Éditorial : À point nommé et en contrepoint

lundi 20 janvier 2020, par Jean-Marie Harribey *, Jean Tosti *

C’est peut-être le moment. Celui de dresser une barricade contre la guerre sociale menée tambour battant par le pouvoir néolibéral. En voulant chambouler le système de retraite pour en faire un instrument de la baisse des pensions en même temps que de celle des dépenses publiques, le gouvernement Macron-Philippe jette le masque. Il organise un recul permanent de l’âge de la retraite, et il bâtit peu à peu une capitalisation rampante destinée aux plus riches des salariés. Mais point trop n’en faut.

Quasi unanimement, le monde du travail a compris. Un système de retraite par points conduit immanquablement à une baisse des pensions pour de multiples raisons : prise en compte de toute la carrière parsemée de périodes de chômage, de précarité et de temps partiel ; accentuation des inégalités entre hommes et femmes ; détérioration du niveau relatif des retraités par rapport aux actifs ; plafonnement de la part des pensions dans la richesse totale produite alors que le nombre de retraités augmentera à l’avenir. De plus, la fixation d’un âge pivot dit d’équilibre financier revient à violer l’âge légal de départ à la retraite en imposant un malus de 5 % par année manquante, alors qu’à 60 ans plus de la moitié des salariés sont déjà hors emploi. En ne prenant pas en compte sérieusement la pénibilité des travaux, la promesse qu’un euro de cotisation donnera le même droit à tous est une tromperie, car elle ignore la différence d’espérance de vie entre les catégories sociales. Et, en voulant faire travailler tout le monde plus longtemps, non seulement la réforme du gouvernement laisse sur la touche 6 millions de chômeurs, mais elle s’inscrit dans la poursuite d’un modèle productiviste qui ne conçoit le progrès qu’en termes de production croissante infinie, de surconsommation et de gaspillage, et donc de dégradation écologique, laquelle pèse surtout sur les catégories sociales les plus pauvres.

Un grand nombre d’éditorialistes qui ergotent dans les journaux bien-pensants, voire dans les radios publiques, se lamentent que la plupart des travailleurs et la majorité des citoyens ne se rallient pas aux illusions des syndicats dits « réformistes », c’est-à-dire in fine à la potion tragique du gouvernement. Beaucoup instillent quotidiennement qu’il n’y a pas d’autre solution et que tous les pays (sauf le nôtre, hélas !) ont adopté un système de retraite avec un étage de capitalisation, au prétexte que la « répartition » ne pourrait faire face à l’allongement de l’espérance de vie et à l’accroissement du nombre de seniors, répétant à l’envi le discours qu’avait théorisé la Banque mondiale en 1994 [1]. On ne sait si l’ignorance l’emporte sur le cynisme ou inversement. Car ces donneurs de leçons oublient ou font semblant d’oublier deux choses. Primo, la capitalisation est absolument soumise aux soubresauts de la finance. Deuzio, elle ne crée rien, elle ne fait que répartir (elle aussi !) bien plus inégalement la richesse produite par les travailleurs actifs.

C’est donc à point nommé que le mouvement social réagit contre la déclaration de guerre au travail de Messieurs Emmanuel Macron, Édouard Philippe et Geoffroy Roux de Bézieux. Et qu’il dit : « stop au ruissellement vers le haut ». C’est aussi à point nommé que s’élargit la discussion sur l’ensemble des politiques menées par les gouvernements dans presque tous les pays au monde ainsi que par les principales banques centrales (Réserve fédérale états-unienne, Banque centrale européenne, Banque d’Angleterre et Banque du Japon). Nous ouvrons dans Les Possibles un dossier sur la pratique de ces banques centrales depuis la crise de 2007, ses répercussions dans la société et les possibilités de la réorienter pour faciliter la transition écologique.

Marc Lavoie, professeur au Canada, démarre la discussion en examinant « le monde étrange des taux d’intérêt négatifs », né avec les pratiques des banques centrales qui imposent ceux-ci en même temps qu’elles généralisent l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) de la politique monétaire. En vain pour l’activité économique. Les réserves accumulées par les banques sont de ce point de vue inutiles. La faiblesse des taux – inférieurs aux taux de croissance économique – n’incite pas les États à relancer l’activité, même dans la perspective d’investissement de transition. C’est absurde, car, plus un État est endetté, plus il pourrait « se permettre d’augmenter ses dépenses et d’accroître son déficit primaire tout en gardant constant le rapport entre dette et PIB ».

Éric Toussaint replace « la crise de la politique des banques centrales dans la crise globale ». Il rappelle les traits essentiels de la crise capitaliste mondiale, souligne combien un rebond de la crise est possible, voire imminent, et combien les politiques monétaires sont impuissantes pour nous en prévenir, tant sur le plan mondial que sur celui de l’Union économique et monétaire. Il soumet enfin douze propositions pour amorcer les alternatives. Il restera peut-être à en décliner l’application, notamment sur deux points : peut-on rémunérer l’épargne populaire à un taux d’intérêt réel supérieur à la croissance économique, ce qui supposerait de redistribuer les revenus via la rémunération du capital ? Et peut-on concevoir une monnaie complémentaire qui ne soit pas convertible ?

Michel Castel plaide en faveur d’« une contribution active » de la Banque centrale européenne aux différentes sources de financement des investissements verts à réaliser par les États. Il pointe l’insuffisance des possibilités d’action de la Banque européenne d’investissement, ce qui rend nécessaire un engagement de la BCE dans une double direction : définir des critères sûrs pour qualifier des investissements de « verts », sortir d’un « refinancement à l’aveugle ». En vue du refinancement, la prise en garantie par la BCE porterait sur des « prêts verts non titrisés ».

Bruno Théret revient sur sa proposition de « monnaie fiscale complémentaire » : il s’agirait de bons d’anticipation d’impôts que le Trésor injecterait. Il examine ici « la place que le système européen de banques centrales pourrait ou devrait tenir dans le dispositif proposé ». Il propose « un nouvel ordre monétaire de type fédéral dans lequel une autorité monétaire coifferait les pouvoirs respectifs et séparés de la banque centrale gérant l’euro bancaire, et les Trésors banquiers émettant des monnaies fiscales ». On pourra se reporter à la discussion sur le point de savoir s’il s’agirait d’une véritable nouvelle monnaie émise, que cet article prolonge [2].

L’année 2019 a vu les crypto-monnaies prendre une place grandissante, sinon dans la vie réelle, du moins dans les modes médiatiques. Odile Lakomski-Laguerre passe au crible de sa critique le projet du patron de Facebook de créer la monnaie « Libra », dans le but de « bouleverser le système financier mondial ». Derrière le discours promotionnel se dessine le véritable projet : « la monnaie comme levier ultime de l’extraction des données » pour conforter le modèle économique de Facebook et, à terme, des GAFAM de toutes sortes. Au final, l’enjeu est le statut de la monnaie (privée ou institution sociale ?)

Hubert Kempf compose une stratégie pour mettre les banques centrales au service de la lutte contre le réchauffement climatique, c’est-à-dire pour contribuer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Afin de verdir la politique monétaire dans l’objectif de rester en dessous de +2 °C, deux politiques sont possibles, par le biais du taux directeur modulé selon la qualité des crédits, ou bien par celui de la qualité des titres présentés par les banques pour obtenir un refinancement auprès des banques centrales.

Cédric Durand et Razmig Keucheyan mettent les pieds dans le plat : « Une chose est sûre : l’État doit prendre les commandes de la transition écologique ». Cela signifie que « toutes les ressources de l’État doivent être réorientées dans cette perspective » car « la transition écologique sera dirigée ou ne sera pas ». Mais les auteurs sont conscients que la difficulté est de « construire la coalition politique, associative et syndicale qui la mettra en œuvre ».

Jonathan Marie tente ce qui est peut-être impossible : rendre compatibles les thèses du Green New Deal et de la décroissance. La discussion n’est pas seulement théorique, car elle est centre des propositions novatrices faites au sein du parti démocrate états-unien par Alexandria Ocasio-Cortez et Bernie Sanders. La condition est à ses yeux d’investir pour engager une véritable transformation de la production énergétique et réussir le découplage absolu entre énergie et activité, tout en garantissant le plein emploi et la satisfaction des besoins sociaux. La discussion est depuis longtemps ouverte, au-delà même des protagonistes recensés dans l’article, et ne manquera pas de s’approfondir. [3]

À la fin de l’année 2019, la suppression du franc CFA a été annoncée par les présidents Emmanuel Macron et Alassane Ouattara. À partir de juillet 2020, huit pays d’Afrique de l’Ouest membres de l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA) vont remplacer le franc CFA par une monnaie unique, l’éco. Est-ce la fin du colonialisme dont le franc CFA était encore la marque ? Kako Nubukpo, dont l’article avait été écrit avant cette annonce, montre que ce franc CFA entérinait la perte de souveraineté par rapport à l’ancienne puissance coloniale. Et il n’est pas du tout certain que la nouvelle architecture permette d’assurer un développement autonome des pays africains membres de l’UMOA qui héritent d’un capitalisme rentier canalisant les ressources vers l’extérieur.

La partie Débats de ce numéro des Possibles fait d’abord une place à la lutte contre la réforme des retraites engagée par le gouvernement français. Daniel Rallet décrypte une question peu approfondie dans le débat politique actuel : le minimum de pension (dit contributif) à 1000 euros par mois représenterait-il une avancée sociale importante ? Non, parce que ce minimum ne s’appliquerait pas aux retraités qui ne pourraient justifier d’une carrière complète et qui donc ont les plus petites pensions. Également parce que le minimum vieillesse (dont le nom est aujourd’hui allocation de solidarité aux personnes âgées versée aux personnes qui n’ont pas une carrière suffisante pour avoir le minimum contributif) reste en deçà du seuil de pauvreté. Pendant ce temps, les très haut salaires ne cotiseront presque plus. « Un régime de retraite sans les retraités les plus pauvres et les retraités les plus riches : drôle de système universel », conclut Daniel Rallet.

Pierre Concialdi se demande comment surmonter les défaites successives par le mouvement social face aux multiples réformes des retraites. Il propose alors de réfléchir aux principes universels qui pourraient présider à une réforme juste et progressiste. Et cela sur trois plans : un système assurant l’équilibre entre niveau de vie des actifs et celui des retraités ; un système soutenable compte tenu des possibilités d’emploi ; et un système garantissant un niveau de vie minimum décent et prenant en compte la pénibilité du travail, la précarité et l’égalité salariale.

Alain Véronèse, membre d’AC  !, relie la bataille contre la réforme des retraites aux attaques contre le droit du travail, notamment contre les allocations chômage. Cela implique de réfléchir de nouvelle manière au sens du travail et donc de la retraite.

Après le procès contre les anciens dirigeants de France Telecom, coupables d’avoir poussé au suicide nombre de salariés, un collectif de juristes et d’acteurs divers de la recherche et des mouvements sociaux, propose d’instaurer de nouveaux droits démocratiques pour la santé des travailleurs et l’environnement. Il s’ensuit une dizaine d’actions pour promouvoir ces nouveaux droits.

Un groupe de chercheurs d’Attac Allemagne nous a fait parvenir un texte analysant la situation de l’Union européenne au moment de l’entrée en fonction de la nouvelle Commission européenne présidée par Mme Ursula von der Leyen.

Enfin, Jacques Perrat rend compte de l’ouvrage collectif d’A. Le Roy, E. Puissant (dir.), F.-X. Devetter, S. Vatan (2019) Économie politique des associations, Transformation des organisations de l’économie sociale et solidaire. Ouvrage dans lequel il est « question de la transformation en cours des organisations de l’ESS » en précisant leurs forces et leurs contradictions, ce qui explique « l’ampleur des remises en causes qu’elles subissent aujourd’hui ».

Dans la revue des revues préparée par Jacques Cossart, on voit que les inégalités ne connaissent pas de décroissance. L’étude réalisée par Thomas Piketty fournit une base de données considérable. Par ailleurs, les rapports publiés par le GIEC en 2019 confirment la gravité de la situation climatique, avec des conséquences dramatiques sur les océans. Pourtant nombreux sont ceux qui réclament encore toujours plus de croissance économique, tandis que la COP 25 à Madrid en décembre dernier n’a même pas accouché d’une souris.

Alors que surgissent des menaces et des pratiques de guerre aux quatre coins du monde, la plus récente et précise étant consécutive à la décision de Trump contre l’Iran, il est temps de faire barrage à toutes les guerres, de la plus brutale à la plus insidieuse. Le mouvement social français vient à point nommé, et en contrepoint.

P.S. Nous avons appris avec tristesse la disparition de notre collègue et ami Alain Beitone, professeur honoraire de sciences économiques et sociales, qui avait collaboré à plusieurs reprises à notre revue. Nous lui rendons hommage ici, pour sa loyauté et sa rigueur scientifique, que d’aucuns pouvaient voir comme de la rugosité, mais celle-ci était sa marque d’indépendance intellectuelle.

Notes

[1World Bank, « Averting the Old Age Crisis : Policies to Protect the Old and Promote Growth », Policy Research Bulletin, 5° volume, n° 4, août-octobre 1994 ; voir J.-M. Harribey, « Mondialisation capitaliste, démographie et protection sociale : le cas des retraites soumises à la logique financière », in I. Daugareilh (dir.), Travail, droits fondamentaux et mondialisation, Bruxelles, Éd. Bruylant, Paris, L.G.D.J., 2005, p. 213-230.

[2Bruno Théret, « Vers l’institution de monnaies fiscales nationales dans la zone euro ?  », Les Possibles, n° 8, 2015. J.-M. Harribey, « Discussion de la “monnaie complémentaire” dite “fiscale”  », Les Possibles, n° 8, 2015.

[3Sans remonter trop loin : A. Gorz, Écologie et politique, 1975, 3e éd. Seuil, 1978 ; R. Passet, L’économique et le vivant, 1979, 2e éd. Economica, 1996 ; J.B Foster, Marx écologiste, Amsterdam, 2011 ; P. Burkett, Marxism and ecological economics, toward a red and green political economy, Brill, 2006 ; J.B. Foster and P. Burkett, Marx and the Earth, Brill, 2016 ; D. Tanuro, L’impossible capitalisme vert, 2e éd. 2012 ; J.-M. Harribey, L’économie économe, L’Harmattan, 1997 ; La richesse, la valeur et l’inestimable, Les Liens qui libèrent, 2013 ; Le trou noir du capitalisme, Le Bord de l’eau, 2020.

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