Pour mieux comprendre la situation à Hong-Kong

jeudi 31 octobre 2019, par Séverine Arsène

Entretien avec Séverine Arsène, politologue et sinologue, chercheuse associée au Médialab et ambassadrice du Médialab vers la Chine et l’Asie.

Quelles sont les origines des mobilisations qui ont lieu à Hong Kong depuis 4 mois ? Existe-t-il un lien avec le mouvement des parapluies de 2014 ? Revenir sur le contexte d’émergence.

Le déclencheur de la mobilisation a été l’introduction en avril d’une proposition de loi d’extradition, établissant un mécanisme au cas par cas pour permettre de livrer des suspects vers des juridictions n’ayant pas de traité d’extradition avec Hong Kong, notamment la Chine continentale et Taiwan. Le gouvernement hongkongais a poussé cette proposition dans une certaine urgence, pour permettre l’extradition d’un ressortissant hongkongais accusé du meurtre de sa compagne à Taiwan. Arrêté, l’homme a été incarcéré pour un crime financier, l’usage des moyens de paiement de sa compagne, crime perpétré à Hong Kong. Libéré cette semaine, son cas fait l’objet d’un imbroglio juridique avec Taiwan.
Dans un contexte d’érosion des libertés à Hong Kong, qui tend à s’accélérer ces dernières années, cette proposition a rencontré l’opposition de vastes pans de la population hongkongaise, avec des manifestations massives (entre 1 et 2 millions de personnes dans les rues les 9 et 16 juin, sur une population de près de 7 millions d’habitants), et des manifestations et déclarations de corporations professionnelles importantes, comme les avocats, les personnels médicaux, ou les chambres de commerce. Devant le refus du gouvernement de céder immédiatement à ces demandes, et l’usage jugé disproportionné de la force par la police (dans un premier temps, grenades lacrymogènes) le mouvement s’est enfoncé dans un engrenage qui depuis plus de quatre mois a vu une succession d’actions comme l’occupation de l’aéroport, des flash mobs, des chaînes humaines, des stations de métro vandalisées etc, accompagnées d’un degré croissant de répression, avec les 1er et 4 octobre deux policiers blessant des manifestants par balle.

Ces dernières années, plusieurs entorses à l’autonomie juridique de Hong Kong, garantie par le principe « Un pays, deux systèmes », ont choqué le public hongkongais. En 2015, cinq éditeurs ont été enlevés à Hong Kong et en Thailande, pour réapparaître dans les prisons chinoises, et exposés à la télévision publique. En 2017, un milliardaire chinois a brusquement disparu de sa suite dans un hôtel de luxe à Hong Kong, apparemment escorté vers la Chine pour contribuer à une enquête de police. De ce fait, la proposition de loi est perçue comme la légalisation d’un processus qui a déjà commencé, et qui pourrait permettre d’utiliser n’importe quelle accusation pour livrer tout individu à la justice chinoise, où l’autonomie de la justice n’est pas garantie, les droits de la défense souvent ignorés, et le droit souvent instrumentalisé pour poursuivre les dissidents politiques ou régler des querelles commerciales.

Les mobilisations ont en quelque sorte réveillé le Mouvement des parapluies de 2014, qui n’avait pas pu obtenir la moindre concession concernant l’élection au suffrage universel du chef de l’exécutif, mais qui avait en fait révélé l’existence d’une conscience politique au sein de cette jeunesse hongkongaise et intronisé une nouvelle génération de leaders politiques. Plusieurs des jeunes leaders du mouvement ont été élus en 2016 au parlement hongkongais, le Legislative Council (Legco, qui est partiellement élu seulement), mais certains ont ensuite été disqualifiés, et d’autres, emprisonnés pour participation à des émeutes, ou « incitation à participer à un rassemblement non autorisé ». L’échec relatif du mouvement a aussi conduit a une forme de polarisation politique, avec l’émergence, à côté du groupe pan-démocrate, de mouvements dits « localistes », qui pour la première fois réclament diverses formes d’autonomie vis-à-vis de la Chine, et jusqu’à l’indépendance pour certains, un véritable tabou. En 2018, un parti politique a été interdit pour la première fois à Hong Kong, pour ses positions indépendantistes, et un journaliste s’est vu refuser un renouvellement de visa pour la première fois, pour avoir modéré un panel avec le chef de ce parti.

Ces évènements ont eu plusieurs conséquences importantes pour le mouvement aujourd’hui. Premièrement, l’accélération de la perte de libertés crée un sentiment d’urgence, et certains manifestants considèrent que l’action pacifique ne fonctionne pas. C’est ainsi que le 1er juillet, date anniversaire de la rétrocession, un groupe de manifestants a saccagé le bâtiment du Legco, prélude à une escalade de violence et de répression policière que Hong Kong n’avait pas connue depuis plusieurs décennies. Deuxièmement, le mouvement se garde bien d’afficher des leaders susceptibles d’être emprisonnés, optant pour une organisation « liquide », reprenant une formule de Bruce Lee, « be water ».
Pour autant, ce mouvement est différent du mouvement des parapluies, d’abord parce qu’il a commencé par une revendication très précise, l’abandon d’une proposition de loi, susceptible de rassembler très largement. Ensuite parce que beaucoup de manifestants (mais pas tous) sont très jeunes et n’ont pas pu participer au mouvement des parapluies. Enfin parce que plus encore que le précédent mouvement, il n’a pas de leaders clairs.

Quelles sont les organisations/individus qui animent le mouvement ? Comment « fonctionne »-t-il ? (organisation interne ? coordination ? communication ? tactiques et modes d’action ? )

Il n’y a pas d’organisation qui puisse revendiquer une influence directe sur le mouvement. Les organisations à l’origine du mouvement des parapluies sont complètement absentes du paysage (beaucoup de leurs leaders sont en prison). Un consortium d’ONG appelé Civil Human Rights Front a organisé les manifestations massives du mois de juin, mais les demandes déposées plus récemment ont toutes été refusées par la police au motif que la sécurité ne peut pas être garantie.

Les manifestants utilisent un éventail d’outils numériques pour débattre et se coordonner. Des centaines de groupes sur la messagerie cryptée Telegram sont utilisés pour coordonner des actions de type flash mob, de manière très décentralisée. D’autres groupes, certains publics et avec des dizaines de milliers d’abonnés, permettent de partager des informations, d’incuber de nouvelles idées, et notamment de les soumettre au vote populaire. D’autre part, LIHKG, une plateforme souvent comparée à Reddit, est utilisée pour partager des idées d’action, en délibérer, voter, et communiquer au public le calendrier des actions prévues et les affiches produites par des graphistes volontaires.

Cette absence de leadership se traduit sur le terrain par une diversité de modes d’engagement. Les violences qui ont émergé après le 1er juillet et qui tendent à s’aggraver (briques, cocktails molotov jetés sur la police, vandalisme sur des boutiques ciblées) sont généralement le fait des manifestants dits « de la ligne de front », dont la majorité ne partagent pas le radicalisme. Cependant les sondages montrent qu’ils conservent un niveau de soutien étonnant au sein de la population, au nom de la solidarité du mouvement. Si les plus jeunes semblent être en première ligne, toutes les générations participent d’une manière ou d’une autre, en allant manifester pendant la pause déjeuner, en dessinant des affiches, en ramenant les manifestants chez eux le soir en voiture, en achetant des masques en gros pour éviter les gaz lacrymogènes etc.

Quelles sont les revendications du mouvement ? Et quelle est sa portée sociale et politique ?

Du fait de l’intransigeance des autorités hongkongaises, de l’escalade dans la violence des protestataires et de la répression policière disproportionnée, la revendication initiale du retrait du projet de loi s’est étendue à une liste de cinq revendications :

  • retrait complet du projet de loi (et non seulement sa suspension de l’agenda législatif comme annoncé le 15 juin)
  • une commission d’enquête indépendante sur les violences policières
  • retrait de la qualification d’émeutes pour les manifestations, qui a des implications juridiques pour les participants
  • amnistie pour les manifestants arrêtés
  • reprise des réformes constitutionnelles pour aboutir à l’élection du Legco et du chef de l’exécutif au suffrage universel

Le 4 septembre, la cheffe de l’exécutif Carrie Lam a annoncé que la loi serait retirée en octobre à la reprise des travaux du Legco. Cela a été fait le 23 octobre, mais le geste est généralement considéré comme « trop peu, trop tard ». Le mot d’ordre est désormais « cinq demandes, pas une de moins ».

Plus fondamentalement, il semble que ces demandes sont celles de garanties contre le glissement de Hong Kong vers un État policier plus habituellement vu en Chine continentale. Le fait d’avoir un chef de l’exécutif véritablement élu au suffrage universel lui donnerait un rôle de défense des droits des hongkongais et de l’intérêt général, et une forme de responsabilité vis-à-vis de la population, alors que le mode de désignation actuel place le chef de l’exécutif dans une situation ambiguë, de représentant des intérêts des élites économiques d’une part, et de subordonné de Pékin d’autre part.
Politiquement, la reprise des réformes constitutionnelles semble la plus difficile à obtenir, car elle est soumise à l’approbation par l’Assemblée Nationale Populaire de Chine, laquelle avait suscité le mouvement des parapluies par une interprétation très restrictive sur le sujet en 2014. Mais le blocage le plus imminent est celui concernant l’enquête indépendante sur les violences policières, qui se heurte à une opposition ferme de la part de la police hongkongaise. Celle-ci semble exercer un poids prépondérant dans cette crise.

Comment expliquer la répression forte qui touche ces mobilisations et qui semble relativement inédite à HK ?

L’intransigeance du gouvernement hongkongais concernant le retrait de la loi a conduit le mouvement à se radicaliser, plaçant la police dans la situation impossible d’avoir à gérer une crise qui est avant tout politique, ce qui a conduit à une escalade de violences de part et d’autre.

L’évolution du régime chinois vers un autoritarisme plus affirmé ces dernières années est aussi un facteur important. La Chine affiche une intolérance de plus en plus grande vis-à-vis de la diversité, dans ses manifestations culturelles, sociales, et politiques. La question de l’unité nationale est plus que jamais une ligne rouge pour le régime, et la place de Hong Kong est très symbolique dans ce paysage.

Les spéculations vont bon train sur la question de savoir quelle est la marge de manœuvre de Carrie Lam dans cette crise. La proposition de loi était-elle une initiative zélée du gouvernement hongkongais ? Jusqu’à quel point lui faut-il l’aval de Pékin pour décider des mesures à prendre ? Ce n’est pas tout à fait clair, mais Pékin semble poser des limites très strictes à ce que peut faire le gouvernement hongkongais.

La question se pose aussi du rôle possible d’agitateurs, y compris des policiers en civil, qui se glisseraient parmi les manifestants, afin d’attiser la violence pour discréditer le mouvement et attirer sur eux une répression plus forte.

Comment ce mouvement peut-il se conclure ? Peut-on craindre une intervention de Beijing ?

Nul ne voit de porte de sortie pour l’instant.
Une intervention directe de Pékin ne semble pas être une option privilégiée. La stratégie employée pour le moment consiste à utiliser la police de Hong Kong dans une stratégie d’attrition. Il s’agit d’intimider les manifestants par des arrestations musclées, dont les conditions ont été dénoncées dans un rapport d’Amnesty International (blessures pendant et après les arrestations, délai dans l’accès au soin, délai dans l’accès à un avocat par exemple), et de couper le mouvement de ses franges les plus radicales par des condamnations pour émeutes.

La répression est parfois exercée par les triades, selon des dynamiques pas vraiment élucidées (quelle est la part de délégation ou d’initiative particulière ?), comme ce fut le cas lors d’une attaque dans le métro à Yuen Long, une bourgade proche de la frontière avec la Chine, le 21 juillet. Plusieurs dizaines d’hommes armés de bâtons ont attaqué les manifestants et les passagers du métro qui regagnaient leur domicile, sans que la police intervienne. D’autre part des personnalités visibles du mouvement ont fait l’objet d’agressions graves, dont cette semaine encore le dirigeant du Civil Human Rights Front.

On peut supposer qu’une telle répression ne fait qu’attiser le ressentiment populaire, et donc perpétuer le mouvement.
Carrie Lam, dans son discours de politique générale cette semaine, annonce principalement des mesures économiques, reflétant une vision très courante selon laquelle le mouvement serait fondé sur le manque d’opportunités économiques au sein de la jeunesse. Cela ne semble pas vraiment répondre à la demande pressante sur le plan politique.

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