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samedi 9 février 2019, par Jacques Cossart *

C’est par ce cri, teinté d’effroi, qu’un très grand nombre de manifestants, et plus encore de manifestantes, s’étaient mobilisés, sur de très nombreuses places brésiliennes, pour tenter de s’opposer à l’élection de Bolsonaro en lançant ce puissant impératif « Non, pas lui ».
Malgré cet élan, le 1er janvier 2019, la fonction de président de la République du Brésil a été transmise de Michel Temer, englué dans de très lourdes affaires de corruption et qui a dirigé ce que plusieurs considèrent comme un complot aboutissant à la destitution de la Présidente Dilma Rousseff, à Jair Bolsonaro.

Le personnage avait intégré l’armée comme parachutiste sous la dictature, puis, après une dizaine d’années, en a été renvoyé pour une vulgaire manifestation de potache ; il restera cependant, depuis 1988, officier subalterne de réserve. Enfant en 1964, il n’est évidemment pour rien dans le coup d’État militaire qui prend le pouvoir et le conserve jusqu’en 1985. Les militaires ont pu s’installer ainsi avec l’appui, largement documenté aujourd’hui, de la CIA états-unienne, notamment dans le cadre de la sinistre opération Condor [1], sous la présidence de Lyndon Johnson ; mais aussi avec l’appui d’une grande partie de la presse brésilienne, dont le déjà célèbre O Globo. Ont évidemment apporté leur total appui les puissants latifundiaires, ceux qui détiennent les terres [2], auxquels s’est jointe la bourgeoisie industrielle qui s’était développée à la fin des années 1950, avant qu’une des nombreuses crises n’entraîne une baisse de la croissance économique et une très forte inflation conduisant, tout naturellement, cette bourgeoisie à se jeter dans les bras des militaires.

Quelques aspects du Brésil

Pour observer la population brésilienne – 207 millions en 2017 selon l’institut statistique du pays, répertoriés selon la couleur de peau déclarée – il faut se souvenir du passé colonial, des immigrations et des profondes inégalités [3] auxquelles elle fait face. Aujourd’hui, le Brésil est le premier pays producteur mondial de canne à sucre et de café, mais aussi parmi les premiers producteurs de coton et de tabac. Leur culture remonte à la colonisation portugaise au XVIe siècle, qui n’a pu se mettre en place et prospérer qu’en raison de l’usage massif d’esclaves noirs, razziés en Afrique par les colons portugais et débarqués principalement à Rio. Si l’esclavage a été aboli à la toute fin de XIXe siècle, la population noire est restée, a participé au métissage et à la culture brésilienne que l’on retrouve aujourd’hui, en particulier dans le Nordeste, avec, par exemple, le « candomblé » et la « capoeira » qui accompagnent toutes les fêtes. Il n’est pas rare de lire ou entendre que le racisme n’existe pas au Brésil ; s’il ne se présente pas sous la forme monstrueuse rencontrée aux États-Unis, son existence réelle est cependant bien présente. On ne croisera pas de femme blanche qui soit employée de maison, pas davantage d’homme blanc chauffeur ou jardinier. La discrimination est, d’abord, sociale. L’institut statistique brésilien ne dénombre pas plus de six millions d’emplois domestiques, c’est beaucoup moins que ce que laisse supposer l’observation quotidienne où vous rencontrez tout foyer de la classe moyenne et de la bourgeoisie bien entendu, employant au moins une personne.

Ces six millions de personnes, ou plus peut-être, vivent, du nord au sud du pays, dans des conditions particulières qui façonnent la vie quotidienne et participent incontestablement à la sociologie et la pensée brésiliennes. Si on peut entendre une riche maîtresse de maison réprimander vertement son employée ayant présenté des œufs jugés « inélégants », une grande partie de ce personnel est considérée comme faisant, plus ou moins, partie de la famille avec les caractéristiques accompagnant ce comportement « paternaliste ». La personne est, la plupart du temps, logée sur place dans la petite chambre que comportent toutes, ou à peu près, les habitations. La plupart du temps elle n’est pas maltraitée mais ne doit guère, tout au long de la semaine, compter son temps. Elle est affiliée à la Sécurité sociale – laquelle s’est dégradée lourdement avec Temer et ne sera certainement guère promue par le ministre de l’économie, Paulo Guedes [4] ancien élève de Milton Friedman – souvent, les très coûteux soins de santé sont pris en charge par la famille qui l’emploie.

Mais, comme on le verra plus loin, bien au-delà de ce que sont les rémunérations – basses et ressenties comme telles – ce sont les inégalités particulièrement agressives qui pèsent lourdement. On s’en rend compte aisément en se penchant sur les données relatives aux inégalités dans le monde, calculées par l’équipe animée par Thomas Piketty. On notera que, tout au long des années 2000, l % des plus aisés accaparait plus du quart du revenu national, et, pour les 10 % de la population la plus riche, il s’agissait de plus de 55 %. Sur la même période, les 50 % du bas devaient se contenter de 12 à 13 % de ce même revenu national. Plus grave, peut-être, eu égard au devenir politique, la « classe moyenne », définie dans les données statistiques évoquées ici, comme celle qui, au Brésil en ce début du XXIe siècle, dispose de 40 % du revenu national, se situe à peu près au même niveau que les 1 % les plus riches. Sans doute, ces données, telles que présentées dans le graphique ci-dessous, sont établies avant impôt ce qui, malheureusement au Brésil, ne change pas grand-chose si ce n’est accentuer encore les ressentiments, tant le sentiment, et la réalité, d’injustice fiscale sont profonds ; l’impôt indirect a la part belle. Cette « classe moyenne » voudrait sans doute se voir traitée comme les 10 % les plus favorisés et redoute plus encore de se voir « ravalée » au sort des 50 %.

On reproduit ci-après, le tableau, toujours établi par World inéquality dattabase (WID), indiquant pour la période 2001-2015, puis, à l’intérieur de celle-ci, les périodes 2001-2007 et 2007- 2015, la part de la croissance acquise par le pourcentage de la population indiqué en ligne. On voit ainsi que, sur les 15 années examinées, quelque 200 000 individus – sur plus de 200 millions – se sont accaparé près de 3 % des fruits de la croissance globale.

Comment imaginer qu’un pays où 10 % d’une population captent plus de 8 % du revenu national, sans que la fiscalité y change grand-chose, puisse ne pas provoquer la violence et le rejet politique constatés au Brésil aujourd’hui ?

Les élections d’octobre 2018

C’est sur cette toile de fond que s’est déroulée l’élection présidentielle d’octobre 2018. Dans ce pays, où le vote est obligatoire, quelque 25 millions d’électeurs n’ont pas pris part au scrutin, 116 millions se sont exprimés au second tour dont 45 % pour le candidat du PT, Fernando Haddad, et 55 % pour son adversaire ; près de 10 % des bulletins ont été déclarés blancs ou nuls. Toutes les enquêtes menées avant que Lula n’ait été incarcéré, et même après, le mettaient en tête ; ainsi, en août 2018, alors qu’il était en prison depuis avril, il était toujours au double de Bosonaro. Ce n’est que le 1er septembre, à un mois du scrutin, que la candidature de Lula a été invalidée et que son colistier, Haddad, a été lancé officiellement dans la campagne. On ne se livrera pas ici à l’analyse des handicaps qu’un tel calendrier lui imposait, ni du choix tardif du PT ayant débouché sur cet enchaînement. On sait cependant que si Lula constituait la bête noire de la bourgeoisie et d’une partie de la classe moyenne, l’homme de la Bolsa familia jouissait d’une forte popularité dans la population. Il faut dire que, après deux échecs, son irruption à la présidence de la République en 2002 avec 61 % des voix, et sa réélection en 2006 avec le même score, avait profondément secoué le Brésil et stupéfié le monde. En 2010, Inácio Lula da Silva enregistre toujours des taux de popularité de l’ordre de 75 %. Comment alors imaginer les résultats de l’élection d’octobre 2018 ?

Beaucoup d’analystes, particulièrement des économistes proches du PT, estiment que le péché originel était commis dès lors que le premier gouvernement Lula, en 2003, avait accepté la médecine du FMI, le ministre qu’il avait alors nommé aux finances, Monsieur Palloci membre du PT et partisan convaincu des avantages de l’économie de marché, justifiait la décision présidentielle, sans ciller en proclamant même, « on ne change pas de remède en cours de traitement » ! Lourde erreur de départ ou non, dès les premières années, à l’exception notoire du fameux Fome Zero, axe central de l’action de Lula – totalement justifié au demeurant mais ne touchant malheureusement pas au cadre structurel responsable des profondes inégalités – ne s’inscrit pas dans une démarche socialiste. Dans le courant des deux dernières années de ses mandat, en 2001 et 2002, son prédécesseur, Fernando Henrique Cardoso, avait conclu deux concours pour un total de 45 milliards de dollars avec le FMI du Consensus de Washington le plus étroit ; au lendemain de son élection, Lula déclare qu’il respectera, à la lettre, les prescriptions imposées, aussi bien logiquement s’ensuivent, pour y parvenir, plusieurs graves mesures qui, si elles sont louées par les institutions internationales, heurtent bon nombre d’électeurs : mise en œuvre d’un programme d’austérité budgétaire particulièrement dur ; profonde réforme du secteur public notamment en matière de retraites, lesquelles seront alignées sur celles du secteur privé beaucoup moins favorables aux retraités ; ajournement de la réforme agraire mais autorisation, pour satisfaire les grands propriétaires terriens, du soja transgénique [5].

Les services publics sont en très mauvais état, notamment les hôpitaux et les écoles dont la qualité ne cesse de se dégrader ; ils ne s’étaient améliorés ni avec Lula ni avec Dilma Rousseff. Conséquence, les pauvres vont dans les écoles et centres de soins publics, mais la bourgeoisie et la classe moyenne ont recours au secteur privé, cher mais très florissant. Un exemple pris à Recife, dont l’agglomération dans le Nordeste compte près de 4 millions d’habitants, un couple – elle chirurgienne, lui cadre dirigeant – avec deux enfants et employant deux personnes, consacre pour l’enseignement des deux filles et l’assurance santé pour la famille et les deux employées de maison, près de 40 % de ses revenus ; il est parfaitement représentatif de la manière dont vivent ses amis, ils habitent un appartement loué, le taux de l’emprunt qu’il devrait contracter pour l’acquérir, serait supérieur à 12 % l’an. Ce couple tout comme le frère avocat, bien que non militants du PT, ont voté, au deuxième tour de la présidentielle, pour Fernando Haddad comme la majorité des habitants des dix États du Nordeste.

Qu’attendaient les Brésiliens de la présidentielle de 2018 ?

Lors du congrès fondateur du PT en 1980 – la dictature devait encore durer cinq ans – les espoirs étaient immenses mais très divers ; à la mesure sans doute de l’hétérogénéité des participants. Autour de militants syndicaux de l’industrie, se retrouvaient des militants contre la dictature, des communistes, des militants chrétiens, y compris des clercs et plusieurs évêques, des militants de la réforme agraire, des étudiants, des intellectuels de gauche, c’est-à-dire un très riche mais très divers creuset. Aucune de ces composantes n’envisageait de promouvoir, dans l’immédiat, un système politique, il s’agissait à l’époque, seulement si on ose écrire, de mettre fin à la dictature ; elles allaient devoir d’ailleurs attendre encore plus de vingt ans avant de pouvoir, en 2004, fêter une victoire d’étape. C’est peut-être à partir de là que se sont accumulées les incompréhensions, les attentes déçues, les rancœurs et même quelques trahisons plus ou moins lourdes.

Outre des dispositions destinées à sortir le Brésil de l’économie rentière capitaliste, qu’attendaient les militants du PT ? Ils voulaient, en urgence primordiale, que soient éradiquées de la société brésilienne la corruption et la violence ; ils partageaient cette exigence avec la très grande partie de la population. C’était, et c’est, une exigence de l’ensemble du pays.

En 2017, les autorités ont recensé plus de 63 000 homicides. La violence envahit les villes évidemment, notamment Rio et Sao Paulo ; elle est présente partout, dans les favelas comme dans les immeubles de la classe moyenne où les dispositifs de sécurité sont omniprésents. L’immeuble le plus haut, comme le plus petit bâtiment, est gardé jour et nuit. Il n’est plus une seule ville où, de nuit, sur recommandation quasi officielle, plusieurs feux de circulation ne sont pas respectés, tant s’arrêter représente un danger. Sortir, de jour comme de nuit, vous expose à des consignes de sécurité présentées comme indispensables.

Mais les zones rurales ne sont pas épargnées. Là, il s’agit d’assassinats perpétrés par les hommes de main des propriétaires terriens qui veillent à ce que la réforme agraire reste bien lettre morte. La Commission pastorale (CPT) et le Mouvement des sans-terre (MST) ont recensé, ces dernières années, près de 2 000 meurtres [6]. Mais les meurtriers d’aujourd’hui ne sont pas les très populaires cangaçeiros de la fin du XIXe siècle et du XXe au Nordeste, ils sont armés et payés par les latifundiaires dont la superficie qu’ils se sont appropriée a, selon la CPT, quadruplé depuis les violents conflits de 1985. Le MST dénonce un climat de totale impunité. Évoquer ces données avec qui connaît bien cette question et à qui on demande « la situation s’est-elle améliorée avec Lula ? », la réponse est unanimement « elle s’est dégradée ».

Cette exigence de voir mettre fin à la violence omniprésente a incontestablement constitué un ressort du vote Bolsonaro. Pensez, un militaire qui en 2016 déclarait que « l’erreur de la dictature [instaurée en 1964] fut de torturer et non de tuer » allait mettre bon ordre à cette chienlit ! Il est vrai qu’à côté des 3 200 tués par le régime de Pinochet au Chili, les 400 morts officiellement reconnus au Brésil, ou les 11 000 disparus [7] dans le Chili du sinistre Videla, peuvent paraître anecdotiques.

Dans le monde des laissés-pour-compte [8], la violence est devenue une mode d’expression courant. D’où ces laissés-pour-compte peuvent-ils donc bien venir au Brésil ? Il suffit de jeter un œil au tableau 2.11.3 ci-dessus. Pendant les 15 premières années du XXIe siècle, plus de 100 millions de Brésiliens n’ont eu droit qu’à 16 % de la croissance, pendant qu’à peine 200 000 ultras-riches ont réussi à en ingurgiter 3 %. Ces 100 millions ne vivent pas tous dans les favelas qui, selon l’institut statistique, en compteraient quelque 12 millions [9]. Plus de 80 % de la population vivent en zones urbaines où on trouve ces favelas mais aussi, de plus en plus loin des centres-villes, de nombreuses habitations précaires sans véritable urbanisation. À Recife, dans le Nordeste, Santa Amaro, petite favela de pas même 30 000 personnes, bâtie au niveau de la mer, les choses n’ont guère changé depuis 1972, les égouts n’existent toujours pas, le chômage est toujours là, mais pas les écoles ni les centres de soins, on y voit les mêmes enfants errer dans les rues. Pour les soins, il suffit d’aller à l’hôpital public surchargé, dont les équipements se dégradent d’année en année... Si, quelque chose bouleverse l’environnement audiovisuel, de nombreux puissants haut-parleurs diffusent en permanence la bonne parole évangélique relayée par les pentecôtistes et autres adeptes de l’Église universelle. Tous sont néanmoins en concurrence parce qu’il faut de l’argent pour tout cela. Il y a près de 50 ans, c’était l’Église catholique qui était là et, très majoritairement, luttait contre la dictature ! Il faut dire qu’à l’époque, beaucoup en son sein, vivaient en symbiose avec la population. Jean-Paul II n’arriverait qu’en 1978, et n’avait pas encore pu détruire la théologie de la libération, ce qui a, incontestablement, constitué le grand œuvre de son pontificat !

Pauvreté et violence

La pauvreté au Brésil et les profondes inégalités sont anciennes. Ainsi, on remarque dans [10] « Perspective monde » (Université de Sherbrooke) qui recense les données chiffrées mondiales depuis 1945, que le coefficient de Gini qui avait atteint 0,63 en 1989 s’était, bien modestement, amélioré à 0,53 en 1993, pour se retrouver à ce même niveau élevé en 2013 – le Brésil se situe ainsi dans la dizaine de pays les plus inégalitaires dans le monde au premier rang desquels l’Afrique du Sud, à l’opposé de la Norvège ou de la Finlande qui sont autour de 0,27 –. On a vu précédemment comment se traduisait cette inégalité. Pourtant, le PIB du pays, calculé par WID en euros constants 2005, a été presque triplé depuis les années 1950. Normal, si on veut distribuer aux premiers de cordée (les 0,1% de la population, voir tableau ci-dessus), 15 % de la croissance, il faut bien que la moitié de la population ne s’en partage à peu près que la même chose (16 %). Pendant les années Lula-Rousseff (2004-2014), on estime à 30 millions le nombre de Brésiliens sortis de l’extrême pauvreté ; en 2016, 3 millions avaient un revenu mensuel inférieur à 140 réaux, avec un salaire minimum qui s’élevait à 880 réaux [11] R$ par mois ; sans compter le chômage passé de 4 % en 2004 à 13 % aujourd’hui.

Toutes les statistiques, brésiliennes et internationales, montrent que le pays est, dramatiquement, celui où se commet le plus grand nombre de meurtres et qu’il se classe parmi les tout premiers si on rapporte le nombre de ceux-ci à celui du nombre d’habitants. Il semble bien aussi que ce sont les jeunes qui, dans ces sinistres statistiques, paient le plus lourd tribut : l’UNESCO indique qu’il s’agit de plus de la moitié. L’OMS décomptait, en 2015, 22 morts par balle pour 100 000 habitants, mais plus de 47 chez les jeunes, avec une forte prévalence dans les quartiers pauvres des grandes villes. Évidemment, la drogue joue un rôle de premier plan ; la pauvreté est sans doute le facteur le plus important de « l’entrée » en drogue, en même temps qu’elle fait espérer des gains inaccessibles autrement. Le cycle pauvreté/violence est enclenché. Dès lors, les pires solutions – dont tous les experts de ces questions démontrent la totale inefficacité – sont, au contraire, proclamées les meilleures par l’ex-capitaine élu à la présidence du Brésil. C’est aussi ce que professe, et met en œuvre, le président des Philippines.

La mise en scène, tous azimuts, des rodéos policiers ultra-violents, dans les favelas, censés lutter contre les trafiquants de la drogue, ne change rien au trafic puisque les chefs mafieux très riches et protégés par certains politiques sont très rarement arrêtés, les images de quelques-uns sont, elles, destinées à la propagande gouvernementale. Ce sont les petits consommateurs-distributeurs qui le sont. Comment imaginer que l’ultra-violence – d’État de surcroît – subie en ces occasions puisse ne pas participer au développement de celle-ci ?

On se trouve au Brésil de la fin des années 2010 face à la dénonciation des classes dangereuses incriminées en France à la fin des années 1950 par l’historien Louis Chevalier, qui prétendait montrer que les classes laborieuses présentaient un fort taux de criminalité. Bien entendu, pour les gens bien, il fallait les combattre et s’en méfier ; comme le chantait Brel Faut vous dire, Monsieur/Que chez ces gens-là/On n´cause pas, Monsieur/On n´cause pas, on compte ! Les pauvres, eux, survivent et meurent. Le taux de mortalité infantile, qui avait baissé depuis les années 1960, remonte depuis 2015 ; on peut craindre que ce soient les favelas qui aient provoqué cette rupture... Salauds de pauvres, comme on disait en France dans ces années-là !

Les pauvres, acteurs et victimes de la violence

Incontestablement, les pauvres commettent meurtres et violences dont eux-mêmes sont les premières victimes. Alors, les supprimer ? On peut se demander si ce n’est pas là la pensée des forces de police dans ces actions toujours plus violentes. En 2016, le Brésil a enregistré, par rapport à 2015, une augmentation du nombre de meurtres de 29,9/100 000 habitants ; dont une proportion élevée de Noirs. L’ONG brésilienne Forum brasileiro de segurença publica donne les statistiques suivantes pour 2016 : augmentation de 26,8 % du nombre de tués par la police, dont 99 % sont des hommes, 82 % des jeunes de moins de 29 ans et 76 % des Noirs [12]. L’ONU considère qu’à partir d’un nombre de tués par la police de 10/100 000 habitants, le pays est considéré comme victime de violence endémique !

À cette ambiance de violence, réelle mais davantage encore ressentie, s’ajoute la corruption que tout Brésilien perçoit comme une pratique généralisée des responsables politiques à tous niveaux et qu’il vit quotidiennement. C’est dans cet environnement que la droite, largement servie par beaucoup d’organes de presse et par les églises évangéliques, a réussi un coup de maître d’abord avec la destitution de Dilma Rousseff, puis l’incarcération de Lula : réseaux sociaux aidant, une part importante de la population s’est mise à considérer que c’était la parfaite réalité, corruption et violence partout, aucun parti n’y échappe. L’urgence sociale à laquelle avait, en partie, répondu le PT devenait une urgence répressive. Il faut dire que la période 2003-2016 (de la première élection de Lula à la destitution de Dilma Rousseff) s’est inscrite, du point de vue de la pratique politique, dans la longue tradition arrangements-corruption. La constitution brésilienne qui, dans un régime présidentiel, organise un vote totalement proportionnel, tant pour les 513 députés que pour les 81 sénateurs, favorise de nombreuses turpitudes, encouragées par la corruption. Lula da Silva, par exemple, pour faire passer la Bolsa familia, aurait eu recours à des « achats » de votes. À cet égard, on doit noter que, en septembre 2018 au cours de la campagne présidentielle, Fernando Haddad, candidat du PT, avait annoncé que, s’il était élu, il n’accorderait pas de grâce présidentielle à l’ancien président. La Chambre élue en même temps que Bolsonaro compte 30 partis disposant d’au moins un député. Le PT en a 56 et le PSL (Bolsonaro), 52. Les six autres partis qui viennent ensuite ont ensemble, 200 députés dont seulement 32 pour le PSB annoncé socialiste, à peu près autant que le PRB se réclamant ouvertement de l’Église universelle. Dans une chambre à ce point éclatée, tous les partis s’arrangent – y compris par la corruption – à rassembler le maximum de voix ; le PT s’est prêté à cette pratique, malheureusement pour la suite. L’affaire du mensalão, ces mensualités distribuées, en 2005, par le PT à des parlementaires, avait donné lieu à un déchaînement de la presse ; comment s’en étonner ? Par ailleurs, le caractère fédéral de l’État renforce la difficulté de parvenir à une majorité.

Un Brésilien – pourtant favorable au PT – disait, lors de la campagne, pour décrire le contexte politique : « Si vous acceptez de monter à bord d’un véhicule qui, de l’extérieur déjà, répand une odeur pestilentielle, ne vous étonnez pas, si vous y entrez, d’être sali ». Pétrobras [13] est la plus importante entreprise brésilienne. De ce fait, et dans l’ambiance délétère de la corruption, elle est, avec d’autres comme le géant du BTP et de nombreux autres secteurs, Odebrecht, l’objet de poursuites judiciaires, notamment dans le cadre de l’opération Lava Jato. De très nombreux responsables politiques, de tous niveaux et, semble-t-il, de tous partis, sont impliqués.

Dès lors, un ancien militaire, partisan de la dictature, quasi totalement inconnu quelques mois plus tôt, devenait le sauveur désirable dans le cadre, en outre d’une lutte des classes profondément entretenue ; pensez, les domestiques par exemple, se trouvaient promues au rang de n’importe quels travailleurs ! Se répandait dans l’opinion l’idée que mieux valait un raciste qu’un voleur, oubliant ainsi beaucoup des talents dudit raciste ! Adieu Lula, donné quelques semaines auparavant, par tous les analystes et tous les sondages, largement vainqueur ; vive Bolsonaro qu’aucune de ses prises de position politique ne semble perturber ses électeurs, pas davantage que la violence ignominieuse [14] qu’il pratique à profusion.

Comment le Brésil en est-il arrivé là ?

Les questions économiques n’ont guère tenu le haut du pavé au cours de la campagne électorale présidentielle Sous les mandats Lula-Rousseff, la croissance – en partie grâce aux exportations – a été continue, puis elle ralentit dès la fin de 2013 et le pays entre en récession en 2015. Mais les avancées pour la population avaient été réelles, bien que les inégalités soient toujours restées considérables ; la Banque mondiale estime que si 11 % de la population vivaient sous le seuil de pauvreté à l’arrivée du PT, ce taux était tombé, grâce en partie à la Bolsa familia, au dessous de 3 % en 2014. Soutenant quelque peu la fierté nationale, le pays, au plan international, avait le vent en poupe. Les riches se tenaient cois ; il faut dire qu’ils détenaient une part importante de la dette publique, tant au niveau fédéral qu’à celui des États, en grande partie parce que les intérêts servis sont élevés, supérieurs à 13 % l’an [15]. Les gens du pouvoir affichaient une désinvolture dont la morgue n’avait plus la moindre retenue depuis l’arrivée de Michel Temer ; toutefois, c’est Lula et le PT qui cristallisèrent – malheureusement à bon droit, bien qu’ils ne fussent pas en la matière, tant s’en faut, les premiers de la classe – la majeure partie de toutes les rancœurs.

L’arrivée de l’extrême droite au Brésil, n’est pas survenue dans un ciel serein. Depuis 2015, les crises diverses se sont surajoutées à la récession économique [16] : une grave crise sociale – Michel Temer, le tombeur de Dilma Rousseff est, en 2016 avec le fameux amendement constitutionnel (PEC-55) adopté par le Sénat, parvenu à imposer un plafond radical [17] des dépenses publiques sociales et d’éducation pour les vingt années à venir, plongeant le pays dans un ultralibéralisme extravagant –, une crise politique (tous les partis sont délégitimés), une crise juridique (politisation des instances judiciaires jusqu’à la Cour suprême), une crise de la sécurité publique, déjà évoquée. Cette accumulation de reculs a conduit à ce que 57 millions de Brésiliennes et Brésiliens considèrent que Bolsonaro était le seul en faveur de qui ils pouvaient voter. Haddad [18], malgré une remontée au cours de la campagne, a obtenu 10 millions de voix de moins que l’homme de l’extrême droite ; aux yeux de beaucoup, il restait le successeur, voire la marionnette, de Lula présenté, comble de l’ironie, par une majorité de la presse et tous les candidats, à l’exception de Griro Gomes (PDT), comme un redoutable extrémiste ! Il faut ajouter, comme rappelé précédemment, que, malgré un vote obligatoire, quelque 25 millions de personnes n’ont pas jugé utile d’aller voter, ce qui ne milite guère en faveur d’un fort sursaut citoyen – en tout cas insuffisant – pour barrer la route à l’extrême droite. Incontestablement, une fraction de ces 57 millions a transformé la dictature militaire en ce que plusieurs analystes ont qualifié d’utopie seule à même d’amener sécurité, prospérité et stabilité ; sans compter, comme déjà mentionné, la débauche de propagande évangélique à travers notamment les réseaux sociaux. Si l’admirateur de la dictature militaire n’aura sans doute aucune difficulté à s’entendre avec son ministre des affaires étrangères, Ernesto Aranja, pour qui le réchauffement climatique n’est que « propagande gauchiste », ni avec Tereza Cristina, sa ministre de l’agriculture, qui ne jure que pesticides et autres semblables progrès, comment, en revanche, cet ultra-nationaliste va-t-il tolérer son super-ministre ultralibéral, Paulo Guedes, réputé ne pas supporter la moindre contradiction. Toutefois, l’immense majorité de la population n’a rien à attendre de salvateur de cet attelage, brinquebalant ou non.

Jacques Cossart est membre du Conseil scientifique d’Attac. [19]

Notes

[1Au début des années 1970, la CIA a organisé et soutenu de nombreux assassinats politiques dans plusieurs pays d’Amérique du Sud, notamment au Chili, en Argentine et au Brésil.

[2Le courageux Mouvement des sans-terre (MST), qui a subi de nombreux assassinats, a certes permis à près d’un million de familles de cultiver, à travers les assentamentos quelque 85 millions d’hectares, pour autant, il n’a pas permis une véritable réforme agraire. Aujourd’hui encore, les trois quarts des paysans disposent d’à peine 12 % des terres pendant que moins de 1 % des grands propriétaires terriens en possèdent le tiers.

[3Le Brésil figure parmi les pays les plus inégalitaires du monde. Son coefficient de Gini (0 signifiant une égalité parfaite et 1 une inégalité totale) est toujours, malgré la Bolsa familia ayant sorti des millions de familles de la faim, supérieur à 0,50, comme l’Afrique du Sud, autre grand pays particulièrement inégalitaire. Les pays du Nord de l’Europe se trouvent autour de 0,26.

[4Il contrôlera l’économie, les finances, la planification, l’industrie et le commerce extérieur.

[5Cette politique a « réussi », aujourd’hui, le Brésil est, derrière les États-Unis, le second producteur mondial de soja, transgénique pour la quasi-totalité. On sait les conséquences lourdement néfastes, du point de vue social et environnemental, de cette culture, notamment quant à la déforestation amazonienne.

[6La CPT a recensé, pour la seule année 2016, 76 assassinats.

[7Pendant des décennies, les Folles de la Place de Mai à Buenos Aires, ont manifesté en réclamant leurs enfants disparus.

[8Dans les rapports sur le développement humain établis par le PNUD, apparaissent trois indicateurs rendant compte des inégalités : un indice mesurant le rapport entre de revenus entre les 20 % les plus élevés et les 20 % les plus bas ; il s’établissait en 2016 à 15,5 (France : 5,3) ; l’indice de Palma, lui, mesure le rapport entre les 10 % du haut avec les 40 % du bas, au Brésil, il s’établissait à 3,5 (France : 1,5) et l’indice de Gini déjà mentionné, de 0,51 (France : 0,33).

[9Rio de Janeiro compte plusieurs centaines de favelas dont plusieurs surplombent la célèbre et idyllique Copacabana et où s’entassent plus d’un million de personnes.

[10Il semble établi que toutes ces Églises réclament, et obtiennent, de leurs ouailles, 10 % de leurs revenus.

[11En 2018, le salaire minimum est de 954 R$, 1 litre de lait coûte 2,20 R$, 1 litre d’huile d’olive, 27, 00 R$, 1kg de patates douces, 5,50 R$, 1kg d’ignames, 6,50 R$.

[12Selon les déclarations des intéressés lors des recensements, le Brésil compterait notamment 48 % de Blancs (soit la minorité, ce qui correspond à l’impression visuelle, renforcée dans certains quartiers et villes), 43 % de Métis et seulement 7 % de Noirs.

[13La Compagnie pétrolière publique, dont Dilma Rousseff a été présidente pendant sept ans, fait partie des grands producteurs mondiaux de pétrole avec, en 2017, 140 millions de tonnes/an (Arabie saoudite 560, Russie 550, Koweït 140) est la première compagnie brésilienne par son chiffre d’affaires et constitue donc une puissance financières considérable.

[14Il avait osé déclarer à la députée Maria do Rosario qu’elle était trop moche pour qu’il la viole.

[15Les détenteurs de capitaux, quand ils ne placent pas à l’extérieur, préfèrent acquérir de la dette plutôt que d’investir dans le pays ; ainsi, en 2017, la formation brute de capital fixe (FBCF)s’élevait à 16 % du PIB, pendant qu’elle s’établissait à 25 % en moyenne pour les BRICS et même 42 % en Chine.

[16Notamment, récession, crise monétaire avec dévaluation, austérité, chômage.

[17Qui, sans surprise, pèsera lourdement sur les plus pauvres en augmentant encore les inégalités et le chômage à travers, notamment, une augmentation des impôts indirects qui constituent la part la plus importante de la fiscalité brésilienne.

[18Vu par une partie de l’électorat comme le candidat du PT, donc de la corruption.

[19L’auteur de cet article est très attaché au Brésil où il séjourne régulièrement depuis 1972. Son frère, Henri Cossart, y est arrivé en 1964 comme prêtre ouvrier, sous l’autorité de Dom Helder Camara ; il a participé, depuis Recife alors qu’il travaillait à la Cosinor, la plus importante sidérurgie du Nordeste, à la création du syndicat des métallurgistes dont Lula sera président en 1975. Comme militant, il a contribué au lancement, sous la dictature, du syndicat des travailleuses domestiques. Il s’est marié avec une Carioca avec qui il a fondé une famille qui a donné à l’auteur de cet article des nièces, neveux et petites-nièces brésiliens qui travaillent et habitent à Recife.

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