du monde, Paris, Le Seuil, collection « Anthropocène », 2018.

[19Sandrine Feydel, Christophe Bonneuil, Prédation, Le nouvel eldorado de la finance, Paris, La Découverte, 2015.

[20P. Taylor, Respect for nature, p. 73.

[21Dale Jamieson, Ethics and the Environment, ouvr. cité, p. 71.

[22Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 87, Œuvres, ouvr. cité, t. ii, p. 1255.

[23Callicott, J. Baird 1999 a. “Intrinsic value in nature : a metaethical analysis”, in Beyond the Land Ethic, More Essays in Environmental Philosophy, Albany, SUNY, 239-261.

[24Sur le rapport entre l’éthique environnementale et l’écologie comme science, voir Catherine Larrère, « Philosophie de l’environnemnent : l’écologie a-t-elle des implications morales ? » in Humanités environnementales, Enquêtes et contre enquêtes, Guillaume Blanc, Elise Demeulenaere, Wolf Feuerhahn (dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 2017, chapitre 4, p. 97-116.

[25Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables (1949, trad. fr. Paris, Aubier, 1995, p. 282)

[26ibid.

[27Vincent Descombes, Le raisonnement de l’ours et autres essais de philosophie pratique, Paris, Le Seuil, 2007, p. 187, 340, 370.

[28Aldo Leopold, « Almanach écologique d’un propriétaire terrien » (1938-1942), Pour la santé de la terre, Paris, Éditions Corti (Biophilia), 2014, p. 24.

[29Hans Jonas, Le principe responsabilité, ouvr. cité, p. 49.

[30Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017

[31Bruno Latour, « Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant », AOC/2020/03/29.

[32Platon, Théétète, 151 a.

[33John Dewey, La formation des valeurs [1939], Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2011.

[34Nathalie Heinich, Des valeurs, une approche sociologique, Paris, Gallimard, 2017.

[35Nathalie Heinich, Des valeurs, ouvr. cité, p. 161.

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