L’évolution du système électrique de l’UE : les majors en mode transition « raisonnée »

jeudi 23 septembre 2021, par Pierre Masnière *

Le texte s’appuie généralement sur une compilation de données issues tant des statistiques annuelles de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) depuis le début des années 2000 que des rapports annuels d’activité des compagnies (annual reports), destinés avant tout aux actionnaires, mais, en fouillant bien, riches d’informations chiffrées concernant les activités de production, distribution et commercialisation en Europe et à l’« international ».

L’activité dans le domaine de l’énergie électrique est actuellement dominée à travers l’Europe par quelques dizaines de compagnies (dont une poignée de multinationales). Des centaines de régies régionales, voire municipales, qui peuvent être liées aux compagnies par des contrats de fourniture d’électricité, continuent de jouer un rôle historique, souvent perturbé par des changements de statuts depuis les années 2000.

Cette activité embrasse la production, le transport très haute-tension, la distribution et la commercialisation de l’électricité, électricité devenue marchandise dans le monde merveilleux du marché à partir des années 1990, sous la houlette des instances européennes et le plein accord de l’ensemble des gouvernements européens de l’époque. Il en a résulté la naissance de compagnies multinationales européennes à l’issue des années 2000 marquées par nombre d’OPA et fusions dans le secteur électrique, ainsi qu’un grand chamboulement des acteurs du secteur électrique de divers États membres. Cet aspect est détaillé dans le document joint à ce texte intitulé « Pour en savoir plus » (page 9).

Parallèlement, on a fait croire aux usagers devenus clients que la libre concurrence entre fournisseurs d’électricité allait faire baisser les prix et améliorer le fonctionnement du système. Ce n’était évidemment ni le cas, ni la préoccupation de ces compagnies qui ont avant tout le profit comme ligne d’horizon.

Jusqu’en 2019, dix compagnies du secteur de l’énergie ayant un cœur de métier électrique (et vendant par ailleurs du gaz) affichaient un chiffre d’affaires annuel supérieur à 10 millions d’euros : les Allemands RWE, E.ON et EnBW, les Ibériques Iberdrola, Naturgy et EDP, les Français EDF et Engie, l’italien ENEL, le Suédois Vattenfall. En 2020, elles sont onze, la compagnie Uniper issue d’E.ON ayant été absorbée par le suédois Fortum.

Entre 2010 et 2020, le chiffre d’affaires annuel cumulé par ces compagnies a varié entre 400 et 550 milliards (voir tableau page 4), une amplitude de variation due notamment aux changements de périmètres entraînés par les acquisitions / ventes d’actifs. La fraction de leur chiffre d’affaires hors Europe est relativement importante pour Engie, ENEL, Iberdrola et EDP.

EDF, Engie ex-GDF, ENEL, EDP, qui étaient des entreprises publiques avant les années 2000, ont été privatisées partiellement. Un rapide retour sur l’actionnariat actuel des onze compagnies ainsi que sur leur chiffre d’affaires en 2020 sont abordés en annexe page 8.

L’évolution de la production d’électricité durant les années 2010 en Europe

À elles seules les onze compagnies contribuent pour plus de 50 % à la production de l’UE. L’autoproduction dans les secteurs industrie et énergie représente par ailleurs 7 % de la production globale en 2015 (d’après Electricity information, AIE 2017). Le parc de production européen de ces majors est généralement constitué d’unités de grande puissance, quelle que soit la filière de production. Ces unités sont reliées aux réseaux de transport interconnectés irriguant l’ensemble du territoire européen. Ce modèle est probablement appelé à perdurer quelques décennies, bien que des glissements de consommation soient probables entre les secteurs industrie, commerce, services, résidentiel.

Durant les années 2010, la production brute de l’UE-28 est relativement stabilisée autour de 3 200 à 3 300 TWh (562 TWh pour la France en 2017), dont plus de 85 % pour l’ouest de l’UE, y compris le Royaume-Uni.

La consommation électrique globale de l’UE-19, qui est liée à la production brute (il y a peu d’échanges avec les systèmes de production extérieurs) est également relativement stabilisée, au-delà de glissements entre secteurs de consommation depuis le milieu des années 2000. Cette stabilisation de la consommation s’est installée après une diminution progressive de la progression de décennie en décennie : +28 % entre 1980 et 1990, +20 % entre 1990 et 2000, +11 % entre 2000 et 2010 (approximativement).

La contribution des différentes filières de production de l’UE-19 sont exprimées en pourcentage de la production brute globale (chiffres arrondis) dans le tableau ci-dessous. Les onze majors occupent une place prépondérante en ce qui concerne la production des filières nucléaire, lignite, houille et gaz.

Année2010201120122013201420152016201720182019
Nucléaire 27,4 27,5 26,8 26,9 27,5 26,5 25,8 25,3 25,3 25,5
Lignite 9,7 10,4 10,6 10,2 10,2 10 9,5 9,4 9,2 7,8
Houille 14,7 15,1 16,6 16,3 14,9 14,4 11,9 10,9 9,8 6,8
Gaz 22,8 21,4 17,7 15,6 14,3 15,4 18,8 20,2 19,1 21,7
EnR 21 21,3 24,4 27,1 29,1 29,8 30,1 30,5 32,8 34,6
Autres 4,4 6 4,1 3,9 3,9 3,9 3,9 3,8 3,8 3,6

Les données sont issues du rapport Sandbag / Agora Energiwende « The European Power Sector in 2019 » (février 2020), elles-mêmes principalement issues des données Eurostat ou recalculées par les auteurs. Les valeurs retenues jusqu’en 2017 sont très proches de celles issues des statistiques AIE.

  • La production nucléaire a plutôt tendance à baisser, du fait notamment de l’arrêt de production sur injonction gouvernementale, suite à Fukushima, de 11 réacteurs allemands exploités par E.ON, RWE, EnBW et Vattenfall, ainsi que d’arrêts de longue durée affectant certains réacteurs d’Engie-Electrabel en Belgique. L’ensemble des majors, à l’exception d’EDP, détient environ 90 % de la capacité de la filière dans l’UE.
  • Les productions des filières houille et lignite ont diminué régulièrement depuis 2012. RWE est aux premières loges parmi les majors ainsi que Fortum-Uniper (en Pologne, deuxième producteur européen d’électricité à base de houille et lignite, l’entreprise publique PGE et Toron, qui ne font pas partie de la bande des onze, sont les principales compagnies concernées). L’arrêt de la plupart des centrales brûlant de la houille est programmé avant 2030 (dans le cadre des objectifs que se sont fixés les gouvernements), sauf en Allemagne (arrêt progressif d’ici à 2038) et en Pologne (où l’horizon de diminution ne dépasse pas 2030 actuellement). En ce qui concerne le lignite, dont l’utilisation est en baisse dans l’ensemble des pays concernés (–16 % globalement en 2019 par rapport à 2018), seule l’Allemagne a programmé son extinction (entre 2035 et 2038 au plus tard) ainsi que la Grèce (2028 au plus tard) ; la Tchéquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Slovénie et la Pologne n’ont toujours pas développé de plan de sortie du lignite.
  • La filière gaz, déprimée entre 2012 et 2015, étant moins rentable que la filière charbon, reprend des couleurs et retrouve en 2020 le niveau de production de 2010 ; cependant, une variation haussière du prix du gaz sur une longue durée peut rendre problématique cette tendance, malgré la diminution programmée de la contribution de la filière charbon.
  • La rubrique EnR englobe la production de la filière hydraulique qui fluctue annuellement entre 9 et 12 % de la production globale en fonction des conditions météorologiques, ainsi que la production des filières éolienne et photovoltaïque. La production de ces deux dernières filières est croissante durant la décennie, notamment depuis 2012. Les compagnies, très présentes dans la filière hydraulique, sont impliquées dans le développement des parcs de grande puissance éolien et photovoltaïque.
  • La rubrique « Autres » inclut notamment la filière fioul. Une incertitude d’interprétation demeure sur l’intégration dans cette rubrique de la production d’électricité à partir de l’incinération de déchets industriels et ménagers.

La stagnation de la consommation et l’irruption de la production des EnR en Europe pèsent sur les prix de gros de l’électricité… et sur les profits de majors impactés par de nombreuses dépréciations d’actifs

Avec la libéralisation du secteur, des marchés de gros de l’électricité ont été organisés via des bourses dans diverses régions de l’UE. Les prix spot (du marché au comptant) ou à terme concernent les segments « base » et « pic » de charge du système (base load et peak load) et correspondent à la mise en service des unités de production aux coûts de production optima (par exemple les centrales nucléaires et les centrales au lignite fonctionnant « en base »).

Ce marché subit l’impact de la variation relative des coûts de marché du gaz et de la houille sur le fonctionnement des parcs à combustibles fossiles.

Le marché de l’électricité est en fait un marché « faussé » : il doit accepter prioritairement la production EnR avec ses prix de rachat de production soutenus par les pouvoirs publics, directement, ou via les appels d’offres dans un cadre de contrats par différence (qui garantit a minima aux propriétaires la rentabilité des investissements dans les parcs de production).

Très succinctement, ces prix servent de référence non seulement pour les activités de trading des majors, mais aussi dans le cadre des contrats de vente physique directe par ceux-ci. Dans les rapports annuels des majors, il y est fait régulièrement référence pour expliquer les fluctuations des marges de l’activité commerciale. Par exemple, les prix à terme pour l’électricité en « base » en Allemagne ont varié d’une année sur l’autre entre 2010 et 2020 : fluctuation entre 45 et 50 euros / MWh entre 2010 et 2013, avant une tendance baissière vers 30-35 euros entre 2014 et 2018 et une remontée vers 40-50 euros entre 2019 et 2021.

L’évolution des chiffres d’affaires cumulés (milliards d’euros, mdE, arrondis, à la décimale pour les CA) de ces majors européennes montre une stagnation baissière depuis 2012, illustrant notamment celle des revenus de l’activité de commercialisation ainsi que la perte de revenus résultant des ventes d’actifs au cours de années 2010.

Parallèlement l’évolution du profit affiché cumulé n’est pas un long fleuve tranquille, particulièrement pour certaines compagnies telles que E.ON, RWE, EnBW et Vattenfall, qui ont affiché durant plusieurs années des pertes dues à l’impact dans leurs comptes des dépréciations d’actifs plus ou moins importantes opérées durant les années 2010, sans compter les ventes d’unités de production et de lignes de transport. La perte affichée en 2016 s’explique avant tout par la perte affichée dans les comptes d’E.ON (16 milliards). Le désendettement s’est poursuivi durant les années 2010 pour diverses compagnies, mais il n’a globalement diminué, pour l’ensemble des majors, que de 267 milliards à 239 milliards en 2020.

L’évolution de l’Ebitda est moins erratique.

mdE20102011201220132014201520162017201820192020
CA 474 507 555 530 498 498 460 471 481 445 410
Profit 27,4 18,4 18,9 20,5 9,7 1 -14,6 23,5 17,7 23 14
Ebitda 96,1 90,5 93,7 86,5 81,8 80,6 74 73 71,3 80 75

Le volume de dividendes distribués, s’il est relativement stable entre 2009 et 2019 pour les actionnaires d’Iberdrola, Naturgy, EDP, EnBW, est beaucoup plus variable chez les autres majors. Il est faible ou nul pour la compagnie publique Vattenfall, et en baisse, voire nul, depuis 2013 pour RWE. Il est également en baisse depuis 2013 pour E.ON, depuis 2015 pour EDF et depuis 2014 pour Engie. Celui d’ENEL a été rétabli après une baisse entre 2012 et 2016.

Comment les majors conçoivent-elles leur évolution durant les prochaines années ?

En ces temps de verdissement affiché de l’économie capitaliste et de la finance, les majors du secteur électrique opèrent depuis quelques années des rectifications de stratégies industrielles. Ils ont entériné le tournant EnR, les arrêts programmés de la production nucléaire, l’écroulement progressif de la production des unités à charbon, l’apparition d’opportunités qui seront ouvertes par les nouvelles consommations de l’électricité (ex : bornes d’alimentation pour les véhicules électriques).

Une seule certitude pour eux : ils continueront à jouer pleinement un rôle dans le système électrique. En tout état de cause, pour ceux qui ont une activité importante hors de l’UE, celle-ci échappera aux contraintes environnementales européennes. Il en est ainsi de la production d’Uniper (ex filiale d’E.ON) en Russie, de celle d’Iberdrola qui atteint près de 50 % hors Europe, de celle de Naturgy avec 38 %, EDP avec 36 %, ENEL avec 49 % ; quant à Engie, c’est 64 % de sa capacité de production qui est installée hors de l’UE.

Un défi à venir pour les onze majors : maintenir leurs ventes d’électricité en Europe. Ils estiment que la stagnation de la consommation d’électricité va cesser avec le développement de nouveaux usages. Le développement de la production décentralisée pourrait venir grignoter le volume d’électricité dont ils se disputent la vente en Europe. En 2020, les majors vendaient près de 50 % de l’électricité consommée dans l’UE.

La poursuite et la croissance de leurs d’activités régulées (gestion des réseaux) permettra aux majors d’assurer leurs arrières

C’est une constante pour la plupart des majors à la recherche d’un centre de profit stable. Ces activités recouvrent l’ensemble des revenus provenant de la gestion des réseaux d’électricité mais également de gaz. Une gestion dont les coûts sont discutés avec les autorités de régulation nationales et qui garantissent un revenu aux gestionnaires de réseaux de distribution que sont la plupart des majors à l’exception de RWE. Il faut noter que les majors ne sont généralement pas directement concernées par la gestion des réseaux de transport, dont certains ont été vendus totalement ou partiellement par les majors à des fonds d’investissement au cours des années 2010.

Les contributions des « activités réseaux » à l’Ebitda (exprimées en %) sont importantes. En ce qui concerne les années 2018 à 2020, elles s’élèvent à :

NaturgyIberdrolaEDPENELVattenfallEngieEDFEnBWE.ON
42 48 26 44 30 39 31 46 73

E.ON a poussé jusqu’au bout la logique de retrait de la production pour se tourner vers la gestion de réseaux, en plus de son activité commerciale pour la fourniture d’électricité et de gaz.

Quand E.ON sort de la production et RWE s’y renforce : « passe-moi la rhubarbe, je te passerai le séné ».
Un vaste plan d’échanges a été mis en œuvre en 2018 entre E.ON et RWE. Pour faire simple (!), il a été précédé en 2016-2018 par la création d’une filiale de RWE, Innogy, rassemblant les activités de production EnR, de stockage de gaz, de distribution. E.ON de son côté a filialisé dans Uniper ses activités de production conventionnelle, d’exploitation/production d’hydrocarbures et de trading (les activités de production nucléaire étant isolées au sein d’une entité appelée à disparaître en 2022). Le plan d’échanges entre RWE et E.ON redéfinit en profondeur leurs activités à partir de 2019-2020. Il a conduit :
- à la cession par RWE à E.ON des 76,8 % de RWE dans Innogy, parallèlement au transfert à RWE des activités EnR, d’Innogy et d’E.ON : E.ON n’est pas exploitant mais uniquement actionnaire de référence d’Innogy,
- à la cession par E.ON à RWE de ses activités de stockage de gaz ainsi que de ses 37,9 % dans l’électricien autrichien Kelag et de ses participations minoritaires dans deux centrales nucléaires,
- au versement par RWE à E.ON de 1,5 milliard € en cash, E.ON lui cédant 16,7 % du capital via une recapitalisation.
E.ON détenait 46,6 % du capital d’Uniper suite à sa mise en bourse en 2016. Il a cédé sa participation à la compagnie finlandaise Fortum, lequel Fortum détient, en 2020, 76 % du capital d’Uniper.

Le tournant vers le segment EnR de production est une réalité pour les majors

Elles sont très présentes dans la filière hydraulique depuis des décennies, à titre de propriétaires d’ouvrages dans certains cas ou seulement de gestionnaires de concessions (plus de 50 % de cette production dans l’UE est le fait des majors). Les coûts de production sont relativement faibles et les investissements initiaux sont souvent amortis. La remise en cause de la pérennité du rôle de concédant sous la pression de Bruxelles entraîne en France, à juste titre, une levée de boucliers de la part des salarié·es mais aussi d’EDF et d’Engie et d’une partie de la représentation parlementaire.

Les majors se sont inscrites par ailleurs dans le développement de parcs éoliens et de parcs photovoltaïques (PV) au sol de moyenne et grande puissance, reliés aux réseaux. Elles restent dans le modèle de fonctionnement d’un secteur électrique centralisé. Ces grandes installations sont entrées dans l’ère des appels d’offres lancés par les gestionnaires de réseaux en fonction d’une programmation d’objectifs nationaux de production de parcs éolien et PV. Un système de complément de rétribution garantit les gagnants des appels d’offres contre des pertes sur le marché de l’électricité sur lequel ils doivent vendre leur production.

Les investissements sont très élevés, notamment pour les parcs éoliens offshore où le capital peut intégrer plusieurs majors qui y côtoient éventuellement des fonds d’investissement. L’offshore échappe aux collectivités, qui ne sont plus que les bénéficiaires éventuels de redevances (y compris au Danemark où la quasi-totalité de la puissance offshore est contrôlée par la compagnie danoise Oersted). Pour l’éolien terrestre, les majors ont eu tendance à racheter les sociétés de taille plus modeste (cas exemplaire d’Engie qui est devenu le premier exploitant éolien terrestre en France à travers quelques filiales), sociétés déblayant le chemin de la recherche de sites et de l’obtention des autorisations administratives, installant quelques parcs et garnissant des portefeuilles de projets. Le premier exploitant européen en ce qui concerne l’éolien est actuellement l’espagnol Iberdrola (détenant une partie du capital du fabricant d’éoliennes Siemens Gamesa).

L’opportunité de développement de centrales photovoltaïques au sol de grande puissance, tant en Europe qu’à l’international, n’a pas échappé à l’ensemble des majors. Les coûts de production, pour les grandes installations approchent, à la fin des années 2010, les prix du marché de l’électricité.

En lien avec leur implication dans l’éolien offshore, les majors s’intéressent maintenant à la production d’hydrogène, moyen de stocker la production intermittente d’électricité, afin de lisser la fourniture, voire de fournir directement de l’hydrogène. Elles envisagent également la mise en œuvre de stockage par des batteries de grande capacité.

La filière électronucléaire n’a jamais soulevé de questions aux majors quant à des risques de fonctionnement encourus ou touchant le traitement des déchets radioactifs et les coûts de démantèlement. Pour elles, ce sont des outils industriels sûrs, qui fonctionnent en « base » et présentent des coûts de production relativement peu élevés dans le mix de production.

La contribution de la filière sera affectée par son arrêt programmé en Allemagne en 2022 (sa production représentait 13 % de la production globale de l’Allemagne en 2016). E.ON, RWE, EnBW et Vattenfall ne s’en tirent pas si mal avec le versement global de 2,4 milliards d’euros par le gouvernement au titre d’une indemnisation d’un quota d’électricité non produite après 2022 par un parc qui aura atteint entre 32 et 37 années de fonctionnement à cette date. Cependant, cet arrêt les prive d’une rente s’appuyant sur des installations amorties avec de faibles coûts de production. EDF a fait mieux avec la fermeture de Fessenheim, en se voyant attribuer par l’État, principal actionnaire par ailleurs, quelque 400 millions pour deux unités qui n’auront pas fonctionné durant 20 années après leur quarantième anniversaire… De son côté, Engie envisage l’arrêt en 2025 de l’ensemble de son parc vieillissant (l’unité la plus récente atteindra alors 40 ans), après des années de négociations avec le gouvernement belge pour échapper à une taxation jugée outrancière.

Pour Vattenfall, ENEL, Iberdrola, Naturgy et bien sûr EDF (en plein « grand carénage » de jouvence pour une partie de son parc pour atteindre 60 années de fonctionnement de celle-ci), l’arrêt du nucléaire n’est pas à l’ordre du jour. EDF, notamment, et le gouvernement veulent introduire la filière nucléaire comme filière bas-carbone dans la taxonomie des filières pouvant prétendre au soutien des instances de l’UE. Le renouvellement très partiel de la filière, coûteux, est envisagé par EDF dans le cadre d’un soutien étatique aux prix de vente de sa production (comme en Grande-Bretagne pour EDF Energy).

La poursuite de l’activité du parc thermique à flamme au-delà de la fin des années 2020 est plus problématique pour les majors

Environ 36 % de la production globale d’électricité de l’UE est assurée en 2020 par les unités brûlant des combustibles fossiles. La contribution des majors est déclinante en ce qui concerne la filière charbon. Les compagnies intègrent les objectifs gouvernementaux des pays où elles assurent cette production mais sont également sensibles à la croissance inéluctable du prix de la tonne de carbone émise. Ainsi, Engie veut sortir du charbon d’ici 2025, ENEL veut diminuer sa production de 74 % dès 2024 et la marginaliser en 2030, Iberdrola qui a fermé des centrales en 2020 envisage la neutralité carbone en 2030, Vattenfall ferme des centrales en Europe et se retirera de la filière avant 2030… Seuls RWE et Fortum, dont la production dépend toujours largement de la filière, jouent la montre en Allemagne et font pression pour ne pas fermer centrales et mines de lignite avant 2035 : c’est le sens du grand échange entre RWE et E.ON, RWE cherchant parallèlement à développer son activité EnR.

Les majors n’envisagent pas le même avenir pour la filière gaz :

- D’une part l’utilisation du gaz, dont elles sont des distributeurs importants en Europe, continuera, selon elles, à jouer durant un certain temps un rôle important comme source énergétique directe, y compris pour les réseaux de chaleur dont elles sont propriétaires. Une diminution d’utilisation du gaz ira de pair avec une moindre consommation de chaleur sur tous les segments de consommation, un changement qui sera lent en ce qui concerne l’utilisation résidentielle.

- D’autre part, la mise en œuvre de la filière de production des cycles combinés à gaz peut assurer transitoirement une partie de la substitution à la filière charbon dans le mix et continuer à assurer la stabilité du réseau dans le cadre de l’injection intermittente d’électricité à partir d’EnR. Les majors appuient dans ce cadre l’introduction temporaire du gaz dans la taxonomie européenne d’énergie bas-carbone, d’autant que les cycles combinés présentent un meilleur rendement que les chaudières à charbon et que les émissions de CO2 résultant de la combustion du gaz sont deux fois moindres que celles du charbon. Les majors cherchent à faire entrer des installations dans les cadres nationaux de « mécanismes de capacité » qui garantissent leur rentabilité, au-delà de leur durée de fonctionnement, pour assurer la stabilité de la réponse du réseau aux fluctuations de la demande.

Annexe

Actionnariat des majors

RWE (2019) : 72 % institutionnels, 3 % municipalité Essen, 7 % BlackRock, 6 % KEB, 1 % salariés…

Innogy (2019) : 86,2 % EON, 5 % BlackRock, 8,8 % institutionnels

E.ON (2018) : 80 % institutionnels, 7 % BlackRock …

Uniper (2020) : 76 % Fortum (Fortum : 50,8 % État finlandais) …

EnBW (2018) : 46,75 % OEW (ensemble de communes), 46,75 % Bade-Wurtemberg, 2 % EnBW, 2,5 % Badische Energieacktionars …

Vattenfall : 100 % État suédois

EDF (2018) : 83,7 % État français, 12,2 % institutionnels, 1,2 % salariés…

Engie (2018) : 24,1% État français, 2,7 % salariés…

ENEL (2019) : 23,6 % État italien, institutionnels et particuliers 76,4 %

Iberdrola (2018) : 10,25 % institutionnels espagnols, 66 % institutionnels étrangers …

Naturgy (2018) : 25,6 % groupe La Caixa, 20 % Global Infrastucture, 20,1 % Rioja Bidco/CVE, 3,9 % l’algérien Sonatrach

EDP (2018) : 23,3 % pour le chinois CTG, 5 % BlackRock, 7,1 % Oppidum, 5 % CNIC, 2,4 % Sonatrach, 50,2 % autres institutionnels, 7 % investisseurs privés

Chiffre d’affaires 2020 affichés par les onze majors (milliards d’euros)

EDFENELE.ONEngieFortumIberdrolaEnBWVattenfallNaturgyRWEEDP
69 65 60,9 55,8 49 33,1 19,7 15,7 15,3 13,9 12,4

Pour en savoir plus

Les majors à l’heure de la libéralisation du système électrique

À la veille du big bang

{{}}Au début des années 1990, dans l’ensemble des États membres (y compris au Danemark réputé pour sa production décentralisée), la configuration du secteur électrique (production, lignes électriques) présente des points communs qui relèvent de concepts physiques mais aussi d’un choix généralisé dans l’UE d’une production nationale d’électricité largement tributaire de centrales de grande puissance, qui assurent la production de base (fonctionnant plus de quelque 7 000 heures par an) et semi-base (plus de 3 à 4 000 heures par an). Les nombreuses centrales nucléaires mises en service à partir des années 1970 ont renforcé le caractère centralisé de la production. Ce maillage territorial par des centrales de grande puissance (qui cohabitent avec des centrales locales de plus faible puissance et des centrales assurant l’équilibre demande / production à tout instant) est réalisé par des réseaux de transport haute tension alimentant des réseaux de distribution. Le développement important d’interconnexions entre les régions de consommation n’est pas une priorité pour les pays de l’UE, les secteurs électriques fonctionnant sous un régime de monopole de droit ou de fait. Ces réseaux de transport dépendent des grandes compagnies nationales de production d’électricité (compagnies « intégrées verticalement »), qui en gèrent le fonctionnement et le développement et qui gèrent les connexions transfrontalières.

Au-delà de ces caractéristiques communes, la configuration des secteurs électriques est également tributaire des singularités nationales importantes relevant notamment :

  • de l’histoire institutionnelle (poids relatifs des pouvoirs central, régional, local…) ;
  • de l’évolution historique de la demande différenciée d’électricité par les principaux segments de consommation (industrie, tertiaire, PME, « ménages »), qui est influencée notamment par le type d’industrialisation et le mode de chauffage ;
  • de facteurs d’ordre géographique (localisation et réserves nationales de combustibles fossiles et de ports d’importation : fioul, gaz naturel, houille, lignite, tourbe, disponibilité de ressources hydrauliques, voire d’une filière bois, combinés aux facteurs démographiques. Des contraintes géographiques (les deux zones du Danemark) ou politiques (Écosse, Irlande vis-à-vis de l’Angleterre-Pays de Galles) ont également contribué à façonner le paysage électrique.

La nature très capitalistique du secteur (production et réseaux), la nécessité de maintenir l’équilibre permanent entre la production et la demande d’électricité, la nécessité d’une certaine régulation des tarifs proposés aux segments de consommation, sont autant de facteurs qui ont favorisé une grande proximité entre le secteur électrique et les pouvoirs publics :

  • garants de l’organisation du secteur électrique en monopoles géographiques de fourniture électrique (transport et distribution, voire production) ;
  • impliqués dans le capital des entreprises nationales, régionales, régies communales (actionnaire unique ou dominant via les dispositions concernant le poids de votes lors d’assemblées d’actionnaires) ; dans le cas d’entreprises de statut privé, tels certains conglomérats industriels généralistes allemands ayant des activités électriques, ou des compagnies en Espagne, Suède, Finlande, les pouvoirs publics ont une influence diffuse via les systèmes bancaires régionaux, des participations actionnariales indirectes ;
  • contrôlant, subventionnant, restreignant éventuellement, l’accès aux sources d’énergies primaires nationales nécessaires à la production d’électricité : eau, charbon, uranium, gaz, pétrole ; promouvant la filière électronucléaire dans les années 1970… et imposant plus tard des moratoires sur le développement de cette filière (Italie, Suède, Espagne, Belgique, Allemagne, Pays-Bas).

C’est cet édifice que les instances européennes ont décidé de démanteler.

Il est notable que, quelle que soit la proximité des pouvoirs publics avec ce qui relève d’un service public de fourniture d’énergie à travers l’UE, la notion d’appropriation sociale par les citoyens a été très généralement absente lors du développement du secteur, fût-il nationalisé dans certains pays ou géré par les municipalités. Il n’y a guère qu’au Danemark où une telle approche était présente à travers une organisation coopérative du secteur.

La fracassante conversion au libéralisme du secteur électrique européen

Le gouvernement britannique a ouvert le bal de la libéralisation du secteur électrique en Angleterre et au pays de Galles le 1er avril (!) 1990 et de sa privatisation. C’était un modèle à suivre pour la Commission pour qui le secteur européen de l’électricité était un grand corps malade de son fonctionnement monopolistique, entraînant notamment une surcapacité de production au motif de sécurité d’approvisionnement : il fallait le dynamiser par une cure de concurrence.

La directive 96/92 définit « les règles communes pour le marché intérieur de l’électricité », respectant évidemment le principe de concurrence libre et non faussée. Ces règles imposent la possibilité pour tout consommateur de pouvoir s’approvisionner en électricité auprès du fournisseur de son choix, l’indépendance fonctionnelle des réseaux de transport et de distribution vis-à-vis des entreprises intégrées du secteur électrique (les comptes des gestionnaires de réseaux doivent être séparés dans le cas où ces réseaux appartiennent aux compagnies), la mise en place d’organismes indépendants pour assurer la régulation du marché et fixer notamment le niveau de rétribution des gestionnaires de réseaux (leur assurant une rentabilité de gestion des investissements nécessaires) et le tarif régulé quand il existe encore. En France, les comptes de RTE et Enedis sont ainsi séparés de ceux d’EDF et la Commission de régulation est la CRE, dont le président est nommé par le gouvernement et les autres membres, par les présidents du Sénat et du Parlement ou avec leur accord.

En ce qui concerne la production, cette directive stipule qu’« il convient de déterminer des notions objectives et non discriminatoires pour l’appel des centrales » mais que « pour des raisons de protection de l’environnement, priorité peut être donnée à la production d’électricité à partir de sources d’énergie renouvelables ».

Cette directive 96/92 n’impliquait pas de changements de statut des entreprises, mais comme le déclarait en 2004 la très néolibérale Loyola de Palacio, commissaire européenne à l’Énergie et aux transports : « La Commission n’a jamais demandé que l’on ouvre le capital des entreprises. Ce qui est important, c’est qu’elles fonctionnent comme n’importe quelle autre entreprise européenne. Elles doivent pouvoir faire faillite. »

L’exemple britannique de vente à la découpe du groupe historique CEGB a ouvert la voie à un grand chambardement à travers l’UE, facilité par la libre circulation des capitaux.

Les années 2000 : dix ans qui ébranlèrent le monde de l’électricité

À la fin des années 1990, diverses grandes compagnies électriques de l’UE se sont lancées dans des activités ne ressortant pas de l’énergie (mais de réseaux : eau et téléphonie), alors que d’autres faisaient partie de conglomérats industriels multi-activités.

Les années 2000 ont vu un recentrage progressif vers le « cœur de métier » que sont les activités énergétiques (électricité, gaz, chaleur et services associés). Les compagnies électriques issues de conglomérats industriels telles qu’E.ON et EnBW se sont ainsi séparées en quelques années de leurs activités non énergétiques, ce qui leur a procuré des ressources financières considérables (E.ON était désendetté en 2005). La manœuvre a été sinueuse pour certains groupes tels Enel et RWE qui ont mis quelque temps à se séparer de leurs récentes acquisitions (même si RWE est toujours empêtré dans la liquidation définitive de son activité eau).

Les grandes compagnies sont donc économiquement florissantes en entrant dans le nouveau contexte du marché électrique… et ont cherché à investir massivement durant les années 2000 hors de leur périmètre national (production, réseaux de transport et distribution).

Cette tendance s’enracine dans la logique de concentration d’entreprises, mais aussi dans la spécificité de l’électricité marchandise : la difficulté de l’exporter. En effet, les possibilités de ventes d’électricité dans les pays voisins étaient et sont toujours limitées par la capacité de l’ensemble des lignes haute tension transfrontalières à travers l’Europe.

Le manque de capacité de production d’une compagnie à l’extérieur de ses territoires historiques est compensé, hormis ses possibilités d’exportation limitées, par des achats physiques dans les bourses d’énergie afin d’équilibrer la fourniture d’électrons, en cas de besoin, pour honorer les contrats de ventes. Afin d’éviter de passer sous les fourches caudines de la bourse, les compagnies cherchent donc à acquérir tout ou partie de la capacité de production d’autres électriciens, voire de leurs réseaux. Accroître les ventes à l’étranger dans le cadre d’un marché européen de l’énergie passe par des achats d’actifs dans les pays voisins de la part des compagnies les plus fortunées ! Et les emplettes se sont multipliées au prix fort durant cette dizaine d’années. Les majors se sont illustrées dans des OPA dans l’ouest de l’Europe, dont le coût se chiffre en multiples du milliard d’euros (financées à coups d’emprunts et d’augmentations de capital). Un certain nombre d’opérations ont entraîné un profond bouleversement des systèmes électriques nationaux.

Autres possibilités d’expansion : investir dans de nouvelles centrales, acheter des capacités virtuelles (dites VPP) mises aux enchères périodiquement par diverses compagnies telles EDF, Electrabel/GDF-Suez, EDP, RWE, confrontées aux injonctions de Bruxelles et avalisées par les États membres…

De nombreuses emplettes ont également été réalisées dans l’est de l’UE à la suite des privatisations de la production d’électricité et de chaleur et de la distribution (y compris dans l’ex-RDA) ainsi qu’en Russie, réalisées pour des coûts qui sont des multiples de 100 millions d’euros. Le rachat et l’exploitation d’entreprises électriques à travers le monde a permis à Engie d’accéder au statut de major du secteur électrique après l’acquisition entre 2010 et 2012 des activités d’International Power contre le versement d’environ 8 milliards de livres.

Dans ce contexte, les grandes compagnies réalisent alors souvent de 30 à 50 % de leurs chiffres d’affaires (cas d’EDF, des allemands E.ON, RWE, du franco-belge GDF-Suez, du suédois Vattenfall, etc.) hors de leurs périmètres historiques. Ainsi, en 2008, GDF-Suez ne réalise plus que 52 % de son chiffre d’affaires dans le périmètre France-Belgique et EDF 53 % en France.

Années 2010 : digestion difficile de lendemains de fête…

Les acquisitions ont été régulièrement surévaluées vis-à-vis de la valeur des actifs physiques en jeu. Les nombreuses acquisitions des années 2000 ont été réalisées sur fonds propres, cessions d’actifs mais également à l’aide de montages financiers sophistiqués, emprunts bancaires, émissions d’obligations… et donc un endettement qui s’accumule durant ces années pour toutes les majors européennes, d’autant qu’il faut maintenir un certain investissement dans l’entretien et le remplacement d’une partie des parcs de production (notamment la montée en puissance des centrales à cycles combinés au gaz et des parcs éoliens).

L’évolution du cumul des endettements des dix plus importantes compagnies (périmètre 2015) montre qu’il faut attendre 2013 pour passer sous la barre des 280 milliards d’euros (approximativement) et 2015-2016 pour que des majors commencent à effacer une partie de leur ardoise. Celle-ci se montait à quelque 240 milliards en 2020.

La baisse de l’endettement (très inégale suivant les compagnies) résulte en partie des cessions d’actifs qui sont à l’ordre du jour des années 2010. Cette politique de cessions met en jeu des centaines de millions, voire des milliards d’euros. Il est notable que de nombreux réseaux de transport et de distribution d’électricité et de gaz sont souvent vendus à des fonds d’investissement.

La régression des effectifs accompagne cette politique : des dizaines de milliers d’emplois disparaissent.

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