Pour une démocratie éthique et transparente : agir contre l’oligarchie néolibérale et la corruption qu’elle entretient

mardi 15 décembre 2020, par Raymond Bonomo, Martine Boudet *, Robert Joumard *

« Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice. » [1]
Cette citation de Montesquieu est adaptée à notre période, qui voit s’accumuler les affaires impliquant des élus et responsables dans des conflits d’intérêts dans les hautes sphères de l’État.

Ainsi récemment :

- début octobre 2020, la Cour de Justice de la République était saisie pour ouvrir une enquête contre Éric Dupond-Moretti, ministre de la Justice, pour « prise illégale d’intérêts » dans une affaire où il est partie du dossier et où il agit aussi ? en tant que ministre. Les deux principaux syndicats de magistrats ont demandé au président de la République de trouver « une solution » « pour que la justice puisse fonctionner en toute indépendance. » [2]

- le 29 juin 2020, François Fillon, ancien Premier ministre, était condamné à cinq ans de prison, dont deux ferme, pour détournements de fonds publics, complicité et recel, dans une affaire d’emploi fictif impliquant son épouse. [3]

- en ce qui concerne les nombreuses affaires de malversation qui impliquent Nicolas Sarkozy, ancien président de la République et dont le traitement judiciaire est ralenti, on peut citer le procès pour « corruption » dans l’affaire dite des « écoutes » qui doit avoir lieu en novembre 2020. [4] Et sa mise en examen pour la quatrième fois dans l’affaire du financement libyen de sa campagne (pour association de malfaiteurs), le 16 octobre 2020 [5].

- On peut aussi rappeler les multiples manquements du Haut commissaire aux retraites Jean-Paul Delevoye, dans sa déclaration d’intérêts auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), qui ont fait « la Une » fin 2019 et entraîné sa démission. [6]À l’aune de ces manquements et des interrogations sur la nature des liens entre le fonds de pension américain BlackRock et la réforme très controversée des retraites, il est essentiel de remettre l’accent sur deux des fondamentaux de notre démocratie, en matière de gestion des affaires publiques : la transparence et l’éthique.

Cette réflexion est issue d’études et d’articles sur le sujet, publiés jusqu’à fin 2019, et s’appuie sur le travail des ONG spécialisées dans les affaires de corruption, parmi lesquelles on peut citer Transparency International France et Anticor.

Le récent ouvrage de Pierre Lascoumes et Carla Nagels, Sociologie des élites délinquantes - de la criminalité en col blanc à la corruption politique [7], met en évidence le faible impact des quelques procès médiatisés sur la prise de conscience du phénomène. Les déviances et la délinquance des élites perdurent ; elles restent perçues comme ayant une gravité relative et sont loin de susciter la même réaction sociale que celle qui est provoquée par les atteintes aux personnes et aux biens.

Nos institutions et nos organisations sont laxistes, et une « tolérance » collective s’est instaurée. Le néolibéralisme amplifie cette tendance. Les enjeux sont intellectuels, politiques, éthiques et sociaux.
La corruption creuse les inégalités. Une réaction organisée s’impose.

L’objectif est de faire en sorte que le système démocratique soit transparent et animé par des valeurs en faveur du bien commun, et d’une manière générale par une éthique. Pour appuyer la défense de ces valeurs, il faut dénoncer les connivences entre la sphère politique et la sphère économique, en d’autres termes dénoncer les agissements d’une oligarchie politico-financière qui renforcent les inégalités socio-économiques. De manière à faire réagir les citoyens et renforcer les contrepouvoirs médiatique et judiciaire, en complément d’un programme fondé sur l’éthique et la transparence. Nous examinerons successivement la situation internationale, le cas français, les causes d’une tolérance de la corruption et nous nous demanderons si celle-ci est plutôt de gauche ou de droite, avant de suggérer un plan d’action contre celle-ci.

1. La situation internationale

1.1. Indice de perception de la corruption

Chaque année, l’ONG Transparency International publie un Indice de perception de la corruption (IPC). L’IPC 2019 s’appuie sur des enquêtes et évaluations d’experts pour mesurer la corruption du secteur public (politique et administratif) dans 180 pays. Transparency International, commentant les résultats 2018, indiquait l’incapacité chronique de la plupart des pays à contrôler efficacement la corruption, facteur qui contribue à la crise des systèmes démocratiques dans le monde.

Patricia Moreira, directrice générale de Transparency International déclarait : « Alors que de nombreuses institutions démocratiques sont menacées à travers le monde – souvent par des dirigeants qui s’inscrivent dans une tendance autoritaire ou populiste –, nous devons redoubler d’efforts pour renforcer les freins et contrepoids et protéger les droits des citoyens. La corruption effrite la démocratie et produit un cercle vicieux en sapant les institutions démocratiques…. »

Dans la dernière enquête de l’année 2019, la France est classée 23e au rang mondial. Aux trois premières places on trouve le Danemark, la Nouvelle-Zélande, la Finlande. La France a perdu deux places par rapport au classement de l’année précédente. L’image éthique de la France régresse donc. Nous montrerons plus bas que la dynamique française initiée ces dernières années à la faveur des lois pour la transparence de 2013 et de la loi dite Sapin 2 de 2016 s’est enrayée. Une nouvelle impulsion politique est indispensable pour mettre en œuvre ces réformes essentielles et progresser dans la lutte contre la corruption et le développement d’une culture d’intégrité.

1.2. Les paradis fiscaux

Malgré de légères avancées, les multinationales et les grandes fortunes utilisent des paradis fiscaux pour éviter de payer leur juste part d’impôts. Les contribuables ordinaires en font les frais, car ce sont eux qui compensent les manques à gagner de l’État et qui, de plus, pâtissent d’un déficit de redistribution sociale des richesses. Les paradis fiscaux sont toujours une réalité et prospèrent, malgré les engagements des États « respectables » à mettre un frein à l’évasion fiscale. Même l’Union européenne tolère en son sein des paradis fiscaux et certains pays font du dumping fiscal pour attirer les multinationales. Beaucoup d’intérêts sont en jeu, et il n’y a pas de volonté politique pour y mettre fin (le Brexit risque de donner les coudées encore plus franches à la City de Londres).

Les paradis fiscaux permettent aux multinationales de s’édifier comme des pouvoirs autonomes qu’aucun État ou organisme supranational n’arrive à contrôler et encore moins à superviser. Ce sont des acteurs de l’opacité et de l’hégémonie du néolibéralisme.

1.3. Corruption endémique

Il est notoire que la corruption est endémique dans certains pays, que des contrats ne peuvent être obtenus qu’en versant des pots de vin à des intermédiaires, voire aux dirigeants de ces pays. Les contrats signés sont loin de profiter à l’État, aux populations. Les dirigeants blanchissent l’argent de la corruption, via les paradis fiscaux et des investissements dans des pays « respectables ».

L’Afrique, qui subit des pressions néocoloniales et impérialistes de différents bords, est un cas d’école, comme le montre le procès des « biens mal acquis » par les dirigeants de Guinée équatoriale à Paris en 2017 : des centaines de millions d’euros, saisis en France auprès de Teodorin Nguema Obiang, fils du président de la République, devraient être restitués aux populations spoliées (procédure actuellement traitée à la Cour internationale de justice).

En juillet 2019, la justice française décidait la restitution à l’Ouzbékistan des biens détenus dans l’Hexagone par la fille de l’ex-président Islam Karimov.

Ces procédures de justice internationale doivent se systématiser, et les organisations altermondialistes en particulier doivent y veiller.

1.4. Les réseaux des multinationales et des lobbies

Les multinationales et leurs lobbies font plier les États. Leurs investissements dans un pays sont liés aux avantages fiscaux accordés : les implantations de sièges de multinationales en Irlande en sont un exemple typique. À noter que la France constitue aussi un paradis fiscal pour les Qataris [8], qui bénéficient d’avantages abusifs. Nous analysons plus bas les connivences entre pays et multinationales, en traitant de la France.

Les multinationales ne veulent pas se soumettre aux législations des pays où elles opèrent et veulent imposer leurs règles aux États. Deux initiatives en sont des exemples :

CETA : indépendamment de clauses iniques, un chapitre controversé de cet accord de libre-échange entre l’Union Européenne (UE) et le Canada, vise à appliquer le système de règlement des litiges entre firmes et États, via un tribunal d’exception d’arbitrage (Investment Court System, ICS). Ce système offre la possibilité à une multinationale investissant à l’étranger de porter plainte contre un État qui adopterait une politique publique contraire à ses intérêts, afin de demander réparation.

Libra : Facebook veut lancer Libra, une nouvelle monnaie numérique mondiale, projet significatif de la volonté d’hégémonie des multinationales contre la souveraineté monétaire des États.

1.5. Contre-pouvoirs et lanceurs d’alerte

Aucune institution publique ne contrôle convenablement les agissements des multinationales, qui, par définition, sont disséminées dans plusieurs pays, dont les paradis fiscaux qui les protègent.

Leurs pratiques d’évitement fiscal par optimisation ou fraude sont connues, mais il faut aussi mettre en exergue, outre les atteintes à l’environnement et aux droits des êtres humains, leurs malversations corruptives, souvent impunies, manifestées par diverses infractions dans la sphère publique et privée (elles sont déclinées, plus bas, dans le contexte français) :

- fraudes fiscales,

- corruption de dirigeants politiques et d’agents publics à l’étranger,

- lobbying opaque et manipulation par conflits d’intérêt,

- marchés publics et pots de vin,

- pantouflage et rétro-pantouflage (retour au public après passage dans le privé),

- ententes illégales,

- etc.

Face à ces agissements, les seuls véritables contre-pouvoirs sont les journaux d’investigation (Mediapart, Le Canard enchaîné…), les ONG œuvrant pour l’éthique dans la lutte contre la corruption, les lanceurs d’alerte (voir les affaires Panama Papers, Wikileaks), le Parquet national financier (PNF)…. On ne peut que regretter le relatif silence de la société civile et le peu de médiatisation du caractère systémique des agissements répréhensibles, et, par voie de conséquence, le peu de condamnations effectives, alors qu’en France, plus de 100 milliards d’euros échappent à l’État (fraude fiscale [9] et corruption conjuguées) : comme indiqué plus haut, ce sont les citoyens qui mettent la main au portefeuille pour compenser ces pertes par leurs impôts en souffrant, par ailleurs, d’une redistribution inéquitable des richesses.

1.6. Statut protégeant les lanceurs d’alerte

Comme le déclare Transparency International : « Les lanceurs d’alerte, qui font un signalement dans l’intérêt général, permettent la prévention ou la révélation des failles et dysfonctionnements de nos États, nos économies, nos systèmes politiques et financiers. Leur action a notamment permis des avancées considérables dans la lutte anti-corruption, au plan national ou européen. »

La loi de 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique, dite « Sapin II », a créé un régime général pour la protection des lanceurs d’alerte. Des progrès sont encore à effectuer pour améliorer leur protection en France, qui est en retard par rapport à la législation mise en place dans l’Union européenne. En novembre 2019, une cinquantaine de syndicats et d’ONG ont interpellé le président de la République Emmanuel Macron pour une meilleure protection des lanceurs d’alerte.

Les ONG promeuvent une loi-cadre applicable à tous les secteurs (publics et privés), prévoyant une protection globale et des procédures de transmission des informations protégeant l’anonymat (convention de Mérida [10] ratifiée par la France). Les représailles ou l’entrave au signalement doivent être pénalisées. Elles demandent aussi une agence indépendante des alertes qui collecterait et traiterait les alertes en publiant annuellement ses données, ainsi que la création d’un fonds de dotation pour les lanceurs d’alerte qui leur garantirait le droit à un procès équitable en les aidant dans les procédures judiciaires, et pour leur assurer une réparation en cas de représailles des acteurs mis en cause, tant sur le plan financier que sur le plan psychologique.

2. Le cas de la France : culture politique et « affaires »

2.1. Historique de quelques avancées récentes

Dans le sillage du scandale Jérôme Cahuzac, ministre délégué chargé du Budget, accusé par Mediapart fin 2012 de posséder des fonds non déclarés sur un compte en Suisse, puis à Singapour… en 2013, les lois relatives à la transparence de la vie publique ont eu pour objet la lutte contre les conflits d’intérêt et en faveur de la transparence démocratique, grâce à la création de nouveaux organismes.

Créée en 2013, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) est une autorité administrative indépendante, qui est chargée de recevoir, contrôler avec l’administration fiscale, et publier les déclarations de situation patrimoniale et les déclarations d’intérêt de certains responsables publics. Elle est aussi chargée de l’encadrement du lobbying.

La création du Parquet national financier (PNF) en décembre 2013 a renforcé la lutte contre la grande délinquance économique et financière. Fin 2016, les Lois Sapin II relatives à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique ont complété le dispositif.

La France faisait l’objet de vives critiques de la part de l’OCDE et se devait de redoubler d’efforts en la matière. Ainsi, le pays n’avait jamais condamné de manière définitive une entreprise pour « corruption active d’agents publics étrangers », et ce alors même que les entreprises françaises font souvent l’objet d’investigations et, le cas échéant, de condamnations à l’étranger pour des faits similaires, en particulier aux États-Unis, qui infligent des amendes monstrueuses à celles qui sont délinquantes.

L’affaire Alstom constitue un exemple emblématique de cette stratégie étasunienne. En 2014, l’entreprise française est condamnée par la justice américaine à payer une amende record de 772 millions de dollars, pour des faits de corruption. Dans la foulée, Alstom est rachetée par l’américain General Electric (une enquête judiciaire est en cours sur les conditions de cette vente pouvant impliquer Emmanuel Macron, ministre des finances à l’époque).

À ce jour, les avancées dans ce domaine sont relatives :

- L’Agence française anticorruption (AFA), créée fin 2016, a pour mission de prévenir et de détecter les faits de corruption, de trafic d’influence, de concussion, de prise illégale d’intérêt, de détournement de fonds publics et de favoritisme, d’atteintes à la probité…

- Le 15 septembre 2017, en début de mandat présidentiel, devant les caméras, Emmanuel Macron signe les deux lois « pour rétablir la confiance dans la vie politique ».

L’engagement initial d’un casier judiciaire vierge pour être candidat à une élection ne figure cependant pas dans ces lois (mensonge formulé lors de leur promulgation par le président de la République !). Force est de constater que les avancées obtenues par ces lois sont relatives et que le conflit d’intérêt se banalise.

2.2 État des lieux : quelques affaires emblématiques récentes

Rappelons que les personnes mises en cause bénéficient de la présomption d’innocence jusqu’à une condamnation définitive.

Force est de constater que la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et le Parquet national financier (PNF), ce dernier décrié actuellement par le Garde des Sceaux, ont relancé la lutte contre la corruption et l’éthique dans la vie publique. Mais leurs moyens sont insuffisants pour inverser la tendance.

2.2.1. Affaires de conflit d’intérêt et de favoritisme

La banalisation du conflit d’intérêt, du pantouflage et du rétro-pantouflage est une caractéristique du néolibéralisme que l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir a amplifiée. Ces infractions s’institutionnalisent, et l’on assiste à une officialisation du mélange des genres privé-public, avec une prégnance du lobbying. Les nominations au Parlement, au gouvernement, au Conseil européen, n’en tiennent pas compte. C’est la concrétisation de l’État-entreprise.

Les exemples de conflits d’intérêt et autres infractions tolérées par l’Élysée abondent :
- Jean-Paul Delevoye, Haut commissaire aux retraites, obligé de démissionner fin 2019 ;

- Richard Ferrand, président de l’Assemblée nationale, mis en examen pour prise illégale d’intérêts, dans l’affaire des Mutuelles de Bretagne ;

- Alexis Kohler, actuel secrétaire général de l’Élysée, soupçonné de conflits d’intérêts dans le cadre de ses précédentes activités, a vu l’enquête classée sans suite.

2.2.2. Infractions diverses dans la sphère corruptive

Les ministres démissionnaires en 2017, François Bayrou, Marielle de Sarnez, sont mis en examen début décembre 2019, dans l’affaire des emplois présumés fictifs des assistants d’europarlementaires du MoDem (François Bayrou est nommé Haut-commissaire au plan par Emmanuel Macron, en septembre 2020 !).

Toujours dans le cadre des affaires d’emplois fictifs au Parlement européen, une vingtaine de membres du FN/RN sont déjà mis en examen pour détournements (ou complicité) de fonds, dont Jean-Marie Le Pen et Marine Le Pen. 

Pour être complet sur ces emplois fictifs, rappelons qu’une information judiciaire vise Jean-Luc Mélenchon, président de la France insoumise. 

En janvier 2016, Claude Guéant, ancien ministre de l’Intérieur, est définitivement condamné à un an de prison ferme dans l’affaire des primes en liquide du ministère de l’Intérieur. 

Alain Juppé, ancien Premier ministre, a été condamné en 2014 à 14 mois de prison avec sursis, dans une affaire d’emplois fictifs à la Mairie de Paris. Il entre néanmoins au Conseil constitutionnel en mars 2019 !

Le pantouflage semble faire partie de la culture de l’Inspection générale des finances (IGF).
Selon une enquête de Bastamag [11] reprise par un rapport du Sénat en 2017, plus de la moitié des inspecteurs des finances, énarques, qui travaillent notamment au ministère des Finances, partent dans le secteur privé à un moment de leur carrière professionnelle. Et un tiers va exercer dans le secteur bancaire, avec des allers-retours avec le secteur public et des risques de conflits d’intérêts potentiels.

2.2.3. Financements illicites de campagnes présidentielles

En novembre 2019, Nicolas Sarkozy est renvoyé en correctionnelle pour financement illégal de sa campagne électorale pour la présidentielle de 2012 (affaire Bygmalion).

En octobre 2019, Édouard Balladur, ancien Premier ministre, est renvoyé devant la Cour de Justice de la République dans le volet financier de l’affaire Karachi (ventes de sous-marins et de frégates au Pakistan et à l’Arabie Saoudite, durant les années 1990, qui auraient pu servir à financer la campagne présidentielle d’Édouard Balladur en 1995, via un système occulte de rétro-commissions).

En mars 2018, Nicolas Sarkozy est mis en examen pour « corruption passive », « financement illégal de campagne électorale » et « recel de fonds publics libyens » dans l’affaire des financements libyens de la campagne présidentielle de 2007.

2.2.4. Non transparence, lobbying, culture du secret, arrangements

Depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, la législation a renforcé une opacité ambiante ; des acteurs privés influent sur les décisions de l’État, les contre-pouvoirs régressent, la probité perd du terrain.

Ainsi, le Conseil constitutionnel valide, le 26 juillet 2018, la loi controversée sur le secret des affaires.
Ce texte, qui transpose une directive européenne, permet, sous l’allégation de protection des savoir-faire, une omerta sur les informations dérangeantes, avec le risque de transformer une alerte en délit. De nombreux députés, sénateurs, journalistes et associations dénoncent un « outil de censure inédit ». 

Plusieurs exemples démontrent une démocratie sous domination extérieure à la puissance publique :

- L’association Action-critique-médias (Acrimed) cible la « subordination du journalisme au pouvoir économique ». [12]

- La question de l’indépendance de la presse fait encore plus débat à l’approche des élections municipales ; ainsi, le journal La Provence a passé un pacte avec la candidate LR à la mairie. [13]

- Le poids des multinationales remet en cause l’information libre et indépendante, ce qui est un enjeu démocratique majeur. 

- Une démocratie qui ne met pas tout en œuvre pour assurer sa probité interpelle. Ainsi, malgré les promesses du candidat Emmanuel Macron, la nécessité d’un casier judiciaire vierge pour les élus n’a pas été promulguée et on peut se poser légitimement la question comme Philippe Pascot (l’un des animateurs de l’Observatoire de la corruption) : « pourquoi faudrait-il un casier judiciaire vierge pour 396 métiers en France et pas pour être élu ? »

- Le lobbying a les mains libres : ONG et députés essaient de s’allier pour plus de transparence sur les lobbies [14]. Mais l’Élysée et le gouvernement sont sous influence, et c’est l’une des raisons de la démission, le 28 août 2018, du ministre de la transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot [15].

3. Les causes d’une tolérance excessive

Selon une enquête [16] réalisée par Louis Harris Interactive en mars 2019, plus de neuf Français sur dix estiment qu’au moins une petite partie des personnalités exerçant de hautes responsabilités ou ayant du pouvoir sont corrompues. 46 % vont même jusqu’à estimer que ces figures de pouvoir seraient corrompues pour la plus grande partie d’entre elles. Le soupçon de corruption cible le niveau national : les parlementaires (74 % les estiment corrompus) ou l’exécutif national (69 % pour le président, les ministres) et le niveau européen (73 % des Français estimant que les députés européens sont corrompus).

Comment expliquer l’indignation provoquée par « les affaires » médiatisées, et la faiblesse générale des sanctions des élites, des cols blancs ? Comment expliquer que beaucoup d’actes de délinquance soient impunis ou sanctionnés par des peines très faibles ?

3.1 Une normalité orchestrée des classes et catégories dirigeantes

Les classes et catégories dirigeantes sont à la tête de l’État, elles sont juges et parties lorsqu’elles légifèrent.

Elles ne considèrent pas que leurs malversations, généralement opaques, menacent l’ordre établi, et sont miséricordieuses avec elles-mêmes.

Elles font partie du même milieu socio-culturel, elles possèdent un statut social assez identique. Même si leurs affinités politiques (variables dans le temps) sont différentes, un esprit de caste domine, elles se serrent les coudes et pratiquent les mêmes infractions. On est plus tolérant lorsque l’on appartient à la même classe et que l’on tisse des liens professionnels, familiaux, amicaux. Le réseau se soutient, renvoie l’ascenseur, s’auto-protège.

Par leurs fonctions, leurs relations, elles connaissent tous les arcanes pour biaiser les règles et les lois. Elles possèdent les moyens leur permettant d’organiser des malversations sophistiquées difficilement détectables (exemple des paradis fiscaux).

Elles estiment jouir d’une image de respectabilité et de probité et elles en profitent.

Les classes et catégories dirigeantes se sentent au-dessus des lois qui concernent au premier chef les classes sociales inférieures. Elles ont une morale, un code d’honneur, des normes qui, pour elles, priment sur les lois. 

Elles considèrent que leur contribution à la bonne marche de la France mérite des compensations. Elles considèrent que leur valeur n’est pas justement récompensée.

Quand elles sont prises la main dans le sac, il s’agit d’erreurs de gestion, d’oublis, et non de fautes. Leur pantouflage, voire le rétro-pantouflage, facilitent l’obtention d’un bon carnet d’adresses et les opportunités de dérapage.

Les parlementaires sont parfois juges et parties lorsqu’il s’agit de légiférer pour eux-mêmes et ils ont une tendance naturelle à moins durcir les lois qui les concernent.

La Police, la Justice sont moins sensibilisées, moins compétentes et ont peu de moyens face aux actes de délinquance économique et financière.

La corruption systémique existe, c’est une donnée de base dans les marchés publics [17] avec le BTP. Or, s’attaquer à un système est difficile et demande du courage. Les politiques peuvent être prêts à certains compromis pour assurer leurs réélections (clientélisme).

Le néolibéralisme dérégulé et l’influence des lobbies complexifient encore le problème.

Il est important de mettre en évidence qu’il y a 550 000 élus en France. La plupart sont conseillers municipaux. La grande majorité des élus sont probes et œuvrent pour l’intérêt général.

Nous nous opposons donc à l’expression « ils sont tous pourris » qui jette l’opprobre sur les élus de manière beaucoup trop abusive, sans distinction des fonctions exercées et des actes effectifs, et qui est propre au populisme et à l’extrême droite. On peut considérer que la proportion d’élus condamnés est inférieure à 1 pour 1000 (variations en fonction du mandat exercé, ainsi dans son livre Du goudron et des plumes - délits d’élus tome 2, Philippe Pascot établit que 30 % des parlementaires ont eu maille à partir avec la justice et/ou avec le fisc).

3.2 Une tolérance de l’opinion publique face à la délinquance des élus

Les spécialistes insistent sur la faible réaction sociale face aux infractions des élus. Beaucoup de citoyens considèrent qu’il est normal de jouir de petits privilèges personnels lorsque l’on œuvre pour le bien commun, pour la collectivité dont les électeurs font partie, ceux-ci profitant de petits services qui leur sont accordés. Le clientélisme et l’absence de conscience politique citoyenne expliquent pourquoi des élus corrompus sont réélus. L’affaire Balkany à Levallois-Perret est emblématique. 

Des achats de voix peuvent compléter ces infractions : Serge Dassault avait été mis en examen en 2014 pour « achat de votes » à Corbeil-Essonnes lors des élections municipales de 2008, 2009 et 2010. 

Les décisions de justice sont différentes entre un vol de col blanc et un vol de col bleu. La prison ferme effective est très rare pour la condamnation d’un prévenu de la classe supérieure. Ces faibles sanctions et l’impunité relativisent la gravité des actes délictueux aux yeux des citoyens. Les spécialistes parlent de zone grise (zone floue) et de zone noire.

Pour les citoyens, les infractions clientélistes, les petits avantages des élus sont considérés comme tolérables, en revanche les détournements de fonds public doivent être fermement condamnés. La société semble considérer qu’une infraction sur les biens et les personnes est bien plus grave qu’une malversation sur une organisation, une entreprise, ou l’État.

Les citoyens ne se sentent pas propriétaires des biens publics et semblent oublier que les élus gèrent la France, par leur délégation.

Ne pas oublier que le Parquet (c’est-à-dire les procureurs qui décident d’ouvrir ou non une information judiciaire) dépend hiérarchiquement du ministère de la Justice. La justice n’est pas indépendante de l’exécutif.

Hormis quelques journalistes indépendants d’investigation, la majorité des médias appartiennent à des grands groupes et donc aux principaux oligarques qui réagissent en osmose avec le gouvernement. Les médias n’étant plus indépendants, leur « devoir » d’information est sélectif.

Les électeurs qui partagent les mêmes valeurs qu’un élu, qui appartiennent à la même mouvance politique, à la même communauté, ont tendance à excuser des malversations et continuent à voter pour lui.

De même, un élu sympathique, qui serre les mains sur les marchés, offre des chocolats aux personnes âgées, accorde des places en crèche, facilite l’accès à un HLM, etc. s’attirera moins les foudres des électeurs et de leurs sanctions, en cas de comportement déviant ou délinquant.

Le régime français, qualifiable de République monarchique avec son culte du secret (voir plus bas la présentation de la « cellule Afrique » de l’Élysée), accentue les dérives d’improbité par rapport à des systèmes démocratiques étrangers, dont ceux des pays scandinaves, régis par une éthique protestante plus rigoureuse. Cette culture explique leurs premières places dans le classement du niveau de corruption de Transparency international. Le zéro défaut est la règle dans les pays du nord de l’Europe. L’exemplarité et la transparence ne sont pas négociables : en Suède, une ministre a démissionné en juin 2015, pour une barre chocolatée achetée avec sa carte bleue professionnelle ! [18]

4. Le système corruptif est-il plutôt de gauche ou de droite ?

Pour analyser la mouvance politique du monde de la corruption, on peut se focaliser sur les affaires les plus importantes, celles qui sont directement liées au pouvoir en place, voire orchestrées par l’État. C’est le cas de ce que l’on appelle la ’Françafrique’, expression créée par François-Xavier Verschave, de l’association Survie, pour évoquer les relations politiques et économiques de la France avec ses anciennes colonies. Derrière ce réseau d’influences, on trouve un système corruptif et clientéliste des élites, afin de maintenir la sphère d’influence de la France en Afrique et exploiter les matières premières du continent.

L’affaire Elf, instruite par Eva Joly, emblématique, a mis en cause des dirigeants (Le Floch-Prigent…) et des ministres (Roland Dumas..). Ce système opaque a permis à certains dirigeants africains de s’enrichir au détriment du développement de la démocratie et du développement économique dans leurs pays respectifs (cf. le procès de 2017 à Paris des « biens mal acquis » en Guinée équatoriale, relaté plus haut).

La « cellule Afrique » de l’Élysée est remplacée, dans les années 2000, par un « conseiller Afrique », avec la volonté déclarée du gouvernement français d’en finir avec ses réseaux parallèles, mais ses ramifications n’ont pas disparu.

Pour préciser les caractéristiques du phénomène de la corruption, on peut distinguer la sphère publique et la sphère privée (avec des porosités entre les deux). La corruption privée n’est pas intrinsèquement liée à une tendance politique de gouvernance ; en revanche, un gouvernement probe peut facilement influer sur l’éthique de la vie publique qui dépend directement de lui, et mieux contrôler et sanctionner la corruption privée. La chape globale de la corruption persiste s’il n’y a pas de véritable détermination de l’État, qui souvent met en exergue la concurrence internationale pour justifier son laxisme.

La comptabilisation des affaires de corruption de ces dix dernières années, sous trois présidents de la République, sont sans appel. [19] [20] [21] [22] Les principales « affaires » qui ont été exposées (à l’exception de l’affaire Cahuzac) ont eu lieu durant les présidences de Nicolas Sarkozy (lui-même mis en examen et dont un procès en correctionnelle est prévu fin 2020) et celle, en cours, d’Emmanuel Macron où le conflit d’intérêt s’institutionnalise [23].

C’est sous la présidence de François Hollande que l’on observe le moins d’affaires, et
ce sont des malversations individuelles et non pas systémiques (ces dernières demandant la complicité de nombreux acteurs). C’est une évidence que les multinationales soutiennent les gouvernants de droite qui pratiquent une politique néolibérale leur ouvrant les portes pour s’affranchir des règles légales et éthiques afin de maximiser leurs profits.

Finalement, en l’absence d’une mobilisation suffisante du mouvement social et des organisations de la gauche antilibérale sur ces questions, c’est l’extrême droite qui tire les marrons du feu. C’est en effet un argument électoraliste très convaincant pour de nombreux citoyens indignés tant par l’impunité ambiante des « ripoux » que par le déséquilibre du pouvoir judiciaire (« deux poids et deux mesures »).
Face à un néolibéralisme anarchique, la régulation de l’État s’impose, c’est l’unique recours pour la préservation de l’intérêt général, des biens communs. Lutter contre le néolibéralisme c’est aussi lutter pour la probité.

Conclusion : un plan d’action suggéré

Une politique anti-corruption ne peut être efficace que si elle emporte l’adhésion des citoyens. Il faut informer, expliquer que c’est le bon peuple qui, en définitive, en bout de chaîne, « paie » les pots cassés. La mobilisation des citoyens, les réactions sociales sont des clés.

Il ne faut, en revanche, pas trop compter sur les institutions en place, sur les dirigeants pour accélérer spontanément un virage vers la probité, pour aller des paroles aux actes. Aujourd’hui, ce sont des contre-pouvoirs qui peuvent changer la donne : journalistes indépendants d’investigation, ONG, lanceurs d’alerte, associations qui se battent pour le bien commun, pour la solidarité, contre les inégalités.

Ci-dessous quelques pistes d’actions [24] :

- Renforcement des campagnes en cours, en associant systématiquement la composante de la corruption oligarchique, comme réalisé par exemple lors des mobilisations contre les multinationales.
- Développement d’un argumentaire et d’actions rectificatives, dans un objectif d’éducation populaire, pour informer, responsabiliser et mobiliser les citoyens.
- Propositions en matière législative et juridique, pour une éthique et une transparence de la vie publique, celles-ci étant conditionnées à la séparation effective des pouvoirs et leur contrôle. Clés d’une démocratie réelle.

Octobre 2020 [25]

Notes

[1Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains.

[2Huffington Post du 1/10/2020.

[3L’Obs, 29/6/2019.

[4Le Télégramme, le 24/09/2020.

[6« Jean-Paul Delevoye déclare finalement treize mandats dans sa déclaration d’intérêts », France Info, 14/12/2019.

[7Edition Armand Colin.

[8« La France est-elle un paradis fiscal pour les Qataris grâce à Sarkozy ? », Le Monde, 8 juin 2017.

[9« La fraude fiscale nuit gravement », nouveau rapport du syndicat Solidaires Finances Publiques (7 nov. 2019).

[10Projet de loi autorisant la ratification de la convention des Nations unies contre la corruption (15 juin 2005).

[11« Ces énarques chargés de piloter la politique économique de la France qui préfèrent ’pantoufler’ dans les banques », Bastamag, 27 juin 2017.

[12« La subordination du journalisme au pouvoir économique », Acrimed, 12 avril 2019.

[13« Marseille : ’La Provence’a passé un pacte avec la candidate LR à la mairie », Mediapart , 21 nov. 2019.

[14« ’C’est indispensable’ : ONG et députés s’allient pour plus de transparence sur les lobbies », L’Express, 30/9/2019.

[15« Le ’cadeau’ de l’Elysée aux chasseurs qui a poussé Hulot à la démission », Les Échos, 29/8/2018.

[16« Les perceptions de la corruption en France », 21/5/2019.

[17« La corruption dans les marchés publics : un fléau à combattre », Marchés Publics, 14/2/2019.

[18« En Suède, on ne badine pas avec la morale », Libération, 9/6/2015.

[19« Affaires des trois derniers mandats présidentiels. Liste d’affaires politico-financières françaises ». Wikipedia.

[20« Les affaires du quinquennat Hollande », Le Point, 11/5/2017.

[21« Démission de Kader Arif : l’entretien avec Hollande a été très tendu », Bfmtv, 21/11/2014.

[22« Les affaires qui ébranlent le quinquennat d’Emmanuel Macron », Le Monde, 12/7/2019.

[23« Conflit d’intérêts : le péché originel de la macronie », L’Obs, 13/12/2019.

[24Telles que celles préconisées dans la résolution qui est proposée au vote de l’AG d’Attac France (du 15 novembre 2020), « Contre la corruption de l’oligarchie néolibérale ».

[25Le présent article est un résumé de travaux parus sur le blog de la commission Démocratie d’AttacFrance.

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