Éléments sur le mouvement social des Gilets jaunes

samedi 9 février 2019, par Conseil scientifique d’Attac France

Texte préparé par Jean-Marie Harribey à la suite d’une discussion

au sein du Conseil scientifique d’Attac France

À l’automne 2018 a surgi en France le mouvement social des Gilets jaunes, inédit par sa forme et son contenu. Il a pris au dépourvu un gouvernement totalement acquis aux dogmes néolibéraux et engagé dans des réformes exclusivement à l’avantage de la classe dominante et des riches. Il a également surpris l’ensemble des médias et des observateurs, ainsi que la plupart des chercheurs en sciences sociales et politiques. Et il a laissé quasiment sans voix les responsables des confédérations syndicales, les uns parce qu’ils sont depuis plusieurs décennies englués dans l’« accompagnement » des mutations néolibérales, les autres soit parce qu’ils sont très méfiants vis-à-vis des mouvements qui partent en dehors d’eux, ou parce qu’ils s’avèrent impuissants à inverser un rapport de force défavorable aux travailleurs.

Aussi, il est difficile de dresser pour l’instant un cadre d’analyse du mouvement des Gilets jaunes qui soit théoriquement satisfaisant et, stratégiquement, pouvant servir à définir une attitude et une orientation à son égard. On peut, a priori, convenir du contexte dans lequel ce mouvement a fait irruption. C’est celui d’une crise du capitalisme mondial de type structurel, systémique, c’est-à-dire mêlant de manière indissociable les facteurs économiques, sociaux, écologiques et politiques, tant au niveau mondial qu’aux différents échelons nationaux et continentaux. Le bilan de cette crise se résume en quelques mots qui traduisent autant de drames et de dangers : explosion des inégalités, de la précarité, du chômage, des dégradations écologiques, et restriction des droits sociaux et des services publics pour laisser le champ libre à la marchandisations des humains et de la nature. De ce fait, les politiques néolibérales, faites de cadeaux aux riches, d’austérité pour les travailleurs et tous les pauvres, et de financiarisation de la société, précipitent les peuples vers l’abîme.

Au-delà de ce contexte bien repéré aujourd’hui, comment comprendre le mouvement des Gilets jaunes ? Plusieurs angles de vue ont été proposés à chaud. Aucun n’est suffisant à lui seul et chacun laisse des questions en suspens. On essaie ici de les regrouper en trois catégories : la sociologie des Gilets jaunes ; leurs revendications ; le rapport des individus en lutte aux institutions et à la démocratie, avant de proposer une conclusion partielle et provisoire. [1]

1. La sociologie des Gilets jaunes

Ce premier point est pour l’instant insuffisamment documenté. On peut discerner toutefois un caractère populaire indéniable. Les Gilets jaunes sont constitués d’une partie des travailleurs salariés appauvris, mais aussi de travailleurs indépendants dont les conditions de revenu et de vie sont contraintes par leur position dominée par des entreprises dont ils sont sous-traitants, ou bien parce qu’ils sont directement menacés par la concurrence. Toutes les observations recueillies témoignent également de la présence de nombreuses femmes et de retraités. La forte présence des femmes est aussi liée à celle des employées. En revanche, la présence de membres du salariat stable et mieux payé est moindre.

Cela dit, plusieurs questions restent encore sans réponse. Cette sociologie populaire mais composite explique-t-elle que la première expression du mouvement fut dirigée contre les « taxes », les « charges », au risque de prendre une tournure anti-impôts, du moins contradictoire, sinon poujadiste ? La maturation des revendications (voir plus loin) n’accrédite pas vraiment cette thèse.

Ce mouvement illustre-t-il la coupure théorisée par Christophe Guilly entre métropoles et périphéries, voire entre villes et zones rurales ? Le fait que l’occupation des ronds-points et les plus grandes manifestations (des samedis I à X) aient eu lieu relativement davantage dans les villes moyennes et petites ou autour d’elles pourrait appuyer cette idée. Celle-ci mettrait en évidence que la France des métropoles serait le lieu d’excellence des catégories sociales supérieures, tirant parti de la mondialisation, alors que les catégories populaires seraient reléguées en périphérie, au mieux dans des zones à l’habitat pavillonnaire. Cependant, l’analyse en termes de coupure métropoles/périphéries a été très critiquée. D’abord, la majorité des ouvriers et des employés vivent dans les villes (source INSEE). Et les deux tiers des personnes sous le seuil de pauvreté habitent dans les villes. (É. Charmes, S. Genevois, Enzo et X. Molénat, D. Béhar, H. Dang-Vu et A. Delpirou).

Toujours à propos de la sociologie du mouvement des Gilets jaunes, faut-il y voir le symptôme du déclassement des « classes moyennes » ? C’est la thèse la plus communément admise, aussi bien par les tenants de la coupure métropoles/périphéries que par la sociologie standard : la crise, la désindustrialisation, la mondialisation appauvriraient la plus grande partie de ces « classes moyennes » et mettraient fin à l’« ascenseur social ». Cette thèse peut être nuancée, sinon réfutée. Il y a une contradiction à définir le début des « classes moyennes » à 1265 € par mois (Observatoire des inégalités), c’est-à-dire à peine un peu au dessus du seuil de pauvreté, les classes populaires disparaissant alors presque entièrement, pour n’être plus que constituées que de très pauvres. Autrement dit, il est à craindre que le concept de classe(s) moyenne(s) serve à faire disparaître du paysage social les classes sociales définies par la lutte qui les oppose ; en particulier, est rayé de la carte théorique et politique le fait de vendre sa force de travail contre salaire. Enfin, le paradoxe est que des classes moyennes, dont la montée était considérée comme inexorable quelques années en arrière, se trouvent « rabaissées » dans des classes populaires dont on avait annoncé simultanément la disparition.

Une nouvelle question s’ensuit : est-ce la dilution des collectifs de travail due à la réorganisation néolibérale du travail et à l’éclatement national et international des lieux de production de valeur économique qui entraîne, selon certains observateurs, une baisse de la conflictualité dans les entreprises ? Selon eux, cette reconfiguration du travail obligerait à abandonner une analyse en termes de classes, et donc de lutte de classes. La période n’est plus où « l’imaginaire social porteur de ’lendemains qui chantent’, le communisme ou le socialisme, lié organiquement au prolétariat, surdéterminait l’identité de classe des individus » (P. Khalfa). À l’encontre de cela, la preuve n’est pas faite que les luttes dans les entreprises, pour défensives qu’elles soient le plus souvent, sont inexistantes ou en nette régression. Au contraire, elles restent nombreuses dans les entreprises, mais elles sont disséminées et très peu médiatisées. Même si les formes d’exploitation et de domination ne se réduisent pas à celle du capital sur le travail (cf. dominations de genre, de culture…), toutes les enquêtes sur le travail montrent que celui-ci reste le lieu d’une exploitation et d’une souffrance, et donc de conflit, en même temps qu’un lieu de reconnaissance sociale très important. Toutefois, la conscience des inégalités et de la domination ne s’enracine plus seulement dans le rapport social de travail, mais beaucoup plus diffusément dans tous les aspects de la vie collective, tandis que l’expérience des inégalités s’individualise (F. Dubet). 

En tout état de cause, il est vrai que le mouvement des Gilets jaunes a ciblé ses attaques contre le pouvoir d’État et le président de la République, tandis que le patronat et les actionnaires restaient hors de cause, sauf rares exceptions, faute de faire une distinction entre grandes entreprises multinationales et petites et moyennes entreprises. De même, le contrôle et la domination de la Commission européenne sur les politiques et budgets publics, et sur les services publics restaient pratiquement non évoqués.

2. Les revendications des Gilets jaunes

Il a été unanimement constaté la très rapide évolution et maturation des revendications exprimées par les Gilets jaunes. Parties du rejet de l’augmentation des taxes sur les carburants, les revendications se sont ensuite centrées sur quatre thèmes, déclinés incessamment sur les ronds-points et dans la rue : la critique des inégalités criantes ; l’exigence d’une fiscalité juste ; le besoin de services publics de proximité ; et un renouveau démocratique.

Loin d’être purement théoriques, ces revendications sont exprimées concrètement, notamment sur deux points de fixation : le rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et le référendum d’initiative citoyenne (RIC).

Comparés à la soixantaine de milliards d’euros de dividendes distribués par les grandes entreprises aux actionnaires en 2018, les quelque 3 milliards d’euros d’ISF perdus pour le budget public pourraient sembler dérisoires. En réalité, la détermination avec laquelle la suppression de l’ISF est critiquée montre le caractère symbolique que représenterait son rétablissement face à l’amoncellement de cadeaux que le pouvoir macronien a accordés aux riches et aux entreprises, en argent ou bien en abaissement du droit du travail.

La proposition de RIC a gagné tous les ronds-points et manifestations. Elle exprime la distance de plus en plus critique avec les formes de ladite démocratie représentative. Et elle serait susceptible de permettre aux citoyens « non pas manipulés mais informés » de réinvestir la chose publique, la res publica. « Appliqué très largement, le RIC contribuera à un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » (J. Testart) et « la montée du RIC au premier rang des exigences du mouvement montre donc une maturation politique remarquable, une prise de conscience à une échelle inédite de la nécessité d’un contrôle populaire direct sur les décisions politiques majeures » (T. Coutrot et Y. Sintomer). Un RIC sans réserves donc ? La nuance se précise : « La démocratie participative est préférable car, au niveau national, le fonctionnement par référendum a toutes les chances de renforcer ce que l’étude des sondages d’opinion a déjà montré : le poids des arguments idéologiques, la constitution d’opinions binaires, voire manichéennes, interdisant de penser la diversité et la complexité des choses, l’exacerbation des imaginaires, des peurs et des émotions, le manque d’informations (voire la sensibilité à la désinformation), toutes choses qui risqueraient fort d’écraser tout véritable débat sur leur passage. » (L. Mucchielli).

Par rapport aux revendications de type social (salaires, minimas sociaux, protection sociale, services publics, fiscalité), la proximité avec certains mots d’ordre traditionnels du monde du travail et des syndicats est très grande, à part la question de l’emploi et du chômage, largement absente des problèmes soulevés par les Gilets jaunes, ce qui n’est pas une mince affaire et qui a peut-être à voir avec la sociologie du mouvement. Mais cette relative proximité ne s’est pas traduite par un pas vers les organisations syndicales, et celles-ci ont en retour, pendant plusieurs semaines, adopté une attitude timide, sinon laissé transparaître une forte méfiance vis-à-vis d’un OVNI social. Cependant, les choses peuvent évoluer encore de manière positive. Ainsi, la CGT a commencé à voir le mouvement d’un œil plus compréhensif, tandis que des ébauches de coordination se manifestent du côté des Gilets jaunes : une « première ’assemblée des assemblées” des Gilets jaunes » a lancé un appel afin de donner la parole à la « Commune des communes », suite à celui de Commercy.

Il faut également noter un paradoxe saisissant. Pendant que les organisations syndicales commencent tout juste à prendre conscience de la question écologique, le mouvement des Gilets jaunes est né en refusant l’augmentation des taxes écologiques, tout en étant le premier mouvement ayant réussi à imposer dans le débat public l’idée que la transition écologique ne pouvait se faire sans le social. La crise du système productif capitaliste est ignorée par les Gilets jaunes, mais ce sont eux qui, de manière simple, font comprendre que le besoin de mobilité né de la dispersion des lieux de vie et de travail ne peut être satisfait que par un développement des transports collectifs.

Quelle hypothèse peut-on émettre pour expliquer pourquoi les revendications très nombreuses (au départ, plusieurs dizaines) se sont recentrées autour de quelques thématiques synthétiques ? Les lieux de rassemblement des Gilets jaunes, ronds-points et parkings de supermarchés, sont devenus au fil des jours des lieux de resocialisation contre la « désaffiliation » (R. Castel), de reconstruction d’un tissu social défait par le monde de la consommation individuelle de marchandises fétiches. Si les réseaux sociaux permettent de battre le rappel à manifester, ce sont les ronds-points qui ont comblé le manque contre lequel l’entre-soi des réseaux bien mal nommés sociaux ne peut rien. En quelques semaines, les ronds-points ont cessé de voir des individus tourner en rond au volant de leur véhicule pour devenir des lieux de parole.

3. Le rapport des Gilets jaunes aux institutions et à la démocratie

Le rapport que les Gilets jaunes ont exprimé avec le plus de véhémence, sinon de violence, vis-à-vis des institutions et de la démocratie représentative a sans doute quelque chose à voir avec la sociologie très composite du mouvement évoqué ci-dessus et les grandes revendications qu’il a posées. Plusieurs faits ou problèmes peuvent être mentionnés.

Le refus, au premier abord, de toute organisation structurée est-il le signe d’un appel à un renouveau de la démocratie ou la marque d’une croyance diffuse selon laquelle la société peut construire un projet collectif en additionnant des expressions individuelles ? Autrement dit, ces dernières peuvent-elles se passer de toute intermédiation ?

Le défaut de coordination, sinon le refus de son principe même, est le corollaire de l’extrême méfiance vis-à-vis des corps constitués : partis politiques, syndicats, institutions représentatives parlementaires, presse, critiqués en bloc pour leur supposée (mais souvent vérifiée) allégeance aux pouvoirs économiques et politiques. L’avantage de cette posture est de circonscrire le danger de voir le mouvement récupéré par les forces politiques d’extrême droite qui n’ont pas réussi à imposer leurs thèmes identitaires et xénophobes. Dans l’alternative identité versus égalité comme représentation sociale et politique dominante, le mythe du « grand remplacement » n’a pu prendre le pas. Le risque est de ne jamais aboutir à une quelconque médiation pourtant indispensable à un moment donné à tout mouvement social, sous peine de voir le pouvoir d’État reprendre peu à peu la main. Beaucoup de discussions sont menées pour savoir s’il y a un lien entre le mouvement des Gilets jaunes et la montée du « populisme ». L’erreur est sans doute de voir dans le mouvement des Gilets jaunes une reconstruction du peuple en sujet universel unique à la manière de Laclau et Mouffe. Mais il est vrai que, en maints endroits dans le monde et en Europe, la révolte gronde contre les pouvoirs établis, et, au-delà des mobilisations particulières à chaque pays, le mouvement des Gilets jaunes a eu un écho retentissant.

Le pouvoir d’État, n’ayant plus d’interlocuteur ni docile ni contestataire, est déstabilisé, au point qu’il est réduit à inventer un « grand débat national » dont les termes sont préconçus et les résultats déjà préemptés, tout en développant une répression policière comme jamais. En armant sa police d’armes potentiellement létales, le gouvernement accentue sa politique de répression des mouvements sociaux que l’on avait déjà constatée lors des mobilisations sociales antérieures. Il faut donc interpréter la politique néolibérale comme assez cohérente quand elle allie répression policière et instrumentalisation de la pauvreté pour discipliner les pauvres.

Même si les choses ne sont pas encore tranchées, il se dessine une participation aux rassemblements de « débat », sans que les formes et les contenus voulus par le gouvernement soient nécessairement respectés. Le doute est quand même permis qu’il en sorte quelque chose de positif dès lors que les réponses sont empreintes des formes de pensée qui ont accompagné la montée de la crise systémique : règne de la propriété, priorité à la finance, individualisme, productivisme, consumérisme, épuisement de la nature, climat… (B. Latour). Le balancement entre les particularismes et les nationalismes d’un côté et l’universel de l’autre reste un problème.

4. Conclusion partielle et provisoire

En termes théoriques et heuristiques, ces différents angles de vue sont souvent complémentaires. Ils mettent en relief des paradoxes, sinon des contradictions qui ne sont pas encore surmontées, si tant est que ce soit possible :

  • la transition sociale et la transition écologique sont intimement liées ; l’une ne peut aller sans l’autre et réciproquement ; en l’occurrence, pour la situation actuelle, cela signifie que la transition sociale ne peut être subordonnée à la transition écologique ;
  • la réponse aux urgences n’est compatible avec les transformations de moyen et long terme que sous certaines conditions ; à cet égard, la réduction drastique des inégalités, ici et dans le monde entier, est décisive pour pouvoir articuler le temps court et le temps long ;
  • les questions techniques sont toujours sociales et politiques ; le mouvement des Gilets jaunes rappelle, s’il en était besoin, que les solutions uniquement économiques (du type : on se contente d’augmenter les prix pour lutter contre l’emploi d’énergies fossiles) sont illusoires.

Sur le plan stratégique, les réponses restent à construire parce que :

  • ni l’idéalisation, ni la condamnation du mouvement des Gilets jaunes ne sont convaincantes ; la participation des forces syndicales, politiques et associatives aux rassemblements locaux et aux assemblées est davantage prometteuse ;
  • outre la participation jugée nécessaire à tous les échelons depuis le local jusqu’au national, il est indispensable de poursuivre le débat stratégique au sein de toutes les structures sociales et institutionnelles traditionnelles ; en particulier, parce que la solidarité avec la population la plus précarisée (banlieues, migrants…) et mal représentée par les Gilets jaunes représente un enjeu crucial ;
  • le risque que les structures et institutions se situant sur le terrain de la confrontation sociale pour l’émancipation et la sortie du capitalisme et du productivisme soient mises largement, sinon définitivement, hors jeu, affaiblies par le néolibéralisme et supplantées par des formes d’action invertébrées, n’est pas négligeable ; le prix à payer d’une évanescence des structures d’intermédiation socio-politique serait lourd en termes de résurgence des thèmes identitaires ou de d’un développement d’un mouvement de type « Cinq étoiles » ;
  • dans ce contexte, les nouvelles résistances en forme de désobéissance civile auront sans doute un rôle important, tant en termes de mobilisation que d’institutions d’intermédiation.

28 janvier 2019

Quelques repères bibliographiques sur le mouvement des Gilets jaunes et ses conséquences  [2]

Notes

[1Ce texte a bénéficié des apports écrits d’Esther Jeffers, d’Évelyne Perrin et de Catherine Samary.

[2Une bibliographie plus complète, actualisée régulièrement ici

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