Les enjeux démocratiques actuels, le RIC (Référendum d’initiative citoyenne) : éléments de réflexions.

vendredi 1er février 2019, par Attac France

Depuis plusieurs années, Attac, comme d’autres mouvements sociaux, analyse la période actuelle comme celle d’une crise systémique… Au sein de celle-ci, la question démocratique est devenue centrale. Remise en cause de la démocratie parlementaire qui apparait de plus en plus vidée de véritables enjeux, caste politique de plus en plus déconnectée de ce que vit la majorité de la population, changement de personnel politique mais poursuite des mêmes politiques libérale, antisociales et de plus en plus autoritaires, poids de plus en plus importants des multinationales qui dictent leurs lois aux états, gouvernements qui se placent au service de celles-ci et des plus riches,… Ces ingrédients expliquent sans doute pourquoi la question de la démocratie s’est imposée très rapidement dans le mouvement des Gilets jaunes au-delà de la question des injustices sociales et fiscales.
Attac est une association d’éducation populaire tournée vers l’action citoyenne. A ce titre, ces enjeux nous intéressent.

La question du RIC est aujourd’hui portée largement dans le mouvement des GJ et au-delà. Derrière cette idée, diverses questions sont ouvertes quand aux objectifs, aux sujets et aux modalités du RIC. 
Mais les enjeux de démocratie ne peuvent se réduire à ce seul sujet. Il nous semble que ces questions vont alimenter le débat citoyen dans les semaines et mois à venir et que le rôle d’Attac, notamment vis-à-vis de ses adhérent.es et de ses CL, est de favoriser la réflexion en apportant divers éclairages. Pour cette raison, nous proposons d’alimenter ce débat en faisant connaître diverses contributions.
C’est le sens de ce dossier qui regroupent quatre contributions qui nous semblent utiles pour notre réflexion collective.

Le RIC : des citoyens, non pas manipulés mais informés décident

Par l’espace démocratie d’Attac et l’Association Sciences Citoyennes.

Jacques Testart

Exigence ancienne de nombre d’associations citoyennes, le référendum d’initiative citoyenne ou RIC semble être envisagé sérieusement par le gouvernement en réponse à l’une des principales revendications des Gilets jaunes. Appliqué très largement, le RIC contribuera à un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple.
Actuellement en élisant des représentants les citoyens abdiquent tout pouvoir politique pendant 5 ou 6 ans. L’objectif du RIC est de donner plus de pouvoir aux citoyens pour qu’ils ne soient plus des intermittents de la vie politique mais les premiers acteurs de leur avenir, et ce faisant de contribuer à un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Donner plus de pouvoir aux citoyens ne peut se faire qu’au détriment du pouvoir de ceux qui en monopolisent actuellement une très grande partie, c’est-à-dire des élus, de l’énarchie et des "experts" de cour, et enfin des plus riches qui cumulent pouvoir économique et pouvoir médiatique. Quitte à afficher leur mépris pour le peuple ceux qui pourraient perdre un peu de leur pouvoir feront tout pour vider le RIC de sa substance, pour en faire soit un outil aussi inutile que le référendum faussement appelé « d’initiative partagée », mentionné depuis 2008 dans la Constitution, soit un outil à leur profit, un plébiscite dont le but n’est pas de trancher un problème mais d’unir la population autour d’un leader.

Pour quoi faire ?

La première question est le domaine de ce type de référendum, du champ des questions que l’on peut poser. Un RIC doit pouvoir révoquer un élu – du président de la République à un élu municipal, abroger une loi, un décret ou un arrêté de niveau local à national, proposer une loi au Parlement, un décret ou un arrêté, voter une loi ordinaire ou organique, un décret ou un arrêté, modifier la Constitution sur un point particulier, convoquer une Constituante, ratifier un traité international, se retirer d’un traité, définir la position de la France dans un sommet international.
Un RIC non constituant doit cependant respecter la Constitution et notamment le respect des droits énoncés dans son article 1, ce qui peut être vérifié par le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel. Pour éviter les référendums-plébiscites, deux conditions sont nécessaires : 1) que la question posée soit une question de gouvernement collectif, portant sur un désaccord interne à la société ; 2) que le vote soit informé (toutes les positions en présence doivent être entendues, à égalité) et rationnel (vote en conscience, non sous le coup de l’émotion ou de la domination des factions). La première condition pourrait être vérifiée par le Conseil d’État, la seconde renvoie à l’information des citoyens que nous traitons plus loin.

Quel seuil de déclenchement ?

Le second aspect du référendum d’initiative citoyenne est le seuil à partir duquel la procédure référendaire peut être déclenchée, c’est-à-dire le nombre minimal de citoyens nécessaire pour le déclencher.
Une première solution est celle qui a été retenue en Suisse (50 000 pour les référendums législatifs et 100 000 pour les référendums constituants pour un corps électoral de 5,4 millions, soit respectivement 0,9 et 1,8 %) et en Italie (500 000 pour un corps électoral de 46,6 millions, soit 1,1 %). Cela donnerait proportionnellement en France un seuil actuel de 450 à 500 000 personnes. Cette solution simple ne tient pas compte de l’évolution au cours des années de la population française et est difficilement applicable au niveau local, à moins de définir un seuil pour chaque situation.
Une seconde solution est de considérer un pourcentage des inscrits. Nous avons vu qu’en Italie et en Suisse ce pourcentage est proche de 1 %. Cette règle est souple et applicable partout et en tout temps.
Une troisième voie consiste à définir le seuil par un pourcentage des électeurs ayant participé aux dernières élections (comme en Californie).
Il est remarquable que ces trois solutions exigent des citoyens un taux de participation minimal, alors que la validité de l’élection des élus et donc d’un Conseil municipal ou de l’Assemblée nationale n’en exige aucun.
Une quatrième solution consiste à définir le seuil par un pourcentage du nombre de voix obtenues par l’élu à révoquer lors de son élection, ou obtenues par l’ensemble des élus qui ont voté une loi ou une décision, ou par les élus de la majorité pour une nouvelle loi ou décision. Les citoyens seraient ainsi mis devant des exigences comparables à celles des élus décideurs. Si ce pourcentage était par exemple de 5 %, le seuil pour une initiative législative serait aujourd’hui d’environ 450 000 signatures au vu du nombre de voix obtenues par la majorité présidentielle au second tour des législatives de 2017.
Dans le cas d’un RIC de révocation d’un élu, il faut s’assurer très sérieusement que l’élu n’a pas respecté ses engagements électoraux, pour ne pas se faire complice d’un jeu politicien. On pourrait faire alors appel à une institution de citoyens tirés au sort qui étudierait le respect des engagements de l’élu, après l’obtention du seuil de déclenchement. Son avis serait indispensable pour déclencher le RIC de révocation.

Quel seuil de succès ?

La méthode la plus simple est de considérer qu’un référendum d’initiative citoyenne qui a obtenu la majorité est un succès, avec en outre un seuil minimal de participation. Là encore ce seuil de participation peut être un nombre absolu ou un pourcentage (30 % par exemple).
Une autre méthode serait de considérer que le RIC est un succès quand il a obtenu un nombre de voix positives au moins égal au nombre de voix obtenu par l’élu ou la majorité lors des dernières élections, avec le raisonnement suivant : si un certain nombre d’électeurs ont voté pour un élu ou une majorité apte à voter une loi, ce même nombre d’électeurs peut révoquer l’élu ou voter une décision à la place de la majorité.
Cependant, il est probable que la participation à un RIC sera le plus souvent inférieure à la participation à des élections générales (sauf en cas de vote par internet), le sujet du RIC étant particulier contrairement à l’objet d’une élection générale. Pour en tenir compte, un RIC serait un succès quand il obtient un nombre de voix en sa faveur au moins égal à un pourcentage à définir (50 % ?) des voix obtenues par l’élu ou la majorité lors des dernières élections.

Informer grâce à une convention de citoyens

L’expérience suisse notamment montre que le premier facteur de succès ou d’échec d’un référendum d’initiative citoyenne, ce sont les informations auxquelles les citoyens ont accès ou non, à partir desquelles se forme en grande partie leur opinion. La question est essentielle quand la très grande majorité des médias sont contrôlés par l’État ou par quelques grandes fortunes, comme c’est le cas en France. La presse oriente les opinions en mettant en avant certains faits et en en oubliant d’autres pourtant bien plus significatifs, en montant en épingles quelques faits isolés peu significatifs, en présentant des analyses systématiquement orientées dans un certain sens, jugé « souhaitable ». Une autre méthode pour influencer les électeurs est de dépenser des sommes fabuleuses en tracts, meetings, messages sur internet... donc en propagande comme cela est le cas aux États-Unis.
Une première exigence est de plafonner les dépenses de propagande pour et contre l’objet d’un RIC, comme cela est fait pour les élections en France, le plafond étant exprimé en euros par électeur concerné.
Faire respecter le droit des citoyens d’être informés et d’informer les autres passerait sans doute par un financement uniquement citoyen de la presse, mais c’est un chantier qui dépasse très largement la question du RIC et que nous ne traiterons donc pas ici.
Une solution médiane et surtout faisable à court terme s’inspire de très nombreuses expériences dans le monde, en associant obligatoirement à un RIC (hors révocation d’un élu) un jury de citoyens, dont la procédure la plus rationnelle à ce jour est celle de la convention de citoyens (CdC).
Dans certains pays (Oregon, Irlande, etc.) des jurys de citoyens tirés au sort sont réunis avant le référendum afin de produire un avis qui sera soumis à l’ensemble de la population. Une CdC nécessite la constitution d’un groupe temporaire d’une vingtaine de citoyens auxquels on confie la mission ponctuelle de s’informer, délibérer et donner un avis sur un sujet controversé. Ces personnes sont choisies aléatoirement par des techniciens du sondage, tout en respectant la diversité de la population (en âge, sexe, catégorie socio-professionnelle, revenus du ménage, etc.), mais en excluant tout spécialiste de la question traitée. Dans le cas particulier d’une CdC portant sur des revendications sociales et politiques, il importerait que le critère du choix politique soit ajouté aux critères de sélection afin d’assurer la plus grande diversité dans la représentation des jurés. Ceux-ci sont formés pendant quelques jours de façon contradictoire par des spécialistes choisis par un comité de pilotage composé de personnes ayant fait connaitre publiquement des positions variées sur la question débattue, puis par des spécialistes choisis par les participants à la convention eux-mêmes. Ainsi la formation tend à l’objectivité puisque des « experts » en désaccord se sont accordés sur le début de son programme, avant de laisser les participants en définir la fin. Après délibération, la CdC donne un avis sur le sujet qui lui a été confié, puis elle est dissoute. Cet avis devrait être rendu au minimum deux mois avant le référendum lui-même.
Beaucoup de voix expriment avec raison la crainte de dérives éventuellement fascisantes du référendum s’il est mal instruit. La CdC que nous proposons d’organiser avant le référendum lui-même y répond, car l’expérience a largement montré que les réponses des jurys de citoyens, au contraire de certains référendums (voir en Suisse par exemple), sont du côté du bien commun et n’oublient pas la prise en compte des plus démunis ni de l’environnement commun. La qualité unique de l’avis d’une CdC, lequel n’est pas nécessairement consensuel sur tous les points traités, résulte du fait qu’on s’est assuré que tous ceux qui s’expriment ont été complètement informés au préalable, n’ont pas d’intérêt particulier sur la question et ont pu confronter leurs opinions entre citoyens de grande diversité.
La convention de citoyens devra être largement mise à disposition des électeurs : tous les éléments de la procédure seront accessibles, le moment de formation de ses membres sera transmis sur une chaîne publique, et l’avis final de la convention sera transmis à chaque électeur et diffusé dans la presse.
Une autre condition essentielle de l’information des citoyens est de laisser du temps aux citoyens pour s’informer et débattre, ce qui nécessite d’organiser le référendum lui-même (après une convention de citoyens) au minimum douze mois après l’acceptation du RIC.

Comment constitutionnaliser un vrai RIC ?

Le gouvernement lance un "grand débat national" qui pourrait déboucher sur un projet de modification de la Constitution pour y inscrire le référendum d’initiative citoyenne. Le risque est grand que ce projet n’inclue qu’un mini voire micro RIC s’il est mis au point par le personnel politique. En effet un principe fondamental de la démocratie est qu’on ne peut être juge et partie, ou qu’on ne peut décider des règles qui s’appliqueront à soi-même, à moins d’être souverain. Nous avons vu que le RIC ouvre une alternative au pouvoir des élus et des puissances économiques en favorisant le pouvoir direct et souverain des citoyens. Si les règles en sont essentiellement discutées par des élus et finalement décidés par eux, il est bien évident que le RIC sera vidé de l’essentiel de sa substance et réduit à peau de chagrin.
La préparation des modalités du RIC devrait donc être de la responsabilité des citoyens eux-mêmes. Le débat national pourrait y contribuer, à condition toutefois qu’il ne soit pas plus ou moins verrouillé et que ses conclusions ne soient pas écrites par le personnel politique. Pour l’éviter, nous proposons qu’en fin de débat une convention de citoyens écrive le projet de modification de la Constitution sur le RIC qui sera ensuite soumis au peuple lui-même par référendum. Car c’est bien le peuple lui-même qui doit décider d’inclure ou non le RIC dans la Constitution.
Imposer un tel processus au pouvoir, pour que les modalités de RIC soumises à référendum soient autre chose que des gadgets, en d’autres termes pour que le pouvoir perde un peu de son pouvoir au bénéfice des citoyens, n’a rien d’évident ni de simple. Seul le rendra possible le rapport de force que seront capables d’imposer ou non les Gilets jaunes et plus largement le mouvement social dans les semaines et mois qui viennent, qu’ils le fassent dans le cadre du débat national ou en dehors.
 

Pour un RIC vraiment citoyen

Thomas Coutrot (économiste, ancien porte-parole d’Attac) et Yves Sintomer (professeur de sciences politiques, Université Paris 8)

Les Gilets Jaunes s’inscrivent de façon inattendue dans la continuité directe des mouvements des places. Comme le dit Etienne Balibar (ici), ils « prennent acte de la faillite de la politique représentative » et aspirent « à une autoreprésentation »[1]. Tout comme les Indignés et Occupy qui, de 2011 à 2013 (et jusqu’en 2015 avec Nuit Debout), clamaient« vous ne nous représentez pas » à la face des dirigeants élus. Les figures qui incarnent le mouvement n’ont qu’une autorité très relative, ne découlant pas de l’élection et sans force contraignante, et qui ne repose, de façon précaire, que sur leur capacité à convaincre et à exprimer des aspirations ressenties par des milliers d’autres personnes. Issu.es de catégories moins diplômées que les « Nuit Debout », les Gilets Jaunes relaient ce rejet populaire du gouvernement représentatif et s’inscrivent dans la recherche d’alternatives démocratiques radicales.

RIC, piège à cons ?

Rien pourtant ne le laissait prédire à l’origine. Déclenché par la révolte contre le hausse des taxes sur le carburant et le mépris macronien des gens « qui ne sont rien », le mouvement s’est élargi de façon fulgurante en quelques semaines à des exigences, inédites à cette échelle, de contrôle populaire et de démocratie directe (assemblée citoyenne tirée au sort, référendum d’initiative citoyenne - RIC…). 
Pour certains dans la gauche radicale, le mouvement se fourvoie en s’éloignant de ses revendications sociales. Le « grand débat national » détournerait cette « fronde généralisée contre la vie chère »[2] vers des objectifs réformistes ou illusoires comme le RIC, tout comme la dissolution de l’Assemblée par de Gaulle le 30 mai 68 a canalisé la révolte vers les élections. Ils en veulent pour preuve l’empressement d’Édouard Philippe à focaliser le débat sur le RIC pour éviter les questions de répartition des richesses. Circonstance aggravante, le RIC est soutenu par Marine Le Pen ou Nicolas Dupont-Aignan qui y voient évidemment un instrument plébiscitaire apte à légitimer des politiques autoritaires et xénophobes.
Ces craintes sont pour partie légitimes. Ce serait pourtant une grave erreur politique que de négliger le débat institutionnel dans l’espoir de recentrer la discussion sur le partage des richesses. Et ce pour trois raisons au moins : la demande de RIC par les Gilets Jaunes traduit la nature démocratique et anti-autoritaire du mouvement ; le RIC pourrait fournir, à certaines conditions, un outil émancipateur contraire non seulement au pouvoir de la finance mais aussi aux logiques populistes-autoritaires ; il constituerait alors un appui fort précieux pour une politique de redistribution des pouvoirs et des richesses.

Un mouvement préfasciste ou antiautoritaire ?

La bataille d’interprétation du soulèvement des gilets jaunes n’est pas finie, d’autant qu’il est loin d’être terminé. La droite y voit le rejet de l’impôt, l’extrême-droite le refus du mondialisme. Emmanuel Macron stigmatise une « foule haineuse » qui s’en prend « aux juifs, aux étrangers, aux homosexuels » et Daniel Cohn-Bendit[3] y discerne une pulsion totalitaire en demande de dictateur. Mais les observations de terrain sur la composition sociale et les aspirations des manifestant.es, dont certaines fort documentées émanant de chercheur.es en sciences sociales, réfutent largement ces lectures conservatrices. Bien sûr, des militants d’extrême-droite sont présents et fort médiatisés[4]4 et des dérapages se sont produits localement ; mais ils restent très minoritaires. Les nombreuses listes de revendications produites par divers groupes depuis le début du mouvement, elles, ne comportent aucune demande xénophobe ou autoritaire. Elles se focalisent très clairement sur la justice fiscale, le pouvoir d’achat, la critique de la classe politique et les exigences démocratiques, comme le montre notamment l’étude des chercheur.es toulousain.es[5]5.
Au-delà des opinions politiques des participant.es ou de leurs revendications, le caractère anti-autoritaire du mouvement se lit surtout dans ses pratiques et formes d’organisation, à commencer par son refus radical de déléguer le pouvoir de décision en son sein à des représentants élus. Sur les ronds-points, transformés en petites agoras, les gens viennent faire connaissance, discuter, se confronter, vivre et agir ensemble, entre concitoyens, compagnons de galère, individus esseulés en quête de solidarités. La confiance se construit ainsi sur la base de l’expérience partagée et ne se donne pas à des figures médiatiques éloignées et incontrôlables, et encore moins à une personnalité charismatique qui dirigerait le mouvement. Les réseaux sociaux facilitent beaucoup leur organisation, mais les participant.es se méfient des effets de réseau qui favorisent la monopolisation du pouvoir. Les chercheur.es toulousain.es notent ainsi un phénomène très surprenant, la tendance au hara-kiri de nombre de groupes Facebook de gilets jaunes dès lors qu’ils deviennent trop populaires : « la nature dynamique des posts représente ici un véritable défi sachant que depuis le début de notre collecte jusqu’à aujourd’hui, nous recensons un grand nombre de pages de groupes Facebook qui disparaissent, fermées par leurs auteurs, la plupart postant une vidéo explicative pour justifier de la clôture du compte au nom de leur réticence à devenir incidemment porte-parole ».
Les gilets jaunes rejettent unanimement une classe politique qui défend ses intérêts spécifiques au détriment du peuple. Ils considèrent que l’élection de représentant.es de leur mouvement ouvrirait la voie à leur cooptation par le système en place et à leur trahison. Bien sûr, au vu de l’état actuel de la gauche, le mouvement pourrait favoriser une victoire lepéniste aux prochaines élections, tout comme mai 68 avait débouché sur un raz-de-marée gaulliste. Cela ne retire rien à la nécessité de prendre à bras le corps le débat imposé par les Gilets jaunes sur la refondation de la démocratie.

Les enjeux du RIC

La montée du RIC au premier rang des exigences du mouvement montre donc une maturation politique remarquable, une prise de conscience à une échelle inédite de la nécessité d’un contrôle populaire direct sur les décisions politiques majeures. Le « grand débat » annoncé par Macron portera largement sur les questions démocratiques et devrait même, selon des déclarations officielles, alimenter la réforme constitutionnelle qui était déjà sur les rails avant le mouvement social. L’exécutif aurait souhaité une réforme cosmétique (réduction du nombre de députés, introduction d’une petite dose de proportionnelle) mais n’évitera pas sans doute pas un élargissement des conditions du référendum. Macron étudie d’ailleurs l’idée de soumettre cette réforme elle-même à référendum pour tenter de rebâtir sa légitimité.
Naturellement le RIC en soi n’est aucunement une solution miracle. Détourné, il pourrait très bien être mis au service de pulsions xénophobes ou d’un plébiscite pour un "homme fort". Le référendum, s’il reste dans la tradition française du plébiscite, peut parfaitement servir une stratégie fondée sur la mobilisation des émotions supposée constituer le peuple autour du leader. Stratégie lourde de dangers pour la démocratie, d’autant plus difficile à éviter qu’on la justifie au nom de la souveraineté populaire. Qu’on imagine par exemple une campagne référendaire pour la déchéance de nationalité ou la peine de mort lancée par l’extrême-droite après une prochaine vague d’attentats terroristes.
Les Athéniens, inventeurs de la démocratie directe, connaissaient fort bien les dangers de la démagogie : ils disposaient de multiples procédures pour éviter les décisions hâtives[6]. Cornélius Castoriadis disait que la démocratie, autrement dit le projet d’autonomie, est inséparable de l’autolimitation de la souveraineté du peuple. Il est irresponsable de proposer un « RIC en toutes matières » sans autre garde-fou que le nombre de signataires.
Mais cette nécessité d’autolimitation est instrumentalisée par les néolibéraux pour discréditer ou à tout le moins corseter étroitement à l’avance le champ et les modalités du RIC. Dans la grande tradition de la « haine de la démocratie » décrite par Jacques Rancière, le peuple livré à lui-même n’est vu que comme une foule aveuglée par ses passions, incapable de sagesse civique et qu’il faut donc empêcher de trop décider : le RIC est un « poison pour la démocratie », « on peut s’attendre à toute sorte de démagogie »[7]...
S’il faudra peut-être donner un os à ronger aux Gilets Jaunes, il risque donc d’être peu nourrissant pour la démocratie. Pour cadenasser la procédure on peut jouer sur le champ des questions, et exclure, comme en Italie, les questions fiscales et budgétaires ou les traités internationaux (UE, TAFTA, CETA...). On peut aussi exiger un nombre astronomique de signatures validées (4,5 millions actuellement pour le référendum d’initiative parlementaire adopté sous Sarkozy). Ou on peut limiter, « à titre expérimental », le RIC aux collectivités locales.
Ces restrictions videraient le RIC de son contenu subversif pour en faire un instrument ponctuel de relégitimation du régime représentatif. L’autolimitation se transformerait alors en mutilation. Il s’agit au contraire, si l’on veut répondre à l’exigence portée aujourd’hui par les Gilets Jaunes et par l’immense majorité qui partage leurs aspirations, d’instaurer des mécanismes de démocratie directe et participative destinés à remplir deux rôles complémentaires : assurer la participation directe à la délibération et à la décision politique, et mieux contrôler l’action des élus.

Le RIC antipopuliste, outil d’émancipation

Pour cela, il faut d’abord tirer la leçon des expériences internationales. Le RIC doit être relativement fréquent, pour éviter la logique plébiscitaire qu’entraîne presque nécessairement l’organisation de référendums ponctuels, et donc assez facile (avec par exemple un seuil de 800.000 signatures, qui correspond à une promotion de citoyens à peu près similaire à celle nécessaire en Suisse pour initier une telle procédure). Entre la récolte des signatures et la votation, il faut laisser la possibilité au parlement d’accepter tout ou partie de la proposition, voire de proposer une contre-proposition, le choix ultime restant bien sûr entre les mains des citoyens. Il faut impérativement limiter drastiquement le financement des campagnes de récolte de signatures et référendaires, afin que le RIC reste un outil civique et non un instrument aux mains des lobbies. Enfin, on peut laisser au Conseil constitutionnel le soin de vérifier la conformité de la mesure avec la constitution – à condition que la constitution puisse elle-même être modifiée par la voie du RIC en cas de blocage.
Il faut également coupler le RIC avec d’autres procédures démocratiques innovantes qui favorisent une bonne délibération. Comme le dit Julien Talpin, « la qualité démocratique des référendums dépend d’abord du processus qui les précède. Couplées à des assemblées citoyennes, les campagnes référendaires peuvent devenir d’intenses moments de délibération collective »[8]. L’autolimitation de la souveraineté populaire ne passe pas par une restriction a priori des thèmes soumis à référendum mais par un processus de délibération préliminaire.
Les assemblées (ou conférences, ou jurys) citoyennes tirées au sort peuvent délibérer sur la recevabilité du thème, sur la formulation de la question et sur l’information à fournir aux citoyen.nes pour qu’elles se forgent une opinion informée. Plusieurs expériences internationales récentes l’ont démontré – dont celles de l’Irlande, qui a réussi à surmonter l’opposition des Églises au mariage homosexuel et à l’avortement grâce à des référendums précédés de conférences de citoyens. La démocratie délibérative s’inspire notamment des théories de Jürgen Habermas, qui a montré la « force sans force » des meilleurs arguments dans un contexte de discussion éclairée tournée vers le bien commun. Elle intègre désormais aussi les réflexions et les expériences qui insistent sur des modes d’expression qui ne ressortent pas de l’argumentation, comme le témoignage, et qui permettent d’élargir la parole légitime à celles et ceux qui possèdent moins bien la rhétorique argumentative. Des conditions précises ont été identifiées pour créer ce contexte : tirage au sort équilibré, durée suffisamment longue de la formation et de la délibération, information contradictoire et de qualité, animation sans parti-pris, auditions de groupes et d’experts défendant des positions opposées sur la question, alternance de séances plénières et de discussions en groupes restreints… De nombreuses expériences ont invariablement montré que les avis ou décisions auxquelles aboutissent ces assemblées tirées au sort écartent les arguments d’autorité et sont d’une grande qualité démocratique[9].
La France, malgré sa tradition des jurys populaires en cour d’assises, est à l’arrière-garde de ces pratiques de démocratie délibérative. Dans le logiciel républicain, c’est la compétence exclusive des partis et de la classe politique que de mettre en forme les choix qui seront périodiquement proposés aux électeurs ; tandis que dans le logiciel marxiste, l’idée d’un espace de délibération en partie autonome par rapport aux logiques de domination sociale semble inconcevable. Or, la démocratie délibérative repose au contraire sur des postulats inverses à ces préjugés : celui de la compétence des citoyen.nes pour discerner et formuler eux-mêmes les enjeux des décisions politiques, et celui de la viabilité de procédures rigoureuses visant à compenser au moins en partie les inégalités sociales entre les participant.es à la délibération (information pertinente, accessible et contradictoire, distribution égalitaire de la parole, égale dignité accordée aux points de vue et aux modes d’expression de chacun, etc).
Tant il est vrai que, comme le dit Bernard Manin, « la décision légitime n’est pas la volonté de tous, mais celle qui résulte de la délibération de tous »[10]. La participation directe des citoyens aux décisions et la qualité de la délibération sont deux exigences démocratiques difficiles à concilier[11] : le mouvement des Gilets Jaunes pose avec une force inédite la question de cette conciliation, et nous incite à la rechercher en combinant la délibération d’assemblées citoyennes tirées au sort et le vote populaire via le référendum d’initiative citoyenne. Le pouvoir ne peut plus éviter ce débat, qui s’engage, malheureusement pour lui, dans un rapport de forces sociales et idéologiques plutôt favorable à de réelles avancées démocratiques. D’autant plus favorable que les acquis de la recherche en sciences politiques seraient mis au service du mouvement social...
 
[1] Balibar souligne que la « représentativité politique fait toute l’originalité du mouvement des Gilets Jaunes » : « prenant acte de la faillite de la politique représentative ou de sa disqualification, (...) nos Gilets ont en somme proposé une alternative conjoncturelle au dépérissement de la politique, fondée sur l’autoreprésentation (et donc la présence en personne) des citoyens « indignés » sur la place publique ».
[2] Selon l’expression d’Olivier Besancenot, https://npa2009.org/videos/o-besancenot-je-nai-pas-lintention-de-mautoproclamer-porte-parole-des-gilets-jaunes-mais-je.
 [3] « En 68, on se battait contre un général au pouvoir. Les gilets jaunes aujourd’hui demandent un général au pouvoir » (France Inter, 04/12/2018).
[4] Voir la Une fétide de Paris-Match début décembre, qui tente d’imiter le légendaire cliché de Cohn-Bendit hilare face à un CRS, en remplaçant Dany par... Hervé Ryssen, antisémite fanatique et condamné par la justice.
[5] Une analyse lexicale des messages sur deux des principaux sites du mouvement indique : « le répertoire de revendications dont les contours semblaient imprécis, voire flous, trouve ici une consistance dans nos résultats. Les questions de l’inégalité sociale et fiscale et du manque de légitimité de ce gouvernement laissent entrevoir une convergence des objets de contestation et sont étayés, argumentés et brandis pour embrasser à la fois les mesures fiscales à l’avantage des « riches », l’absence d’infrastructures et de transports en zone rurale, la question de la transition écologique comme non réellement prise en charge par le gouvernement, la rémunération injuste des élus, la baisse du pouvoir d’achat, la baisse de la rémunération des élus, le rétablissement de l’ISF, l’augmentation du SMIC de 15%, la revalorisation des retraites, la création de taxes pour les gros pollueurs (pétroliers, bateaux de croisière), etc ». (Brigitte Sebbah, Natacha Souillard, Laurent Thiong-Kay, Nikos Smyrnaio, « Les Gilets Jaunes, des cadrages médiatiques aux paroles citoyennes. Rapport de recherche préliminaire - 26 novembre 2018 », Laboratoire d’Études et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales, Université de Toulouse)
[6] Des plus quotidiennes (comme la préparation de l’ordre du jour de l’assemblée des citoyens par un conseil de 500 citoyens tirés au sort pour un an), jusqu’aux plus exceptionnelles comme « l’ostracisme » (consistant à bannir dix ans un citoyen trop brillant orateur), et la graphê paronomôn (permettant de condamner a posteriori celui qui aurait fait adopter par l’assemblée une proposition illégale).
[7] Olivier Duhamel, Le Figaro, 17/12/2018
[8] Julien Talpin, « Un RIC sous conditions », Libération, 20/12/2018
[9] Jacques Testart, L’Humanitude au pouvoir : Comment les citoyens peuvent décider du bien commun, Le Seuil, 2015
[10] Bernard Manin, « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d’une théorie de la délibération politique », Le Débat, n° 33, 1985/1
[11] Yves Sintomer, « Délibération et participation : affinité élective ou concepts en tension ? », Participations, 2011 /

Le référendum d’initiative citoyenne : une fausse bonne idée ?

Laurent Mucchielli, sociologue, fondateur de l’Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux

Le mouvement des Gilets Jaunes est une véritable révolte populaire, assez peu organisée et dont les revendications sont hétérogènes. Toutefois, parmi ces dernières, l’une est de nature politique et s’est progressivement imposée : le référendum d’initiative citoyenne (RIC). Plébiscitée sur les réseaux sociaux, cette idée a été présentée comme nouvelle lors même qu’elle a au contraire une longue histoire – plutôt marquée politiquement à l’extrême droite – et qu’elle figurait dans les propositions de la plupart des candidats à l’élection présidentielle de 2017, à l’exception notable d’Emmanuel Macron.
On ne reviendra pas ici sur cette histoire. Notre propos est bien plutôt de prendre appui sur une recherche récente pour réfléchir au fait que le RIC est peut-être une fausse bonne idée et qu’il serait préférable de favoriser la démocratie participative plutôt que la démocratie directe. Encore faudrait-il toutefois que cette démocratie participative parvienne à exister davantage, ce qui pose la question beaucoup trop occultée du fonctionnement politique au niveau local et non pas simplement national.

Installer ou pas de la vidéosurveillance : quelques observations de terrain

A l’occasion d’une enquête récente sur la vidéosurveillance, nous avons notamment examiné les mécanismes de la prise de décision qui conduisent les élus nationaux comme locaux à investir l’argent public dans cette nouvelle technologie. Et nous avons pu faire une série de constats qui peuvent contribuer à la réflexion sur le fonctionnement de la démocratie et sur les moyens de l’améliorer.

1- Les élus nationaux comme locaux ne décident pas fondamentalement d’investir l’argent public dans ce type de technologies en fonction de leur efficacité déjà éprouvée et donc à nouveau espérée (il est au contraire démontré dans l’enquête que cela ne sert presque pas à améliorer la sécurité quotidienne des habitants). Ce sont d’autres raisons qui les motivent.
2- Sauf exceptions, les citoyens ne sont jamais consultés avant ces prises de décision. Au niveau national, les élus se contentent de profiter de sondages simplistes (« êtes-vous pour ou contre ceci ou cela ? ») pour prétendre que « les Français le souhaitent ». Et au niveau local, les élus préfèrent se fier aux courriers de plainte qu’ils reçoivent en mairie et aux discussions qu’ils ont au fil de leurs déplacements et réunions quotidiens. Ils ont ainsi le sentiment de « prendre le pouls » de leur commune dont ils ne côtoient pourtant en réalité qu’une toute petite partie de la population.
3- Les recherches scientifiques ont montré de longue date que ces sondages nationaux expriment des opinions simplistes (puisque binaires), généralement désincarnées, plutôt conformistes et souvent politisées (les gens qui se sentent plutôt de droite répondent plutôt ça, ceux qui se sentent plutôt de gauche répondent ça, etc.).
4- Lorsque l’on réalise des enquêtes avec la technique des sondages mais au niveau local, en incarnant les problèmes et en impliquant les personnes, en proposant des questions réflexives et en offrant la possibilité de réponses multiples, les résultats peuvent être très différents de ceux des sondages, voire contradictoires. Nous l’avons montré dans cette enquête sur la vidéosurveillance et, plus globalement, dans une série d’enquêtes locales sur les politiques de sécurité et de prévention menées ces dernières années dans le département des Bouches-du-Rhône.
5- Dans au moins deux communes françaises - Nérac (Lot-et-Garonne) en 2011 et Aigues-Vives (Gard) en 2018 -, avant de prendre une décision, les élus (pour des raisons diverses) ont organisé un débat citoyen, en donnant à la population des éléments d’information techniques et budgétaires, en tenant des réunions publiques et finalement en organisant un referendum local sans valeur juridique. Et dans les deux cas, une large majorité des votants s’est prononcée contre, non pas par principe mais au terme d’un arbitrage (estimant notamment qu’il y avait des dépenses plus importantes à faire dans la commune). Le résultat d’un forum local peut donc être contraire aux déductions trop rapidement faites à partir des sondages nationaux.

Instaurer une véritable démocratie participative à l’échelon municipal ?

Chacun s’accorde aujourd’hui pour constater que la démocratie représentative est en crise dans les démocraties occidentales. Mais ce n’est pas une raison pour en conclure que la bonne alternative est le modèle opposé de la démocratie directe, dans lequel les citoyens décident potentiellement tous par vote, le font sur tous les sujets et peuvent en fin de compte se passer de représentants élus. Il existe en quelque sorte une voie du milieu, c’est la démocratie participative.
Cette dernière est préférable car, au niveau national, le fonctionnement par referendum a toutes les chances de renforcer ce que l’étude des sondages d’opinion a déjà montré : le poids des arguments idéologiques, la constitution d’opinions binaires voire manichéennes interdisant de penser la diversité et la complexité des choses, l’exacerbation des imaginaires, des peurs et des émotions, le manque d’informations (voire la sensibilité à la désinformation), toutes choses qui risqueraient fort d’écraser tout véritable débat sur leur passage. Ce serait alors une caricature de démocratie, le règne des émotions et de la politique par slogans, et finalement un boulevard pour les populismes en tous genres. Ce serait de surcroît un type de fonctionnement ne suscitant aucun débat réel entre les gens qui vivent ensemble. En tiendrait lieu une sorte de forum sur Internet, sur les réseaux sociaux et autres sites dits « participatifs » où pullulent déjà les propagandistes et les « trolls » en tous genres. Nous avons désormais une bonne douzaine d’années de recul sur tout ceci et l’expérience montre que ce pseudo-débat sur Internet et les réseaux sociaux participe trop souvent à une dégradation de la qualité des discussions et finalement à une brutalisation des relations sociales.
En revanche, au niveau local, le referendum apparaît comme l’issue logique d’un débat au cours duquel des personnes qui vivent ensemble dans un espace donné (la commune) ont réellement discuté, confronté leurs avis et recherché ensemble une solution à des problèmes qui touchent leur vie quotidienne. Il constitue ainsi un des leviers d’une démocratie participative qui présenterait les énormes avantages d’incarner les problèmes et d’impliquer réellement les citoyens, en les amenant à davantage se parler entre eux donc également à admettre plus facilement la diversité des points de vue et à rechercher plus naturellement des compromis.
Autrement dit, si le referendum au niveau national risque de bi-polariser encore plus les opinions et de conflictualiser encore plus les relations sociales, son organisation au niveau local peut s’articuler avec une mise en discussion collective incarnée (on ne s’adresse pas à un personnage inconnu voire anonyme sur Internet, on parle avec son voisin dans la « vraie vie ») qui tend au contraire à les pacifier. Si la démocratie n’est pas que le choix d’une forme de gouvernement non autoritaire mais aussi un projet de « faire société », alors il est clair que, dans un pays de 67 millions d’habitants comme la France, en ce début de XXIe siècle, le referendum local peut y correspondre. En pratique, il se heurte toutefois à tout un système de gouvernement qui brille par son immobilisme malgré une façade de constante « modernisation ».

Sortir de la culture du chef et de la verticalité du pouvoir également au niveau local

Une demande de démocratie s’exprime de plus en plus dans un vieux pays dont le système politique apparaît non seulement usé mais aussi figé et comme incapable de se réformer. Domine toujours l’antique conception du pouvoir de type guerrier (il se conquiert dans et par la guerre électorale) et de type autocratique (une fois qu’on l’a, on le partage le moins possible). Le chef décide puis l’intendance suit. Le pouvoir est vertical et les messages vont dans un seul sens : du haut vers le bas (le système top-down disent les anglo-saxons). Le fait est bien connu au niveau national et les constitutionnalistes savent depuis le célèbre livre de Maurice Duverger en 1970 que le régime politique organisé par la Ve République ne doit pas être qualifié de parlementaire mais de « semi-présidentiel ». La critique d’une dérive autoritaire voire monarchique est ainsi consubstantielle à ce régime, de De Gaulle à Macron en passant par Mitterrand et Sarkozy. Et nombre de personnalités politiques de tous bords ont déjà appelé par le passé à la fondation d’une VIe République. Ces débats ont toutefois le plus souvent un point aveugle. En se concentrant sur le seul échelon national de la vie politique, ils occultent les questions locales où les blocages sont tout aussi puissants – si ce n’est davantage – et expliquent largement l’incapacité française à organiser davantage de démocratie participative.
C’est en théorie l’un des enjeux de la décentralisation : renforcer la démocratie en donnant davantage de prérogatives aux collectivités locales. Le gouvernement socialiste issu des élections de 1981 avait enclenché ce mouvement, la loi Deferre du 2 mars 1982 supprimant la tutelle des préfets sur les départements et créant les régions administratives également dirigées par leurs propres élus. Vingt ans plus tard, le gouvernement de J.-P. Raffarin prolongeait ce mouvement par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 consacrant l’autonomie financière des collectivités locales, transférant de nouvelles compétences aux Régions et créant deux nouveaux outils sensés favoriser la démocratie participative : le référendum d’initiative locale et un certain droit de pétition (les électeurs peuvent, par pétition, demander l’inscription à l’ordre du jour du conseil municipal d’une question relevant de sa compétence). A sa suite, la loi organique du 1er août 2003 relative au référendum local, dans un souhait de « Participation des électeurs aux décisions locales », a précisé la possibilité pour le maire ou le conseil municipal d’organiser à tout moment un référendum local pour trancher des questions relevant de la compétence de la mairie.

En théorie, la France dispose donc déjà des outils pour faire vivre la démocratie participative au niveau local. Mais il y a souvent loin de la théorie à la pratique ! Dans la réalité, la tentation est grande pour les élus locaux (comme l’avait bien montré Marion Paoletti) d’instrumentaliser ces référendums locaux, d’en faire une sorte d’instrument de légitimation de décisions déjà prises ou de les transformer en des sortes de plébiscites. Et puis, malgré la loi de 2003, les maires ayant utilisé la possibilité de faire des référendums locaux se comptent sur les doigts des mains en 15 ans. La méfiance envers les citoyens prédomine chez les élus. La démocratie locale est figée, comme l’a montré Michel Koebel. Pire encore : les gouvernements successifs récents ont multiplié les échelons intermédiaires de décision en créant des communautés d’agglomération (loi du 12 juillet 1999), des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI, loi du 16 décembre 2010) et enfin des métropoles (loi du 27 janvier 2014). Résultat : loin de renforcer la lisibilité des prises de décisions et la démocratie participative, ces réformes ont au contraire conduit à un renforcement de la confiscation du pouvoir de décider par les élus et les techniciens locaux, le tout de façon encore plus discrétionnaire (loin de tout débat citoyen local). C’est ce que Fabien Desage et David Guéranger ont appelé « la politique confisquée ».

Certes, dans ce tableau particulièrement sombre, émerge l’initiative très intéressante des budgets participatifs, initiée à Porto Alegre (Brésil) en 1989, reprise en France dans les années 2000 par des municipalités de gauche et qui s’étend désormais à d’autres courants politiques. L’expérience est intéressante à beaucoup d’égards (voir par exemple la vidéo de ce débat). Toutefois, il semble très exagéré de parler de « révolution citoyenne ». Deux limites de cette expérience sont en effet plus qu’évidentes. Premièrement, l’expérience ne concerne que quelques dizaines de communes en France (sur près de 36 000…). Et deuxièmement la part des budgets alloués et donc des projets concernés est plus que limitée. A Brest, par exemple, le montant alloué par la ville à cette forme de participation est de 3 % de l’investissement ce qui correspond à 0,3 % du budget annuel de la ville.
Enfin, quant au droit de pétition au niveau national cette fois-ci, organisé par la loi organique du 28 juin 2010, il prévoit une procédure particulière puisque les pétitionnaires (au moins 500 000 personnes majeures, de nationalité française ou résidant régulièrement en France) doivent saisir le Conseil économique, social et environnemental (CESE) sur « toute question à caractère économique, social ou environnemental ». Ce dernier doit ensuite la discuter en interne et éventuellement décider de la valider par un vote en séance plénière, avant de la transmettre au Premier ministre ainsi qu’aux présidents de l’Assemblée Nationale et du Sénat. De nombreuses pétitions ont ainsi été réalisées ces dernières années, mais à notre connaissance aucune n’a débouché sur une quelconque action législative. L’activité du CESE est hélas largement invisible politiquement et médiatiquement, y compris lorsqu’il tente de s’emparer de l’actualité des problèmes sociaux comme il l’a fait avec les « Gilets Jaunes », ne dénombrant que 25 000 participations entre la mi-décembre et début janvier (quand par exemple des vidéos postées sur Internet et les réseaux sociaux sur ces mêmes sujets font des centaines de milliers voire des millions de vues).

L’échec récurrent de la participation en France

A tout cela, il faut ajouter le constat classique fait par les chercheurs (voir par exemple ici, ici et encore là) ayant évalué les politiques de la ville au fil des ans et des réformes (la dernière en date étant la création de « conseils citoyens » dans les quartiers prioritaires par la loi du 21 février 2014). De tous les aspects de ces politiques menées depuis les années 1970, celui qui conduit à un constat d’échec récurent est précisément « le volet participatif ». On est loin en France de pratiquer ce que les Nord-Américains appellent de longue date l’empowerment. Le constat dressé par exemple par Thomas Kirszbaum est limpide : « La France se singularise dans le paysage international par une politique de la ville dont le caractère bureaucratique et descendant n’a fait que se renforcer au fil des ans. S’il existe naturellement des variations, d’une ville à l’autre, dans le mode de gestion des quartiers, la monopolisation du pouvoir par les institutions publiques – et par les municipalités au premier chef – est une donnée structurelle du ‘modèle français’. Ici se marque la principale différence avec d’autres modèles que l’on qualifiera de pluralistes, au sens où ils reconnaissent les collectifs d’habitants comme des acteurs légitimes du processus décisionnel ».
La participation à la française reste ainsi un processus étroitement contrôlé par le pouvoir politique, tant au niveau national qu’au plan local. Les élus redoutent l’émergence d’un véritable contre-pouvoir citoyen délibératif et ne conçoivent fondamentalement ni que l’initiative puisse partir du bas, ni que les citoyens puissent savoir mieux que les élus et les technocrates ce qui est bon pour eux, pour résumer les choses. De même : « Toute la dynamique institutionnelle à l’œuvre de la politique de la ville française concourt à inhiber l’émergence d’une capacité d’action autonome des habitants. Toutes ses orientations de fond confortent leur atomisation, aux antipodes du développement communautaire qui vise à restaurer des dynamiques collectives, bien au-delà de ce que l’on entend par ‘lien social’ dans l’animation socio-culturelle ». Aveuglés par la peur du communautarisme, la plupart des élus ne comprennent pas que « la ‘communauté’, c’est ce que les habitants partagent en commun, c’est la prise de conscience de leurs intérêts communs ; de même que l’on a parlé d’une ‘conscience de classe’ à propos du mouvement ouvrier, il s’agit de faire advenir une ‘conscience du quartier’, de transformer une force latente en force active pour échapper à la résignation et au fatalisme individuels », pour citer une dernière fois Kirszbaum.

L’urgence démocratique commence par le bas

Le mouvement des « Gilets Jaunes » pose avec acuité une demande de démocratie repérée de longue date par les chercheurs. On doit même parler d’une urgence démocratique à l’heure où les populismes, les nationalismes et les extrémismes gagnent du terrain un peu partout en Europe et dans le monde, conduisant à un recul des libertés et des droits fondant la démocratie. La France résiste encore à la conquête du pouvoir par l’extrême droite nationaliste, mais pour combien de temps ? L’étude des aspirations des manifestants en gilets montre que les thèmes nationalistes traditionnels comme la xénophobie n’y sont pas prédominants. Mais qui récupérera le plus les fruits de leur colère aux prochaines élections sinon l’extrême droite ? Pour les élus de tous niveaux qui gouvernent aujourd’hui notre pays, il y a donc urgence absolue à admettre que l’expression de la démocratie par le seul vote a vécu et qu’il faut véritablement instaurer davantage de participation et de délibération dans la vie politique. Beaucoup réclament pour cela une procédure référendaire nationale, restant ainsi figés sur le principe du vote binaire et des oppositions bloc-contre-bloc. Il nous semble quant à nous que c’est bien plutôt, en commençant par en bas, par les échelons locaux, que l’on aurait une chance de faire vivre une véritable démocratie, participative et délibérative, qui contribue du même coup à renforcer le vivre-ensemble et à pacifier la société. On espère, sans trop y croire, que le dit « grand débat national » ouvert par le gouvernement jusqu’en avril 2019 pourra au moins soulever quelques-uns de ces enjeux.

Il est nécessaire d’inventer de nouveaux modes de participation citoyenne 

Loïc Blondiaux

Le débat national est un outil stratégique pour gagner du temps, explique au journal Le Monde Loïc Blondiaux, professeur de science politique. Mais il peut être une possibilité de sortie de crise.

Loïc Blondiaux est professeur de science politique à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et spécialiste des théories de la représentation. Il a participé à l’ouvrage collectif Inventer la démocratie du XXIe siècle. L’Assemblée citoyenne du futur (Les liens qui libèrent, 2017).

Pensez-vous que le grand débat national lancé par Emmanuel Macron, le 15 janvier, soit un outil démocratique susceptible d’apporter de réelles solutions aux revendications des « gilets jaunes », ou une stratégie politique pour mettre fin à la crise ?

Loïc Blondiaux : Les deux. C’est d’abord une stratégie politique relativement classique de la part d’un gouvernement qui est confronté à des mobilisations importantes. En science politique, on désigne par le terme « concession procédurale » un type de réponse politique qui ne porte pas sur le fond des demandes des citoyens mais leur donne la possibilité de s’exprimer. Mais le grand débat vise aussi à prendre en compte une demande fondamentale du mouvement des « gilets jaunes » : celle de participer et d’influer sur la représentation. Donc oui, le débat national est un outil stratégique pour gagner du temps et donner le sentiment d’une réponse, mais il peut être aussi une possibilité de sortie de cette crise. Il est clair que la défiance à l’égard des institutions représentatives a atteint un niveau tel qu’il est nécessaire d’inventer de nouveaux modes de participation citoyenne. Un débat national qui associerait à la fois les citoyens ordinaires, les corps intermédiaires et les pouvoirs politiques pourrait être de nature à répondre en partie à cette défiance.

Par le grand débat, le gouvernement institue-t-il une forme de consultation inédite ?

Oui, dans la mesure où cette consultation porte à la fois sur des thèmes divers et appelle à la participation de toute la population. Depuis les États généraux de 1789, nous n’avons pas eu de dispositifs qui visaient à faire remonter de la part des citoyens des doléances ou des idées pour gouverner le pays. Il y a certes eu des consultations d’une certaine ampleur dans le passé : la consultation nationale sur l’école de 2003, la consultation de décembre 2015 sur la loi pour une République numérique ou encore la consultation sur la réforme des retraites en 2018 ; mais celles-ci ne portaient que sur un secteur de l’action publique. La France n’est pas un pays où la culture et la pratique de la participation citoyenne sont répandues. Cela fait une vingtaine d’années que la thématique de la démocratie participative s’est instaurée dans les discours et dans les pratiques politiques, mais les expériences qui sont menées tant à l’échelle locale que nationale ne sont ni très ambitieuses ni toujours convaincantes. A quelques exceptions près, qui sont la plupart du temps locales, notre système de gouvernement ne fait pas véritablement place à la participation ou à la consultation citoyenne. Ce grand débat apparaît comme la greffe d’une conception participative de la démocratie dans un pays qui ne la pratique pas beaucoup.

S’agit-il d’une avancée en matière de démocratie participative ?

Si le débat est improvisé, instrumentalisé et à la fin ne donne aucune piste véritable de transformation, le risque est de tuer l’idée même de démocratie participative. Le pire scénario serait que les citoyens se prennent au jeu, se mobilisent et qu’à la fin le gouvernement ne tienne pas compte des propositions formulées lors du débat. Il faut démontrer que la participation peut avoir des effets, autrement, le risque serait que les citoyens s’en détournent et n’acceptent plus à l’avenir de prendre part à ce type d’exercice démocratique.

Quels pourraient être les écueils de ce nouveau mode de consultation ?

La consultation directe des citoyens ordinaires ne peut pas être un moyen pour le gouvernement de court-circuiter les corps intermédiaires. Le recours aux plates-formes numériques fait partie désormais des techniques les plus utilisées par les gouvernements. Or, il ne me semble pas que cette collecte numérique d’opinions, s’apparentant parfois à un simple sondage, puisse se substituer aux autres formes de représentation de la société civile, aux associations, aux partis, aux syndicats. De plus, le grand débat national devrait être un moment de politisation et de délibération, durant lesquels les citoyens se rencontrent, échangent et confrontent leurs opinions. Or, les plates-formes numériques ne sont pas toujours le lieu d’une délibération de qualité entre les citoyens eux-mêmes. 
Enfin, il faudra être attentif à la façon dont se fera la synthèse de toutes ces discussions. Pour que le débat puisse être véritablement crédible, il faut qu’il y ait une transparence de l’organisation et en particulier du processus d’agrégation et d’analyse de toutes les contributions. Comment va-t-on aboutir à des conclusions et qui va mener ce travail de synthèse des discussions ? Le regret que l’on peut avoir au regard du fait que la CNDP (Commission nationale du débat public) ne soit plus le maître d’œuvre de ce débat, c’est justement ça : qui peut garantir aujourd’hui que le gouvernement mènera un processus absolument transparent de synthèse ? Les garants désignés, qui ne sont pas pour la plupart des spécialistes des démarches de participation, seront-ils suffisamment crédibles et outillés pour garantir la transparence et éviter l’instrumentalisation politique des résultats ?

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