20 à 25 milliards d’euros de perte de TVA : l’INSEE conforte un peu plus une fraude fiscale de 80 à 100 milliards d’euros

, par Équipe de l’Observatoire

L’estimation de l’INSEE d’une perte de recettes de TVA comprise entre 20 et 25 milliards d’euros est une alerte malheureusement passée sous silence dans le débat public. Cette information importante crédibilise un peu plus l’évaluation d’une fraude fiscale globale comprise entre 80 et 100 milliards d’euros.

À l’heure où le gouvernement prépare son projet de loi de finances 2023, refuse de taxer les superprofits et s’apprête à tailler dans les droits sociaux (retraites, assurance chômage) tout en continuant de supprimer des emplois dans l’administration fiscale chargée du contrôle fiscal, le travail de l’Insee montre une fois de plus que le renforcement de la lutte contre l’évasion et la fraude fiscale demeure plus que jamais une urgence absolue. Nous reviendrons ici sur la note de l’Insee (1) qui conforte l’évaluation de la fraude fiscale (2).

Décryptage de l’évaluation de la fraude à la TVA

Les chiffres sont implacables : selon l’INSEE, si l’évaluation des pertes de recettes fiscales en matière de TVA (comme d’autres impôts) est difficile à réaliser, «  les différentes estimations obtenues à partir des données de contrôle relatives à l’exercice comptable de 2012 semblent assez peu dépendantes des variations méthodologiques adoptées et sont toutes comprises entre 20 et 25 milliards d’euros [1] ». Cette fourchette est supérieure à celle que l’Insee avait évalué dans le cadre des travaux de la Cour des comptes sur la fraude aux prélèvements obligatoires de 2019 (15 milliards d’euros) [2]. Elle montre que les pertes de recettes, qu’il s’agisse de TVA ou d’autres impôts, sont de longue date énormes. Elle valide, une fois de plus, l’estimation de 80 à 100 milliards d’euros de pertes de recettes dues au non-respect du droit fiscal.

Rarement un travail avait été aussi catégorique. Pour l’INSEE, « le montant total de TVA non recouvré serait compris entre 20 et 25 milliards d’euros sur l’année 2012, avec des intervalles de confiance (à 95 %) compris entre 19 et 26 milliards d’euros ». Pour parvenir à cette estimation, l’institut a utilisé plusieurs méthodes qu’elle précise dans son document pour travailler les résultats du contrôle fiscal, mené par la Direction générale des finances publiques (DGFiP). Il a donc choisi d’utiliser ce que l’on appelle une « méthode directe », c’est-à-dire une méthode fondée sur les données observées, en l’occurrence les résultats du contrôle fiscal. On rappellera qu’il existe également une « méthode indirecte » , fondée pour sa part sur l’exploitation de données macro-économiques [3].

L’année concernée est 2012. La question se pose de savoir si la fraude a augmenté ou pas depuis. Certes, en dix ans, des mesures juridiques nouvelles ont été prises et d’autres se mettent en place, au niveau de l’Union européenne notamment [4]. On peut donc penser que certaines formes de fraude se sont affaiblies. Au moins deux autres éléments montrent une tendance inverse. Tout d’abord, les effectifs du contrôle fiscal ont nettement baissé, ce qui ne peut que favoriser la fraude. Mais surtout, en 2012, le secteur très fraudogène du commerce en ligne était assez peu développé et a explosé depuis. Son chiffre d’affaires réalisé en France s’élevait ainsi à 45 milliards d’euros en 2012, contre plus de 129 milliards en 2021 [5]. Or, ainsi qu’Attac l’a montré, sur la base de travaux de l’Inspection générale des finances notamment, la fraude à la TVA sur les places de marché des acteurs du e-commerce est massive : elle atteindrait 4 à 5 milliards d’euros dans la période récente [6].

De la TVA à la fraude fiscale globale, c’est bien un fléau

Principal impôt d’État, la TVA occupe également une part croissante dans les recettes des collectivités territoriales et de la Sécurité sociale. Le rendement brut de la TVA s’élevait à 242 milliards d’euros en 2021 (un montant record). Son rendement net, déduction faite des crédits de TVA (environ 60 milliards d’euros) était de 185 milliards d’euros en 2021.Il se répartit ainsi : 93 milliards d’euros sont affectés à l’État, 54 milliards d’euros à la Sécurité sociale et 37 milliards d’euros aux administrations publiques locales. Si l’évaluation de l’INSEE est sidérante, on pourrait penser qu’avec 20 à 25 milliards d’euros de pertes, rapportée au poids majoritaire de la TVA dans l’ensemble des recettes fiscales, la fraude fiscale globale serait finalement inférieure à l’évaluation de 80 à 100 milliards d’euros [7]. Plusieurs éléments viennent au contraire montrer que la fraude fiscale globale est et demeure très élevée.

Les pertes de recettes en matière de TVA : des entreprises ne reversent pas ou tout simplement ne déclarent pas, la TVA due, d’autres élaborent des schémas de fraude dite « carrousel » en utilisant les failles du système de TVA intracommunautaire au sein de l’Union européenne, certaines déclarent à tort des crédits de TVA, d’autres encore déclarent être sous les seuils de franchise (qui exonèrent de TVA les autoentrepreneurs par exemple) à tort, etc. Si la fraude est diverse, parfois sophistiquée, elle est cependant difficile à appréhender et peut dans certains cas être confondue avec des difficultés économiques classiques ne relevant pas de la fraude (en cas de liquidation judiciaire par exemple).

En conséquence, les résultats du contrôle fiscal de la TVA sont relativement faibles compte tenu du poids de la TVA : moins de 4,5 milliards d’euros en 2012 (année sur laquelle l’INSEE a travaillé) pour un rendement cette année-là de 173 milliards d’euros et des résultats globaux du contrôle fiscal de 14,3 milliards d’euros (pénalités mises à part). Cette tendance est constante malgré les alertes régulières de la Commission européenne sur la fraude à la TVA au sein de l’Union européenne. Enfin, entre 2012 et 2021, le nombre d’assujettis à la TVA est passé de 5 millions en 2012 à plus de 7,5 millions en 2021. Si cette hausse est en grande partie le fait de micro-entreprises, elle se traduit malgré tout par une extension du champ de la fraude. Et ce d’autant plus que la fraude à la TVA reste importante et a eu tendance à se développer avec le e-commerce, notamment, qui a connu une forte croissance depuis 2012 (voir ci-dessus). L’INSEE précise d’ailleurs que « le champ de notre estimation ne retient pas les comportements frauduleux non connus à ce jour ». Tout porte donc à croire que l’évaluation de l’INSEE ne peut être revue à la baisse.

Appliquée aujourd’hui, la méthode de l’INSEE ne peut donc que confirmer son évaluation de 20 à 25 milliards d’euros. Si elle ne porte que sur la TVA, cette estimation apporte une réponse cinglante à ceux qui n’ont eu de cesse de minimiser l’ampleur de la fraude fiscale [8] voire, pour certains, ont préféré mettre l’accent sur la fraude aux prestations sociales, pourtant notoirement largement inférieure (1 à 3 milliards d’euros contre 80 à 100 milliards pour la fraude fiscale). Au final, la fraude à la TVA représente bel et bien une part conséquente des 80 milliards d’euros, voire 100 milliards, qui comprennent l’ensemble des pratiques relevant du non-respect du droit fiscal (tous impôts et prélèvements fiscaux confondus), autrement dit de la fraude fiscale. Car au-delà de la TVA, la fraude fiscale concerne tous les autres impôts. Elle s’est notamment renforcée et sophistiquée en matière d’impôt sur les sociétés avec la manipulation des prix de transfert.

Ainsi que notre rapport de mars 2022 le précisait : « La réalité de l’évolution de la fraude fiscale et du contrôle fiscal est donc bien souvent à l’opposé des discours officiels et des tentatives de manipulation de celles et ceux qui la minimisent et préfèrent évoquer la fraude aux prestations sociales. De fait, la fraude fiscale reste systémique et coûte toujours un « pognon de dingue [9] ».

Intensification de la coopération internationale, cadastre financier, taxation unitaire, meilleur accès à l’information, révision des « niches fiscales » et des régimes dérogatoires, véritable liste noire des paradis fiscaux assortis de mécanismes anti-abus dissuasifs, hausse des effectifs des services engagés dans la lutte contre la fraude fiscale, véritable statut des lanceurs d’alerte, etc : nos propositions visant à réformer le système fiscal et à renforcer l’ensemble des moyens juridiques, humains et matériel contre l’évitement de l’impôt n’en sont que plus légitimes et urgentes à mettre en œuvre.