Crises du capitalisme et nouveau travail en miettes

vendredi 14 janvier 2022, par Jean-Marie Harribey *

En 1956, le sociologue Georges Friedmann publiait un ouvrage devenu un classique : Le travail en miettes (rééd. Gallimard, Idées, 1964). On était en plein boom des Trente Glorieuses, période où le taylorisme était introduit sur les chaînes de production industrielle dans tous les pays capitalistes développés. « Les Temps modernes » de Charlie Chaplin (1936) avaient déjà immortalisé les méfaits du travail à la chaîne sur la condition ouvrière. C’était le prix à payer du développement économique, de la hausse de la productivité du travail et du pouvoir d’achat et de l’accès à la consommation de masse : ainsi, le capital pensait anesthésier le prolétariat et faire oublier la crise de 1929 et ses conséquences tragiques de la Seconde Guerre mondiale.

Il est devenu courant d’entendre que le monde est entré aujourd’hui dans sa troisième révolution industrielle qui a pour nom numérique, robotique, intelligence artificielle… Les chantres du capitalisme y voient la promesse d’une nouvelle ère de croissance économique et de prospérité. Et, s’il n’y avait pas la catastrophe climatique, l’épuisement de la planète et l’aggravation des inégalités de toutes sortes comme de multiples épées de Damoclès sur la tête de cette pauvre humanité, qui ne se pâmerait pas devant une telle perspective ?

De surcroît, la pandémie du Covid-19, zoonose largement imputable au mode de développement capitaliste [1], est venue mettre au jour l’état d’impréparation des sociétés riches et pauvres face à un risque que les systèmes hospitaliers, mis à mal par les politiques néolibérales et même soumis à des critères de rentabilité profondément délétères, avaient beaucoup de peine à contenir. L’absurdité de la « logique » du profit est une fois de plus révélée par le maintien de brevets sur les connaissances qui permettent de mettre au point des vaccins et sur les vaccins eux-mêmes : les virus continueront de se propager au rythme de la mondialisation du capital et des échanges et se joueront du quasi-monopole des protections en vigueur tant bien que mal dans les pays riches, pendant que les pays pauvres verront s’évanouir toute possibilité de solidarité.

Dès lors, il est bienvenu de se demander quel est l’état du capitalisme malgré la révolution technique et quelles sont les répercussions de celle-ci sur le travail. Nous consacrons le dossier de ce numéro des Possibles à ces deux questions. Le capitalisme est-il en crise ou connaît-il des crises ? Dans un premier article, Gérard Duménil et Dominique Lévy estiment que, au regard des critères strictement économiques, le capitalisme n’est pas en crise. Leur diagnostic s’appuie sur le cas des États-Unis, qui restent encore la principale économie du monde. Si la rentabilité du capital que l’on peut constater ne s’y érode plus, cela est dû à la diminution de l’impôt sur les sociétés. C’est sans doute le signe qu’il faut voir plus loin que l’économie, notamment du côté de l’évolution des rapports de classes au sein du capitalisme managérial.

Pour sa part, François Chesnais propose une analyse de la conjoncture mondiale : inflation sur les matières premières, les denrées agricoles, l’énergie et les produits intermédiaires, rendement erratique des actifs financiers, sur fond de stagnation de la progression de la productivité du travail qui pourrait expliquer une baisse de la rentabilité du capital aux États-Unis. La discussion reste donc ouverte sur cette question.

Sans doute, faut-il distinguer les perspectives de court et de long terme. Michel Cabannes montre que les politiques monétaires qui ont été menées pendant la phase néolibérale du capitalisme ont varié, pas seulement pour pallier les soubresauts conjoncturels, mais plus fondamentalement pour peser sur la « néolibéralisation » du capitalisme. Ce qui signifie que le néolibéralisme n’est pas un état mais un processus sur lequel les politiques agissent, ainsi que, derrière elles, les forces sociales dont les intérêts dominent ou s’aiguisent constamment. D’où le passage de politiques monétaires d’austérité à des politiques accommodantes pour enclencher ou assurer ce processus.

Après ces trois articles d’économistes, la sociologue Danièle Linhart analyse le passage du taylorisme évoqué ci-dessus, qu’elle nomme « mécanique », au taylorisme « numérique ». Au travail en miettes de Chaplin et Friedmann succède ce qu’on pourrait appeler ici « un nouveau travail en miettes ». En effet, reprend-elle, « le numérique a permis de diffuser dans l’organisation du travail la logique taylorienne », à coups de procédures et de méthodes qui mettent les travailleurs sous la pression d’un lien encore plus étroit de subordination, à l’aide de logiciels informatiques de management. L’objectif de concentration du pouvoir et du savoir inhérent au taylorisme est donc toujours en ligne de mire.

En reprenant un chapitre de son dernier livre [2], Thomas Coutrot s’interroge ensuite sur le pronostic de la fin du travail en temps de révolution numérique. Il met en doute cette assertion. D’abord, parce que trop de confusions entourent cette prétendue révolution. Ensuite, parce que la vision du futur qu’avait Marx dans ses Grundrisse peut être contestée, au nom même de la théorie de la valeur de celui-ci, qui reste pertinente : la loi de la valeur est un « moulin de discipline », capitaliste s’entend. Aussi, il conclut que l’Internet produit « tout et son contraire : le pire et le meilleur » sur le travail.

Le sociologue Patrick Cingolani actualise un article qu’il avait publié dans la revue AOC, dans lequel il montre que, au sein du capitalisme de plateforme, les interactions sociales se transforment et les rapports de travail se « désinstitutionnalisent et se déterritorialisent ». Cependant, des luttes pour la réappropriation par les travailleurs du numérique commencent à émerger, qui font état de « la possibilité éventuelle d’une auto-organisation par le numérique et la possibilité de formes de travail en commun pouvant éviter le labeur fastidieux de l’organisation ».

L’ergonome Thérèse Villame examine les enjeux du télétravail sur le travail féminin. Elle met le phare sur la période de la pandémie du coronavirus, pendant laquelle le télétravail s’est développé, et où on a constaté que les femmes étaient sur-représentées par rapport aux hommes dans le télétravail de trois jours ou plus par semaine. Surcharge et épuisement de beaucoup d’entre elles sont venus s’ajouter aux stéréotypes habituels sur « l’obligation d’être disponibles aux autres ». Il s’ensuit que la conciliation entre les sphères professionnelle et familiale est un enjeu politique et social, afin que cesse l’invisibilité des femmes.

Guillaume Tiffon analyse en sociologue ce qu’il nomme « les dislocations contemporaines du travail » consécutives à la numérisation, à la « liquidité » et la pénibilité du travail. Pour cela, il s’intéresse au cas des cadres et des chercheurs dans l’industrie, pour lesquels la pression s’exerce de plus en plus fortement à cause de cette transformation technique. Avec l’organisation par projets, tout se disloque, des aspirations des individus jusqu’à leurs corps. Il ne s’agit pas de problèmes personnels, mais bien de sujets politiques dont la prise en charge est « inappropriée ».

Tout se disloque, au point que même un journal pourtant largement contemplatif devant les transformations imposées par le capitalisme néolibéral comme Le Monde s’interroge dans un Hors-Série consacré aux « révolutions du travail », qu’Alain Véronèse présente : un nouveau spectre hanterait le monde, l’ubérisation, selon l’éditorialiste du journal. C’est dire que le danger se précise !

Pourtant des ébauches alternatives émergent. Jean-Marie Harribey fait un compte rendu du livre dirigé par Daniel Bachet et Benoît Borrits, consacré au « dépassement de l’entreprise capitaliste ». Ce livre rassemble les débats s’étant déroulés lors d’un séminaire de la Bourse du travail et des groupes parisiens du Réseau Salariat. Réunissant économistes, sociologues, juristes et comptables, le livre donne à voir les principales discussions autour d’une nouvelle économie et sociologie de l’entreprise à promouvoir. Il provoque aussi des questions que soulève l’auteur de la recension.

La partie Débats de la revue s’ouvre sur un texte de Thierry Pouch qui s’interroge sur la possibilité de concilier la lutte contre le réchauffement du climat et la mondialisation commerciale, telle qu’elle est conduite par l’Organisation mondiale du commerce. Le Green Deal européen ou états-unien est-il susceptible de tempérer la « quête de puissance normative » et les risques qui lui sont attachés ? « En se parant de vertu climatique, l’UE entend conduire le monde vers une neutralité carbone, et revêtir ainsi les habits de chef de file d’un avenir radieux, une sorte d’État-citoyen du monde, dans le droit fil de l’histoire de l’Occident qui a consisté à universaliser son point de vue. Une telle posture dissimule mal en réalité le déclassement de l’UE dans le monde… ».

Ces derniers mois et années ont vu les discussions sur les fragmentations sociales devenir plus âpres au fur et à mesure que les inégalités s’aggravaient et que les discriminations de tous ordres se croisaient et se renforçaient mutuellement. Marie-Claude Bergouignan prend ses distances avec l’abandon du concept de classes sociales : il convient de le renouveler pour tenir compte de « la reconstruction des frontières entre cadres et ouvriers, frontières que certains avaient supposé abolies ». « L’effritement de la société salariale a remis en cause les acquis et les régulations du modèle social. Il n’a pas pour autant aboli les identités de classe, temporelle et culturelle. » Elle examine alors la pertinence de l’hypothèse de fragmentation symbolique et de l’intersectionnalité. Elle conclut en mettant en évidence les « paradoxes de l’universel » au moment où prend corps l’impératif du « commun ».

Le professeur de médecine André Grimaldi se livre à un vibrant plaidoyer en faveur d’une « vraie Grande Sécu à 100 % pour un panier de soins et de prévention solidaire sans dépassement d’honoraires, c’est-à-dire sans assurance complémentaire mais seulement avec des assurances supplémentaires pour les prestations qui ne relèvent pas de la solidarité ». À la fin de son article, un encadré rédigé par Jean-Marie Harribey présente le livre d’André Grimaldi Un Manifeste pour la santé 2022.

Dominique Dubois propose une recension d’un court essai du sociologue Alain Bihr, Face au Covid-19,
qui dresse un bilan de près de deux années de la crise sanitaire qu’il rattache à une crise générale du capitalisme et à la panne politique des forces anticapitalistes.

Enfin, les économistes Philippe Quirion et Behrang Shirizadeh reviennent sur la question des scénarios énergétiques et répondent par là-même aux remarques critiques qu’avait apportées Jacques Rigaudiat dans le précédent numéro. C’est l’occasion pour eux de donner des précisions sur des questions techniques au moment où les derniers rapports de négaWatt, de l’Ademe ou du RTE et les études du CIRED sont mis en débat public.

On ne sait peut-être pas dire avec certitude si le capitalisme est « en crise ». Finale, sûrement pas, multidimensionnelle assurément. En tout cas, il est devenu suffisamment absurde et ses thuriféraires suffisamment cyniques pour que des alternatives à la gabegie énergétique et écologique d’un côté, et au « nouveau travail en miettes » de l’autre, soient à l’ordre du jour.

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