Politique familiale : quels objectifs et quels principes ?

jeudi 25 octobre 2018, par Christiane Marty *

Depuis juillet 2015, les allocations familiales, réputées être le premier outil de politique familiale, sont modulées en fonction des revenus du foyer. Auparavant, toutes les familles avec deux enfants ou plus percevaient, quels que soient leurs revenus, la même somme pour le même nombre d’enfants. Les allocations n’étaient toutefois pas vraiment universelles du fait qu’une famille avec un seul enfant n’en percevait pas, et du fait que le montant de l’allocation par enfant était bien plus important (multiplié par 2,5) à partir du troisième enfant.

La modulation instaurée en 2015 s’inscrivait selon le gouvernement dans un objectif de justice sociale, présenté ainsi : augmenter le montant des aides octroyées aux familles les plus modestes et diminuer celles qui sont versées aux plus aisées ; et également dans un objectif d’économie, le terme officiel étant celui de maîtrise des dépenses publiques. Dans les faits, l’objectif d’économie est bien réalisé, celle-ci est chiffrée par l’Insee à 800 millions d’euros sur l’année. Mais si les aides ont effectivement baissé pour les plus riches - le montant des allocations a été divisé par deux pour les foyers gagnant entre 6000 et 8000 euros nets par mois, et par quatre au-dessus de ce seuil -, elles n’ont en rien augmenté pour les foyers les plus pauvres !

Au moment de son application, la réforme des allocations familiales a suscité des débats opposant le principe d’universalité à celui de modulation. Aujourd’hui que le gouvernement étudie des pistes de réforme pour réduire les prestations sociales, il est utile de revenir sur cette question en la resituant dans le cadre global de la politique familiale.

Incohérence de la politique familiale aujourd’hui

La politique familiale de la France est réputée, à juste titre, plus généreuse que dans les autres pays. Selon la définition retenue par l’OCDE pour les dépenses publiques entrant dans ce cadre, la France y consacrait en 2015 l’équivalent de 3,7 % de son PIB, contre 2,8 % en moyenne dans l’Union européenne et 2,4 % dans l’OCDE [1]. Mais si l’on examine la nature des différentes dépenses, on peine à y trouver une cohérence et à comprendre l’objectif attribué à la politique familiale.

Celle-ci passe en effet par de nombreuses prestations financières, par des réductions d’impôt liées essentiellement au quotient familial mais aussi au crédit d’impôt pour frais de garde, et par la fourniture de services. Les prestations financières sont :

  • pour certaines, attribuées sous conditions de ressources (comme l’allocation de rentrée scolaire pour 1,9 milliard d’euros, ou l’allocation de base de la prestation d’accueil du jeune enfant PAJE pour 3,8 milliards d’euros),
  • pour certaines, de type universel (comme le complément de libre choix du mode de garde, CMG, qui prend partiellement en charge la rémunération d’une assistante maternelle, pour un coût de 6,0 milliards d’euros),
  • pour d’autres enfin, modulées selon le niveau de revenu des foyers (comme désormais les allocations familiales, pour un montant de 12,1 milliards d’euros).
    Les prestations financières pour les divers modes de garde des enfants de moins de trois ans forment un système complexe, dans lequel il est difficile de se retrouver.

Quant au quotient familial, c’est un dispositif anti-redistributif, qui accorde une réduction d’impôt par enfant d’autant plus importante que le revenu du foyer est élevé : en 2009, les 10 % des foyers les plus riches se partageaient 46 % du total de la réduction d’impôt (montant non négligeable de 13,9 milliards d’euros), pendant que les 50 % de foyers aux plus bas revenus s’en partageaient seulement 10 % (c’est-à-dire moins de 1,4 milliard d’euros). Le caractère injuste du quotient familial étant largement reconnu, les député·es ont à deux reprises, en 2012 puis en 2014, plafonné la réduction d’impôt par enfant [2]. Ces mesures ont concerné environ un million de foyers fiscaux aux revenus les plus élevés et ont certes réduit le montant de la dépense totale (la réduction a été estimée à 1 milliard d’euros). Mais elles ne réduisent en rien l’inégalité de répartition de la réduction d’impôt sous le plafond établi : ce sont toujours les foyers les plus aisés qui se partagent la plus grosse part du montant de l’avantage fiscal.

Il ne faut pas oublier la fourniture de services, comme la mise à disposition d’infrastructures pour les modes de garde de la petite enfance, par exemple les crèches, qui bénéficient d’aides publiques pour leur fonctionnement. Il faut néanmoins noter que ces aides sont à la fois insuffisantes et inégalitaires. Bien que la disponibilité de ces modes d’accueil soit meilleure en France que dans d’autres pays, ils sont en nombre très insuffisant : seuls 37 % des enfants de moins de trois ans sont accueillis dans un cadre formel, 60 % sont gardés par leur parent (mère essentiellement) ou un membre de la famille [3]. Cette pénurie de places est très inégalement répartie sur le territoire. Elle constitue un obstacle à l’emploi des femmes, qui restent, selon les rôles sexués, en charge des enfants : ce sont elles qui sont obligées de se retirer de l’emploi ou de passer à temps partiel, avec toutes les conséquences négatives pour elles et pour leur autonomie.

Enfin, il ne faut pas oublier non plus l’existence des écoles pré-élémentaires, dites maternelles, qui accueillent les enfants de 3 à 6 ans et qui sont une particularité française que beaucoup nous envient. Pourtant, on le sait, la fermeture de classes maternelles est une réalité dans toutes les régions, elle se poursuit avec, selon le Snuipp-FSU, un bilan de 842 classes de moins pour la rentrée de septembre 2018.

Au total, avec ce mélange de mesures de type universel, de mesures en faveur des familles aux revenus les plus faibles et, à l’opposé, en faveur des plus riches, la politique familiale est illisible, inégalitaire et même régressive : la somme de la réduction d’impôt et des prestations financières reçues pour un enfant est plus faible pour le premier décile (les 10 % de foyers aux revenus les plus faibles), il reste assez stable pour les 8 déciles suivants, mais il croît très fortement pour les 10 % les plus riches, ceci du fait du quotient familial (voir ci-dessous le graphe extrait du livre de Camille Landais, Thomas Piketty, Emmanuel Saez « Pour une révolution fiscale », 2011).

Que devrait être une politique familiale plus égalitaire ?

Petit retour historique

La politique familiale française s’est construite sur une base nataliste (et elle en reste imprégnée aujourd’hui). Le décret de 1938 qui a instauré des allocations familiales augmentant fortement à partir du troisième enfant créait en même temps une prime pour la mère au foyer [4], la maternité étant perçue comme incompatible avec un emploi. Prime remplacée dès 1941 par son équivalent, l’allocation de salaire unique. Le quotient familial est instauré fin 1945, avec là aussi une réduction d’impôt bien plus forte à partir du troisième enfant. Trente ans plus tard, pour s’adapter au fait que les femmes sont massivement entrées sur le marché du travail à temps plein dans les années 1960, la notion de conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle a été développée…, conciliation qui ne vise en réalité que les femmes. Comme le souligne Sandrine Dauphin, « ce n’est pas tant dans un objectif d’égalité des sexes que dans celui du maintien du taux de fécondité que la conciliation a été promue [5]  ».

Quels objectifs aujourd’hui pour la politique familiale ?

Depuis cette époque, la société, les modèles culturels et le contexte économique ont évolué et il ne serait plus acceptable d’afficher comme but l’encouragement à la natalité. Pourtant les mesures natalistes existent toujours et pénalisent les femmes… Les objectifs officiellement assignés aujourd’hui à notre politique familiale sont la prise en charge d’une partie du coût de l’enfant, la lutte contre la pauvreté des familles et la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle. Objectifs que l’on peut partager, moyennant un indispensable ajout : les outils employés pour atteindre ces objectifs doivent être cohérents avec l’exigence d’égalité entre les femmes et les hommes, et doivent permettre que les parents de jeunes enfants - les mères autant que les pères - puissent continuer à travailler. Ainsi, le but doit être de permettre aux femmes et aux couples de choisir librement d’avoir ou non des enfants, c’est-à-dire de ne pas laisser les contraintes matérielles, professionnelles ou les normes sociales décider à leur place.

Assurer le droit à l’emploi pour les femmes

On entend souvent vanter la réussite de la politique familiale française, dont témoignerait le taux de fécondité qui est en France bien supérieur à la moyenne européenne. Faut-il relier la fécondité des femmes avec le niveau des prestations financières ou avec le quotient familial ? Aucune étude ne permet de faire ce lien. Au contraire, une étude de Camille Landais [6] conclut que les incitations fiscales « n’ont jamais qu’un impact extrêmement réduit sur les comportements de fécondité ». Si la fécondité est en France relativement forte, c’est surtout à mettre en relation avec la mise à disposition de modes de garde qui permettent aux femmes de choisir d’être mères tout en se maintenant en emploi. Ainsi, les études internationales, notamment menées dans le cadre de l’OCDE, convergent pour montrer que dans les différents pays étudiés, plus la part des enfants de moins de trois ans pris en charge par une structure formelle est importante, plus le taux de fécondité et le taux d’emploi des femmes sont élevés [7].

Constat à relativiser tout de même, la France avec un taux d’emploi des femmes de 61,2 % en 2017 n’est qu’au 26e rang des pays de l’OCDE. Il y a donc de larges marges pour progresser.

C’est une dimension majeure qui n’est pas assez prise en compte. Si en termes d’accueil de la petite enfance, la France est plutôt mieux lotie que d’autres pays, comme mentionné précédemment, le besoin de crèches reste notoire. Ce devrait être le rôle de la politique familiale d’assurer le droit pour tout enfant de trouver un mode d’accueil avant l’âge de la scolarité, et de valoriser les métiers de ce secteur, non reconnus, peu rémunérés. Ce serait un réel progrès pour permettre l’égal accès des enfants à la socialisation, et aussi l’accès des femmes à un emploi. C’est cette voie qui doit être privilégiée pour répondre à l’objectif de conciliation de la vie familiale et professionnelle, plutôt que des prestations financières du type du « libre choix d’activité des parents » qui s’assimilent concrètement à des incitations à se retirer de l’emploi.

Affirmer le droit pour tout enfant de bénéficier d’une prise en charge, selon un principe universaliste

Plus largement que le seul mode d’accueil, chaque enfant devrait se voir assurer l’éducation, et, au moins partiellement, une prise en charge par la société des soins nécessaires à son bien-être (premier objectif mentionné plus haut). On se situe là dans une démarche de droits universels. L’idée d’attribuer aux familles aisées des allocations familiales plus faibles pourrait sembler légitime à première vue, mais en réalité elle néglige l’importance du principe d’universalité : d’abord, en ce qui concerne la reconnaissance de tout enfant par la société, qui doit se traduire par une prise en charge égale pour chaque enfant (ce devrait être le rôle de l’allocation familiale) ; ensuite compte tenu du fait qu’une diminution, voire une suppression, des prestations pour les plus riches ferait qu’à brève échéance, ils retireraient leur soutien à une protection sociale qu’ils contribuent à financer en n’en retirant que peu ou pas d’avantages. C’est une orientation déjà à l’œuvre : sous l’effet des politiques néolibérales, la protection sociale tend à réduire les prestations universelles (voir par exemple la dégradation continue des remboursements de soins par la Sécurité sociale), pour retenir le principe d’un ciblage des prestations publiques vers les plus faibles : un « filet de sécurité » minimal pour les plus démunis, et de fait une incitation les autres à recourir aux assurances privées. L’idée est - toujours - de réduire les dépenses publiques et d’offrir un champ plus vaste aux assurances et au secteur financier. La solidarité remise en cause, les inégalités ne peuvent qu’augmenter.

Enfin, l’idée que les plus riches doivent contribuer plus fortement aux ressources publiques est juste, bien sûr, mais le canal principal à privilégier est celui de l’impôt. C’est le rôle de la fiscalité d’assurer la redistribution verticale par la progressivité de l’impôt sur le revenu. Celle-ci, qui n’a pas cessé de diminuer depuis 30 ans, doit être renforcée pour réellement faire contribuer les foyers à hauteur de leur faculté. Il serait ainsi plus simple et plus lisible de mieux faire la part de la politique fiscale et de la politique familiale. La fiscalité prendrait en compte les revenus d’une personne pour définir sa faculté de contribuer à la solidarité nationale. La politique familiale (et sociale, il y a une forte porosité) s’occuperait de répartir les prestations en assurant notamment le principe d’universalité, d’organiser les fournitures de services et de lutter contre la pauvreté.

Le socle de prestations universelles, qui répond à l’objectif de prise en charge, partielle mais égalitaire, de tout enfant, doit être complété par des outils de lutte contre la pauvreté, en particulier celle des mères isolées dont le taux de pauvreté est très supérieur à la moyenne. Cela passe par l’attribution d’aides spécifiques qui varient, elles, en fonction de la situation et des ressources des personnes (comme l’allocation de rentrée scolaire, les aides au logement, etc.). Mais ces aides constituent une couche de prestations supplémentaires, qui a un objectif ciblé et qui ne doit pas remettre en cause la base de droits universels de la protection sociale.

Pour une remise à plat de la politique familiale

On a montré que la politique familiale actuelle est incohérente et inégalitaire. Elle doit être revue, ce qui passe par un débat public. Mais on peut déjà avancer quelques axes. Le quotient familial, qui est anti-redistributif et coûte cher aux ressources publiques, doit être supprimé. La meilleure solution serait probablement de transférer son montant pour augmenter les allocations familiales qui doivent, elles, être rendues universelles : même montant attribué à chaque enfant, quel que soit le revenu des parents et le rang de l’enfant, ce qui permet d’en finir avec les mesures natalistes. (On peut envisager une allocation plus forte pour les adolescents).

La prise en charge des enfants de moins de trois ans passe par le développement d’un service public de la petite enfance, qui devra assurer une égalité territoriale et une revalorisation des métiers. On peut aussi réfléchir à la gratuité de ce service. La disponibilité suffisante de places d’accueil permettra de lever les obstacles que rencontrent les femmes pour se maintenir en emploi à temps plein, lors de l’arrivée d’un enfant. Il y a aussi une urgence à mieux prendre en compte la situation des mères isolées, dont le taux d’emploi est très faible et le taux de pauvreté très élevé.

Enfin, le principe d’un socle de droits universels aux prestations et aux services doit être réaffirmé contre la tendance actuelle à saper la protection sociale en instaurant deux niveaux, un filet de sécurité de bas niveau à destination des plus pauvres et une incitation à recourir aux assurances privées individuelles pour les autres.

Au-delà, repenser la politique familiale dans son ensemble doit s’inscrire dans une perspective d’élargissement des droits, en particulier en assurant des droits aux enfants, et en favorisant une organisation sociale permettant l’émancipation individuelle et collective.

août 2018

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