Rendez-vous raté d’un « décryptage lumineux »

samedi 9 février 2019, par Gilles Rotillon *

Daniel Cohen est un économiste réputé. Professeur à l’École normale supérieure, conseiller multi-cartes, c’est aussi un auteur à succès qui publie régulièrement des livres pour le grand public, où il tente de brosser à grands traits l’évolution de nos sociétés. Son dernier livre, Il faut dire que les temps ont changé, sous-titré Chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète (Albin Michel, 2018), se propose, si l’on en croit la quatrième de couverture, de décrypter en iconoclaste d’une façon lumineuse des événements dont le sens nous échappe parfois. C’est dire l’ambition du propos, à laquelle il faut rapporter la réussite du livre.

Et c’est peu de dire également combien cette réussite n’est pas au rendez-vous. Certes, on peut être impressionné au premier abord par l’abondance des auteurs mobilisés pour brosser ce panorama des cinquante dernières années, mais, en réalité, ces références omniprésentes ne sont utilisées que comme des arguments d’autorité. Si Lacan (ou tout autre auteur cité) le dit c’est que ça doit être vrai, ne citerait-on que quelques lignes de lui. Car c’est un des premiers constats qui frappe à la lecture, les auteurs cités ne sont utilisés que pour quelques phrases, tirées le plus souvent de leur contexte et exhibées comme preuves de ce que Daniel Cohen annonce. Il ne s’agit donc pas de proposer une théorie explicative, construite sur des concepts bien identifiés et articulés entre eux de manière cohérente pour comprendre les cinquante dernières années, mais de tisser un discours sans principes, qui a l’apparence de la rigueur sans en avoir la substance.

Cette impression se renforce quand on voit quels mots sont utilisés pour effectuer le « décryptage » annoncé. Dès la première page, la société est « avancée », puis « postindustrielle » (p. 11) pour être enfin qualifiée de « digitale » (p. 16). Un peu plus loin (p. 53), elle sera « postmatérialiste » et « numérique » vers la fin du livre (pp. 191, 215), toutes ces qualifications n’étant pas définies précisément et pouvant ouvrir à toutes sortes d’interprétations. On apprend aussi que la « société », quelle que soit la manière dont on la désigne, est caractérisée par un « irrésistible besoin de croissance » (p. 13) et que cette « soif inextinguible de croissance » (p. 225) n’est toujours pas étanchée. Cette personnalisation de la société (p. 25 est même pointée la « schizophrénie du monde industriel ») est donnée comme un fait et n’a sans doute rien à voir avec la reprise en main des actionnaires sur la gestion des entreprises depuis les années 1980, notée page 97. Si la « société » a sa propre personnalité, il n’en existe pas moins des agents caractérisés tout aussi sommairement et sans principe, comme les consommateurs, les producteurs, les jeunes, les vieux, l’homme moderne, et, pour terminer ce nouveau stade de l’évolution humaine, « l’homo digitalis », qui, si on prend au sérieux ce qui en est dit page 229, est « un être hybride de chair et d’algorithmes qui oblige à repenser l’idée d’humanité qui le sous-tend ». On avait appris dans un de ses précédents livres que l’homo œconomicus était un prophète égaré, on comprend ici la raison de la fièvre qui a pris Daniel Cohen en écrivant ces profondes pensées.

On chercherait aussi en vain la moindre analyse un peu poussée d’un quelconque événement ayant marqué ces cinquante dernières années. À la place, on a une succession de citations d’auteurs censés se compléter. Ainsi, Baudrillard (inspiré par Barthes, un auteur connu de plus ne fait pas de mal) est convoqué pour parler de la société de consommation, pour ensuite en appeler à Hirschman pour un « correctif essentiel » (pp. 25-26) et conclure que l’effondrement qu’ils avaient flairé allait mettre cinquante ans à être compris, c’est-à-dire dans la conclusion du livre de Daniel Cohen ! Parfois c’est même le renoncement total à la moindre tentative de compréhension. Par exemple, dans un des derniers chapitres du livre, Deux mondes possibles, il s’interroge sur l’avenir du travail humain dans le monde numérisé. Question évidemment essentielle à laquelle il se garde bien de répondre, utilisant Acemoglu et Restrepo pour dire que rien ne garantit que le processus de numérisation soit favorable au travail, ensuite pour affirmer qu’il est possible de penser (certes !) que l’intelligence artificielle et le Big Data peuvent ouvrir des complémentarités nouvelles entre la machine et l’homme, génératrices d’emplois, tout en renvoyant à « la société » (toujours cette personnalisation) la responsabilité d’imaginer ces nouvelles complémentarités et finalement conclure que s’il est « évidemment primordial de s’inquiéter du devenir du travail » on est dans l’incertitude.

Ce renoncement à l’analyse prend parfois des allures caricaturales, comme page 57, où il « explique » que la gauche au pouvoir est devenue la gestionnaire de la crise industrielle « à son corps défendant », François Mitterrand devant « se résoudre à abandonner la sidérurgie » malgré ses promesses. On ne peut que renvoyer le lecteur au petit livre de Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, s’il veut lire une analyse (qu’il n’est pas obligé de partager mais qui a le mérite d’être rationnelle) sérieuse et argumentée de la prétendue fatalité qui a conduit la gauche au pouvoir à renier ses promesses. Ou encore, pour prendre un autre exemple, quand il remarque page 33 qu’il a fallu attendre les années 1970 pour que la libération des femmes devienne une question centrale, il n’en donne aucune explication, sinon l’oubli des femmes de Mai 68 ! Après la personnalisation de la société, on a celle d’une tranche d’histoire, mais toujours pas d’analyse de ce fait majeur, qu’il n’est pourtant pas si difficile de relier à l’entrée en masse des femmes sur le marché du travail et aux transformations que cela a induit dans la construction de leurs personnalités. On renverra ici aux analyses de Lucien Sève dans « L’homme ? » qui prennent plus de 500 pages (et qu’on peut aussi discuter mais qui sont un peu plus argumentées que celles que nous propose Daniel Cohen). Enfin, pour ne pas trop tirer sur l’ambulance, on arrêtera avec un dernier exemple (on n’en finirait pas de donner des exemples de cette incapacité à fournir des analyses cohérentes) : on apprend page 222 que « l’idéal d’une société postmatérialiste avait émergé durant les années soixante » (pourquoi à ce moment ? pour quelles raisons ?) mais qu’il a « reculé sous le coup de la crise et de l’insécurité financière qu’elle a provoquée ». Mais qui a provoqué la crise, on n’en saura rien ?

Le livre se conclut en apothéose sur ce qui est censé donner du sens aux cinquante dernières années, à savoir cette irruption de l’homo digitalis dans la nouvelle société numérique. La tâche à venir est exaltante et nous fournit un « magnifique programme » qui est de « réinventer une critique sociale et artiste qui ouvre une brèche dans la manière dont le nouvel impératif de croissance est en train de reconstruire nos vies » car « nous ne pouvons pas laisser la technique, et le réseau de pouvoirs dont elle est traversée, décider sans médiations des formes de la vie qu’il nous est donné de vivre ». Cette fois-ci, c’est la technique qui acquiert une personnalité (inquiétante, et on s’étonne de ne pas voir citer Heidegger, ça aurait fait chic) et qui, si on n’y prend pas garde, va satisfaire l’impératif de croissance, caractéristique naturelle de notre société moderne. Quelle hauteur de vue !

Quitte à personnaliser, on aurait aimé entendre parler de conflits d’intérêts entre groupes sociaux, d’actionnaires, de chômeurs, de salariés, d’entrepreneurs, de financiers et d’élus. Le décryptage aurait sûrement été plus lumineux que celui qui nous a été hâtivement annoncé ! Heureusement, il existe des auteurs plus sérieux que Daniel Cohen qui ne cherchent pas à épater les médias, mais analysent sérieusement les évolutions en cours. Outre ceux qu’on a mentionnés plus haut, on peut citer Pierre-Noël Giraud avec Le commerce des promesses et L’homme inutile, ou encore Anselm Jappe avec La société autophage. Il ne s’agit pas d’être d’accord avec toutes leurs thèses, mais de s’enrichir dans des débats argumentés et non d’aligner les citations sans suite à la manière de Daniel Cohen.

Mais en fait, cette accumulation de citations sans principe n’est pas si étonnante quand on connaît le positionnement de Daniel Cohen, soucieux de ne fâcher personne. Sa thèse annonçait déjà cette propension à se couvrir d’autorités imposantes, tout en se gardant de s’engager. Elle était ainsi dédiée à Jeffrey Sachs, qui l’avait introduit à la théorie néoclassique et à Suzanne de Brunhoff qui lui avait appris à s’en méfier. Néoclassique et marxiste, ou plutôt juste ce qu’il faut des deux pour ne paraître inféodé à un camp, il ne faisait que commencer à se positionner dans le champ économique. Ce refus de l’engagement se retrouve dans les titres de ses trois derniers livres. En 2009, il nous offre La prospérité du vice, une introduction (inquiète) à l’économie, en 2012, c’est L’homo œconomicus, prophète (égaré) des temps nouveaux et, dernièrement, c’est cette « chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète ». On comprend que ces parenthèses servent de signal au lecteur pour lui indiquer que l’auteur ne prend pas l’économie de manière dogmatique, elle l’inquiète, qu’il voit les écueils de la rationalité néoclassique avec son homo œconomicus égaré et que la mutation en cours qu’il « décrypte lumineusement » est porteuse de nuages inquiétants. Bref, l’expert se couvre avec ceinture et bretelles, sans doute une réminiscence des analyses qu’il proposait quelques mois avant la crise de 2008 pour dire que tout allait bien ! Finalement, l’important, c’est de garder son statut d’expert et de professeur, tout en continuant à vendre des livres dont on peut annoncer sans grand risque qu’ils ne feront de mal à personne. Et, de ce point de vue, il faut rendre hommage à Daniel Cohen, il y réussit très bien !

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