Note sur le statut de la Banque centrale européenne dans un contexte où les Trésors publics de certains États membres de la zone euro émettraient des monnaies fiscales complémentaires

lundi 20 janvier 2020, par Bruno Théret

« La notion de fonction de créateur de monnaie du Trésor Public (…) peut s’entendre dans deux sens différents. Dans le premier, l’on pense à la monétisation, par la Banque centrale ou le secteur bancaire, de créances sur le Trésor  ; celles-ci constituent dans certains pays (États-Unis, Royaume-Uni de Grande-Bretagne, Allemagne) une contrepartie essentielle, voire la plus importante, de la masse monétaire. Dans le second, l’on envisage le Trésor en tant que gestionnaire de son propre système monétaire (Chèques postaux et dépôts des particuliers) ; il crée lui-même, en créditant les comptes ouverts sur ses livres, une monnaie qui ne se détruit que lorsque ses détenteurs en demandent la conversion en billets de banque ou en avoirs sur des livres ouverts dans le système bancaire. … intéressants mécanismes » (A. de Lattre, in Préface à A. Coutière, Le système monétaire français, Paris, Economica, 1977, p. VI).

C’est cette seconde forme de monnaie créée par le Trésor public qu’on propose de remettre au goût du jour, en l’adaptant à la situation présente de décalage géographique entre les échelles de la politique monétaire et des politiques budgétaires dans la zone euro. Bien qu’actuellement ostracisée, de nombreuses voix s’élèvent qui la considèrent comme la voie de sortie des politiques d’austérité et des trappes à liquidité que la politique monétaire unique menée par la Banque centrale européenne impose à bon nombre d’États membres. On a déjà présenté régulièrement une proposition de création d’une monnaie fiscale complémentaire à l’euro qui correspond à cette forme de monnaie Trésor [1]. On y renvoie le lecteur et on va ici plus particulièrement tenter de répondre à la question posée par J.-M. Harribey de la place que le système européen de banques centrales pourrait ou devrait tenir dans le dispositif proposé [2]. Cette réflexion pourrait en effet conduire à adapter et/ou présenter le dispositif de manière à ce qu’il ne soit pas susceptible d’être immédiatement prohibé par les institutions européennes. Dans notre perspective, la création d’une monnaie fiscale complémentaire par un État membre de la zone euro n’a pas pour but, en effet, de préparer sa sortie en douceur de cette union monétaire, mais tout au contraire de la conforter en la faisant évoluer dans un sens qui la rende bénéfique pour l’ensemble des populations rassemblées dans l’Union européenne, et cela sans qu’il soit nécessaire d’attendre une conjoncture plus favorable à un action coordonnée de l’ensemble de ses États membres.

Afin de mettre en exergue la différence fondamentale qui peut exister entre une banque centrale et un trésor public banquier de l’État, je commencerai par présenter le cadre théorique d’analyse qui fonde la proposition et dans lequel la monnaie qui circule dans un espace politique doté de droits de souveraineté est une institution qui combine unité des comptes et pluralité des logiques, usages et instruments de paiement.

1. Position du problème

Dans une société démocratique différenciée en de multiples provinces ou ordres de vie et de pratiques sociales régis par des logiques d’action diversifiées voire antinomiques [3], la monnaie ne saurait en effet être réduite à un instrument exclusif des échanges dans l’ordre économique. Au même titre que le droit et l’intellectualité discursive, elle doit être vue également comme une institution médiatisant les interdépendances entre ces divers ordres et régulant donc les tensions créées par la pluralité et l’hétérogénéité de leurs logiques d’action autonomes, afin que nos sociétés ne se délitent ou sombrent dans le totalitarisme.

La monnaie ne peut être réduite à une pure création endogène à l’ordre capitaliste marchand ; elle est également nécessaire au fonctionnement économique des autres ordres de vie qui ont une économie propre, fiscalo-financière pour l’ordre politique, et réciprocitaire pour l’ordre domestique ; les relations sociales dans ces deux derniers ordres sont en effet également créatrices de dettes et fonctionnent aussi au crédit. Ce sont seulement les formes de la dette qui y diffèrent. Pour autant toutes ces dettes doivent être honorées ou réglées en monnaie, que celle-ci soit « tous usages » ou émise seulement pour des usages particuliers. Par ailleurs, la monnaie, en tant qu’elle est ce avec quoi on compte, est aussi un opérateur de totalisation sociale ; elle est ce qui permet d’homogénéiser l’ensemble des relations sociales spécifiques à chaque ordre de vie et qui prennent la forme de dettes-créances réciproques liant les individus et les groupes entre eux ; par sa médiation, diverses communautés de paiement peuvent être intégrées dans une même communauté de compte et faire ainsi société.

Dans cette perspective, la création d’instruments de paiement n’a pas de raison a priori d’être le privilège exclusif d’institutions appartenant à un ordre ou à un autre ; de la monnaie doit être créée pour que tous les principes d’intégration sociale puissent jouer leur rôle, c’est-à-dire pour que toutes les sortes de liens sociaux exprimés en monnaie sous forme de dettes-créances puissent se développer, que celles-ci soient créées par l’échange marchand, par la répartition ou centralisation-redistribution, ou par la réciprocité. En revanche, pour que la monnaie (le système monétaire envisagé comme un tout) puisse jouer son rôle d’opérateur de totalisation sociale et d’emblème politique d’une société qui veut pouvoir décider souverainement de son sort, les monnaies propres aux divers ordres de vie et qui sont sans cesse créées-détruites-recréées, doivent entretenir entre elles des rapports de valeur unitaire constants exprimés dans un étalon commun, l’unité et le système de compte qui symbolise cette société.

Or qu’avons-nous observé depuis le début des années 1980 ? D’abord la création d’un monopole bancaire commercial sur l’émission des instruments de paiement, c’est-à-dire une dénégation de la nécessité d’une création monétaire propre aux ordres politique et domestique ; les instruments de paiement bancaires sont de plus en plus la seule monnaie disponible et requise pour les usages fisco-financiers et réciprocitaires, alors que les émissions de ces instruments sont réglées par des normes relevant de la seule logique de l’accumulation capitaliste, logique, qui plus est, qui intègre les contraintes du commerce international et de la globalisation financière. Parallèlement, l’Union économique et monétaire européenne s’est dotée d’une unité de compte commune, l’euro, correspondant bien à la nécessité de disposer d’un tel étalon et emblème pour créer une société politique européenne pacifiée. Or, cette unicité de l’unité de compte nécessaire à l’union politique s’est révélée incompatible avec le monopole d’émission des moyens de paiement par les banques commerciales privées ; la politique monétaire unique qui en a résulté et a été menée par la chambre de compensation interbancaire à laquelle a été réduite la Banque centrale européenne jusqu’à la crise financière mondiale de 2008, a fonctionné comme une machine à produire de la divergence entre les économies des États-membres et, par conséquent, a miné la portée politique de l’Union économique et monétaire [4]. La crise économique actuelle provoquée par la politique de l’euro unique est donc moins une crise de l’euro en tant qu’unité de compte commune que celle du régime de monopolisation par le capitalisme bancaire de l’émission des moyens de paiement libellés en euros et d’une politique monétaire unique qui vise à assurer la pérennité de ce monopole.

D’où la proposition faite pour sortir de cette crise de ré-instituer des instruments de paiement émis par les États membres, sachant que la prolifération actuelle d’instruments de paiement créés par diverses associations de citoyens ne suffit pas à y répondre ; leurs difficultés à se voir reconnus, au même titre que les monnaies bancaires, un pouvoir libératoire dans la sphère des finances publiques locales ou régionales ont en effet limité drastiquement leurs échelles et leurs volumes. Cette proposition est plus précisément que les États membres de la zone euro, défavorisés par l’institution de l’euro comme monnaie unique exclusivement bancaire et par une politique monétaire uniforme non compensée par une redistribution fiscale, devraient se doter (ou se re-doter) d’un système fiscal de paiement à l’échelle de leur territoire ; celui-ci leur permettrait d’abord d’annihiler la financiarisation de leur dette flottante (et donc de réduire leur dette consolidée), ensuite de rompre avec les politiques d’austérité budgétaire en relançant et relocalisant leur économie productive, marchande et non marchande, enfin de rééquilibrer leur balance commerciale par réduction des importations et non par la recherche perpétuelle de gains de compétitivité à l’exportation.

Compte tenu des rapports de force actuels qui témoignent d’une prédominance absolue de l’alliance quasi fusionnelle entre les élites financières et les élites politiques dans les institutions européennes dont la BCE [5], cette contestation du monopole bancaire sur l’émission des euros par l’émission d’instruments fiscaux de paiement anticipant des recettes fiscales futures, ne peut passer, à l’origine au moins, que par des prises de position unilatérales de certains gouvernements nationaux bien décidés à refuser la répression monétaire actuelle qui prive les États du droit d’émettre leurs propres titres de paiement [6]. Il s’agirait pour ces gouvernements d’instituer des circuits nationaux du Trésor, constitués en réseaux bancaires publics fonctionnant à la compensation, et où tous les citoyens en relation monétaire et financière avec la puissance publique, à savoir les contribuables et les bénéficiaires des dépenses publiques, deviendraient des « correspondants du Trésor » y disposant de comptes sur lesquels ils pourraient laisser en dépôt l’argent qu’ils reçoivent de l’État, et même y déposer celui qu’ils anticipent d’avoir à lui verser [7]. L’origine de cette idée est évidemment, pour un Français, l’expérience historique du circuit du Trésor tel qu’il a pu fonctionner en France jusqu’à son acte de décès, après une longue agonie, qu’a été le Traité de Maastricht (cf. encadré 1) [8].

Encadré 1 : Le circuit du trésor des Trente Glorieuses en France

(selon Coutière, 1977, op. cit.)

« Une des fonctions importantes que remplit le Trésor est de créer de la monnaie. Une telle approche n’est guère traditionnelle alors que la création monétaire est pourtant indissociablement liée à la réalisation des opérations budgétaires que le Trésor est, par construction, chargé de concrétiser au plan monétaire. En d’autres termes, le Trésor monétise la loi de Finances » (p. 5)

« Toutes ces opérations (de dépenses et de recettes) sont matérialisées par des décaissements et des encaissements de monnaie sur ce plan tout à fait analogues à ceux qu’effectuent les agents privés. La différence essentielle réside dans la force juridique des opérations de recettes et de dépenses qui s’imposent aux agents privés dès lors que ceux-ci reconnaissent au plan politique la souveraineté de l’État. De ce simple mais puissant consensus du corps social quant aux pouvoirs de l’État, découle la capacité de création monétaire par les dépenses et symétriquement de destruction par les recettes.

En effet, il n’existe, à priori, aucune norme imposant à l’État de percevoir autant de recettes qu’il n’effectue de dépenses. Il lui suffit de bénéficier de la confiance des agents privés pour se faire reconnaitre et sanctionner ses pouvoirs. En particulier, diverses circonstances peuvent l’amener à ne pas équilibrer comptablement ses opérations et du même coup demander du crédit. Le Trésor apparait alors comme intermédiaire financier s’insérant entre l’État demandeur de crédit et les agents privés susceptibles de lui en fournir. Il est donc un véritable créateur de monnaie dès lors que le signe qu’il émet ou fait émettre est reconnu et accepté par l’ensemble de la collectivité nationale comme moyen de paiement » (p. 6)

« En définitive, le Trésor apparait ainsi comme le banquier du client très particulier qu’est l’État. Comme tout banquier, il est confronté à des problèmes de liquidité à partir du moment où la monnaie qu’il émet ne reste pas intégralement dans les circuits de collecte qu’il a constitués » (ibid.)

« L’analyse des correspondants du Trésor est généralement menée en termes de “circuit” du Trésor. Ce célèbre “circuit” est une organisation institutionnelle dont le fonctionnement assure automatiquement la couverture plus ou moins intégrale des besoins de trésorerie de l’État » (p. 15)

« Les bénéficiaires des deniers publics (doivent) les laisser à la disposition du Trésor tant qu’ils ne les utilisent pas, ce qui évite les problèmes de trésorerie » (p. 16).

« Ainsi, globalement, la fermeture du circuit est-elle assurée de manière généralement satisfaisante soit par les placements liquides (monnaies, CCP, dépôts à vue et bons sur formule), soit par les concours de toute nature des correspondants (Banque de France, CDC, et banques commerciales) qui procurent au Trésor un refinancement des crédits qu’il accorde à l’État et aux agents privés. L’analogie avec les mécanismes bancaires privés est plus que formelle, mais elle s’arrête au niveau des comportements de création monétaire qui restent extrêmement différents. » (p. 21).

« Rarement dans l’histoire monétaire récente, un ensemble institutionnel a connu des transformations aussi importantes que le système monétaire français depuis une dizaine d’années. (…) La remarquable percée des banques commerciales n’a été rendue possible que par la volonté des autorités économiques, qui tout en conservant sa place à la Caisse des Dépôts, ont accéléré les procédures de désengagement de l’État des circuits monétaires et financiers. De quelque côté qu’on les examine on a donc assisté en France depuis une décennie à une forte privatisation des financements cohérente avec l’ensemble de la politique économique menée par ailleurs. Parallèlement, les instruments de la politique monétaire ont été adaptés aux mécanismes de marché remis à l’honneur depuis 1967 dans ce domaine. » (p. 203)

Cela dit, le concept de circuit monétaire est classique en économie politique, et le dispositif que propose Y. Varoufakis dans le verbatim de son expérience au Ministère grec des finances durant le premier semestre 2015 n’est, quand bien même aucune référence historique n’y soit pointée, rien d’autre que la création d’un circuit monétaire du Trésor « à la française » adapté au contexte politique et technologique actuel (encadré 2) [9].

Encadré 2 : « Un système de paiements parallèle »

Y. Varoufakis, in Conversations entre adultes …, LLL, 2017, pp. 105 et s.

(Extraits traduits par nous de la version anglaise ebook, 2016, pp. 190 et 230)

« Le schéma que j’ai décrit, (…), était basé sur un travail théorique (…) sur la manière dont les États de la zone euro soumis à des contraintes budgétaires pouvaient gagner une certaine marge de manœuvre grâce à une nouvelle utilisation des websites de leur administration fiscale. L’essentiel était simple.

Supposons que l’État doive 1 million d’euros à la société A mais retarde le paiement en raison de la compression de ses liquidités. Supposons également que la société A doive 30 000 € à Jill, un de ses employés, plus 500 000 € à la société B, qui lui a fourni des matières premières. Parallèlement, Jill et la société B doivent également, respectivement, 10 000 € et 200 000 € d’impôts à l’État. Imaginez maintenant que l’administration fiscale crée un compte de réserve pour chaque contribuable (par numéro de dossier fiscal, pour être précis), y compris pour les sociétés A et B et Jill. L’État peut alors se borner à « déposer » 1 million d’euros sur le compte de réserve de la société A, simplement en l’écrivant et en fournissant à chaque contribuable un code PIN à utiliser pour transférer des « fonds » d’un compte de réserve à un autre. La société A pourrait alors transférer 30 000 € sur le compte de réserve de Jill et 500 000 € sur le compte de réserve de la société B, que Jill et la société B pourraient ensuite utiliser pour rembourser les 10 000 € et 200 000 € qu’ils doivent respectivement à l’État au titre d’impôts en retard. L’annulation immédiate de nombreux arriérés serait ainsi effectuée.

« Il serait déjà grandiose de disposer d’un tel système au Portugal, en Italie, voire en France, y compris dans les meilleures périodes, mais son importance serait encore plus cruciale en Grèce en cas d’urgence comme le serait un « bank holiday » imposé par la BCE, car il permettrait à toutes sortes de transactions, et pas seulement celles avec l’État, de se poursuivre. Par exemple, les pensions pourraient être partiellement versées sur le compte de réserve du pensionné ouvert à l’administration des impôts, et le pensionné pourrait ensuite transférer une partie de cette somme à, disons, son propriétaire, qui aurait également des impôts à payer. Quand bien même ces crédits ne pourraient pas être retirés du système en espèces, le dispositif continuerait de fonctionner aussi longtemps que l’État continuerait de les accepter pour le paiement de l’impôt. Et il pourrait fonctionner remarquablement bien s’il était développé davantage de deux manières.

1 / Chaque citoyen grec possède déjà une carte d’identité. Imaginez qu’elles prennent la forme d’une carte à puce avec une puce similaire à celles des cartes de débit et de crédit modernes. Les cartes d’identité des retraités, des employés du secteur public, des bénéficiaires de prestations, des fournisseurs de l’État – de toute personne ayant des relations financières avec l’État – pourraient être liées à leurs comptes de réserve à l’administration fiscale et utilisées pour payer les biens et services dans les supermarchés, les stations-services et autres entreprises similaires. En d’autres termes, même si les banques fermaient leurs portes, même si l’État se retrouvait illiquide, l’État pourrait encore remplir ses obligations simplement en assignant des crédits d’impôt sur les cartes d’identité des gens – aussi longtemps que la valeur totale créditée ne mettrait pas le budget de l’État en déficit, bien sûr.

2 / « Deuxièmement, le même système pourrait être utilisé pour permettre à l’État d’emprunter auprès des citoyens grecs, contournant ainsi les banques commerciales, les marchés monétaires hostiles et soupçonneux et, bien sûr, la Troïka. En plus de recevoir des crédits d’impôt de l’État, les citoyens auraient la possibilité d’en acheter à l’administration fiscale en ligne, en utilisant les services bancaires en ligne liés à leurs comptes bancaires normaux. Pourquoi voudraient-ils faire cela ? Parce que l’État leur offrirait un rabais, disons, de 10 %, s’ils utilisaient plus tard ces crédits pour payer leurs impôts, disons, un an plus tard. L’État emprunterait en effet à ses citoyens à un taux d’intérêt (10 %) qu’aucun Européen ne peut obtenir d’aucune banque de nos jours. Tant que le niveau total des crédits d’impôt vendus par l’État serait plafonné et totalement transparent, il en résulterait une augmentation fiscalement responsable des liquidités du gouvernement, une plus grande liberté vis-à-vis de la Troïka et donc un chemin plus court vers l’objectif ultime d’un nouvel accord viable avec l’UE et le FMI.

Après une évaluation du niveau de confrontation avec la Troïka, laquelle avait commencé par une vengeance le premier jour, comme prévu, j’ai présenté un projet de loi que mon ministère avait déposé au Parlement pour lutter contre la crise humanitaire : des cartes de débit seraient délivrées à trois cent mille familles vivant en dessous du seuil de pauvreté, avec un crédit de quelques centaines d’euros par mois pour couvrir leurs besoins essentiels. ’Mais ces cartes ne sont qu’un début’, ai-je dit. « Bientôt, elles pourraient remplacer les cartes d’identité et fournir la base d’un système de paiement fonctionnant parallèlement aux banques. » « Après avoir expliqué comment le système fonctionnerait, j’ai souligné ses nombreux avantages : il donnerait à l’État plus d’espace fiscal, soutiendrait les pauvres sans les soumettre à la stigmatisation de l’utilisation de coupons et, surtout, il signalerait à la Troïka que la Grèce disposait d’un système de paiements permettant à notre économie de fonctionner même s’ils fermaient nos banques. Enfin, j’ai souligné que si la Troïka décidait d’expulser la Grèce de la zone euro, comme le souhaitait le ministre des Finances allemand depuis des années, il suffisait d’appuyer sur un bouton – en changeant simplement le nom de l’unité de compte - pour utiliser ce même système de paiement avec une nouvelle monnaie.

Notre « régime de paiements » alternatif n’impliquait pas une monnaie parallèle mais un système parallèle de paiements qui nous aurait permis d’avoir plus de latitude pour négocier un accord décent au sein de la zone euro. Et oui, nous étions prêts à présenter une vision économique alternative basée sur la fin de l’austérité, la fin permanente des déficits publics et « une combinaison de taux d’imposition plus bas pour les entreprises et les citoyens, couplée à une banque de développement pour générer de nouveaux investissements, une structure bancaire publique de défaisance pour traiter les prêts non performants, ainsi qu’un système renforcé de lutte contre le dénuement et le désespoir. » (p. 230 ebook)

2. Retour sur le type de monnaie de crédit fiscal proposé

Dans notre proposition, à l’instar de ce qui existait en France dans l’après-Seconde Guerre mondiale mais avec des fondements historiques plus anciens, le circuit théorique du Trésor est mis en pratique sous la forme d’un réseau bancaire propre à l’État, alternatif aux réseaux bancaires commerciaux et composé de l’ensemble de ses « correspondants », ménages, entreprises, banques, associations, administrations, c’est-à-dire de toute personne physique ou morale entretenant des relations monétaires avec le Trésor public et étant tenu d’y détenir un compte (que Varoufakis appelle « compte de réserve »).

Une fois constitué ce réseau bancaire permettant une compensation généralisée des opérations financières de l’État avec le « public », le Trésor pourrait l’utiliser pour injecter dans le circuit économique national, marchand et non marchand, de la monnaie de crédit fiscal sous la forme de bons de paiement fiscal crédités aux comptes de certains correspondants pour, par exemple, augmenter le pouvoir d’achat des ménages ou financer des PME et des services publics. Rappelons qu’on parle de monnaie de crédit fiscal du fait que cette monnaie est émise par anticipation d’un accroissement des recettes fiscales futures dû à ce surplus de financement [10], et ajoutons que sa valeur libératoire à parité avec l’euro est adossée à la fois à son acceptation à sa valeur nominale pour le paiement des impôts et à la masse globale des dépôts des correspondants en monnaie de cours légal. Enfin, une telle émission impliquerait un dédoublement des comptes des correspondants en un compte en euros bancaires (européens), et un compte en euros fiscaux (nationaux).

S’agissant d’un instrument fiscal et budgétaire, la légitimité du dispositif – la confiance dans la monnaie émise – requiert que le Trésor banquier soit moins dans les mains du gouvernement que du parlement, et que le montant émis fasse l’objet d’un vote annuel de ce dernier comme c’est le cas pour l’impôt et les dépenses publiques [11]. Etant entendu qu’il ne s’agit pas d’émettre une monnaie de cours légal, mais un simple titre de paiement de cours fiscal, on pourrait également envisager que les parlements spécifient qu’une fraction déterminée des impôts doivent être payés dans cette monnaie, afin notamment d’en garantir le retrait éventuel de la circulation et donc la crédibilité. Cette obligation, comme celle de disposer d’un double compte au Trésor, pourrait être d’ordre contractuelle et/ou statutaire, c’est-à-dire incluse dans les contrats passés entre l’État et ses fournisseurs et dans les statuts des fonctionnaires et allocataires. Actuellement les États en Europe ont la capacité d’imposer des modes de paiement des impôts qui écartent notamment, au-delà d’un faible montant, la seule monnaie de cours légal que sont les billets émis par le SEBC ; ils disposent donc de la capacité d’exiger d’être payés et de payer leurs fournisseurs des biens et services dans la monnaie de leur choix et donc, au moins pour partie, en bons de crédit fiscal en comptes courants.

Ces bons seraient donc des équivalents des bons du Trésor en comptes courants créés par le Trésor français par une ordonnance d’avril 1945 instituant « des comptes courants de bons du Trésor gérés pour le compte du Trésor par la Banque de France » et faisant obligation « aux banques et établissements financiers d’y déposer leurs bons » (Bloch-Lainé et de Vogüe, 1960, p. 108). À trois différences essentielles près néanmoins : les bons de crédit fiscal ne seraient pas porteurs d’intérêt ; ils ne seraient pas achetés par les banques et institutions financières, mais distribués aux agents non financiers, ménages, entreprises, associations ; le Trésor les gèrerait directement et non pas par la médiation des banques et/ou de la banque centrale.

Il faut noter en outre qu’un Trésor banquier de l’État monétisant les opérations budgétaires est moins concurrent que complémentaire aux banques commerciales privées puisque, dans une large mesure, il n’a pas vocation à financer les mêmes types d’activités que ces dernières. En effet, contrairement à ce qu’on a coutume de penser, la création de monnaie fiscale ne jouerait pas seulement du côté de la demande aux secteurs productifs marchands, en stimulant et dynamisant le pouvoir d’achat des fonctionnaires et des inactifs via les retraites, les allocations de chômage et autres prestations sociales ainsi que les achats directs de biens et services. Elle jouerait aussi et surtout un rôle fondamental du côté de l’offre là où la pénurie est de plus en plus criante, c’est-à-dire pour le développement des services publics ; en effet les salaires et les consommations publiques sont, pour une grande part, des intrants pour les activités productives non marchandes que sont les services publics d’enseignement, de santé, de protection de l’environnement, de sécurité, de transport collectif, de fourniture d‘eau et d’air pur, etc., tous services et biens de base nécessaires, en quantité et qualité, pour que l’ensemble des citoyens puisse accéder à une vie quotidienne décente. C’est parce que le Trésor serait ainsi la banque de l’État social qu’une confiance éthique dans sa monnaie serait établie, et que des dépôts volontaires au Trésor seraient aussi susceptibles de se développer.

Dans la dernière version de notre proposition, les bons de crédit fiscal sont crédités sur des comptes au Trésor où ils peuvent rester tant qu’ils ne sont pas utilisés en dehors du circuit du Trésor, ce qui a de fortes chances de se produire dans la mesure où la grande majorité des personnes physiques et morales d’un pays entretiennent une relation financière avec l’État via les impôts et les dépenses publiques. Cela dit, certaines banques commerciales privées, disposant elles-mêmes d’un compte au Trésor en tant que contribuables, pourraient proposer des comptes en monnaie fiscale ouvrant la possibilité de l’échanger en euros bancaires de cours légal, moyennant pour les détenteurs de ces comptes un coût de transaction ou un taux d’escompte. Vu que ce coût serait une incitation pour les détenteurs d’euros fiscaux à les conserver dans le réseau du Trésor, les banques seraient poussées à le réduire et à banaliser l’usage des euros-Trésor dans l’économie marchande elle-même, donnant ainsi des leviers supplémentaires à la puissance publique pour stimuler et orienter l’économie dans le sens du bien commun et d’un bien-être également distribué socialement et spatialement.

Néanmoins, afin d’éviter toute décote possible de l’euro fiscal vis-à-vis de l’euro bancaire, au-delà d’un coût raisonnable de transaction (comme pour les cartes de crédit), l’ouverture de tels comptes devrait faire l’objet d’une étroite surveillance de la part du Trésor afin de maintenir sans faille la parité des deux instruments de paiement, condition de leur complémentarité. Un contrôle interne des changes devait donc être institué pour empêcher toute spéculation [12]. Peut-on, en effet, faire confiance au marché pour maintenir stable le prix d’une monnaie qui ne serait pas une marchandise, et dont l’usage marchand serait secondaire par rapport à sa fonction première de paiement de la dette fiscale et sociale réciproque liant l’État aux citoyens ? À l’évidence, non ! C’est pourquoi l’euro-Trésor ne devrait être convertible que dans des conditions précises et administrées. Pour les entreprises et les commerces qui accumuleraient trop d’euros fiscaux nationaux en proportion de leurs impôts et de leurs dépenses en intrants possiblement importés, et donc seulement payables en euros bancaires européens, l’expérience historique conduit à envisager la création d’une caisse de conversion assurant le change au pair entre les deux monnaies, caisse qui pourrait aussi, comme dans le cas des monnaies locales, aider si possible ces entreprises à trouver des substituts nationaux pour écouler leurs euros fiscaux. En France, la Caisse des dépôts et consignations pourrait remplir aisément un tel rôle.

Que l’État émette sa propre monnaie de paiement n’est pas par ailleurs contradictoire avec le fait qu’il puisse s’endetter directement auprès des épargnants pour financer des investissements à plus long terme, notamment sur une base éthique similaire à celle des organisations financières de l’économie sociale et solidaire du type NEF, soit directement via le réseau du Trésor sur le modèle proposé par l’histoire et renouvelé par Varoufakis, soit via des institutions du type de la CDC française et de ses anciens démembrements du type CAECL, CPHLM, SCET, et autres.

3. Degré d’indépendance du Trésor vis-à-vis de la banque centrale et fédéralisme monétaire

Ce que nous proposons n’est pas de restaurer le type de circuit du Trésor qui a prévalu en France dans la période dite des Trente Glorieuses où la part des dépôts des particuliers était relativement faible en volume, quoique plusieurs millions de personnes y disposaient de comptes courants directement chez les comptables du Trésor ou indirectement par la médiation des comptes chèques postaux gérés par la Poste. Du fait de l’indépendance des banques centrales vis-à-vis des Trésors publics prévalant actuellement comme de la spécialisation des banques centrales dans des fonctions de chambre de compensation des banques commerciales et d’organe de régulation de leurs émissions de monnaie de crédit, si on part du postulat de laisser dans un premier temps inchangé le régime de monnayage de l’euro européen, on ne saurait en effet impliquer le système bancaire dans le bouclage du circuit du Trésor en cas d’émission de bons de crédit fiscal en compte courant (alors que c’était un élément central du modèle français des Trente Glorieuses où le Trésor dominait le secteur bancaire et la banque centrale). [13]

Une forme nouvelle de circuit du Trésor indépendante des banques commerciales

Il s’agit donc ici de considérer que l’indépendance des banques centrales vis-à-vis des États implique réciproquement l’indépendance de l’État vis-à-vis de la banque centrale. Ce qui a pour corollaire de permettre de reconsidérer l’État dans sa logique propre de protection de la société qui est au principe de sa légitimité démocratique et du crédit que les citoyens lui accordent. Et ce crédit, l’État peut le mobiliser non seulement sous la forme du consentement à l’impôt, mais aussi pour assurer la confiance dans une monnaie de crédit fiscal, instrument indispensable quand le régime bancaire capitaliste de création monétaire ne permet plus à l’État d’exercer ses compétences en matière de protection de la société et de la vie des citoyens qui l’habitent. Ainsi un État indépendant de la Banque centrale et qui garde donc une relative autonomie vis-à-vis de la sphère marchande, sauf à se révéler incapable d’honorer sa dette sociale, doit-il renforcer ses relations économiques et monétaires directes avec le demos qui lui a délégué sa souveraineté en échange de sa protection. La monnaie de crédit fiscal est le dispositif adéquat pour cela, et ses caractéristiques en découlent : dans la logique du circuit fisco-financier de l’ordre politique en effet, la monnaie n’est émise que pour être dépensée et circuler avant d’être détruite et non pas pour être avancée et capitalisée ; la capitalisation monétaire n’y fait pas sens alors qu’elle est au principe de l’ordre économique marchand capitaliste. C’est pourquoi la monnaie publique doit être gratuite - ne pas porter intérêt - au contraire de la monnaie de crédit bancaire.

Dans un cadre d’indépendance politique de l’État vis-à-vis de la banque centrale, il ne peut alors être question de restaurer le circuit du Trésor français des années 1945-1975 (cf. schémas 1 à 3) qui avait pour mission de reconstruire l’ensemble de l’économie. Ce qu’il s’agit d’instituer est un nouveau circuit à la fois plus simple et fonctionnant sur la base d’une dualité monétaire euro-Banque centrale et euro-Trésor. Ce nouveau Trésor devrait disposer d’une large autonomie à l’égard des banques commerciales et être recentré sur les missions protectrices d’un État social non marchand qui fasse simultanément acte de présence égale sur l’ensemble de son territoire. Cette réorientation réduirait a priori une possible dépendance vis-à-vis de la BCE d’un Trésor national désireux d‘émettre une MFC, quand bien même serait maintenue la relation actuelle entre Trésor et BCE pour tout ce qui concerne le financement public utilisant l’euro bancaire européen ; cette dernière relation aurait néanmoins aussi tendance à s’affaiblir au fur et à mesure que se réduirait l’endettement public en euros et que se développerait à l’échelle de l’État, grâce à la numérisation des transferts, la compensation des flux financiers publics hors des circuits bancaires et de la BCE.

Schéma 1 : Le système monétaire français des Trente Glorieuses

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Source : Bloch-Lainé et de Vogüe, 1960, p. 192.

Schéma 2 : Le fonctionnement du circuit du Trésor français des Trente Glorieuses

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Source : Coutière, 1977, p. 27.

Schéma 3 : Le circuit de la trésorerie en France dans les Trente Glorieuses

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Source : Bloch-Lainé et de Vogüe, 1960, p. 272.

Ainsi, en comparaison avec l’ancien Trésor formalisé dans les schémas précédents, le nouveau n’aurait pas besoin de demander des avances à la Banque de France pour boucler sa trésorerie, ni de recourir au placement auprès des banques commerciales de bons du Trésor à court terme et portant intérêt. Aucune institution financière commerciale ne viendrait financer le Trésor, seuls les citoyens et les personnes morales reconnues en tant que telles (entreprises, associations, administrations locales) y seraient engagés sur une base éthique d’appartenance à la communauté politique. Les « bons du Trésor des banques » et les « avances de la Banque de France » qui apparaissent dans le schéma 3, partie gauche, disparaîtraient, et les « Emprunts et bons émis dans le public », qui a contrario prendraient leur essor, ne passeraient plus par la médiation du marché monétaire et des banques commerciales. Il faudrait donc ajouter dans le schéma 3 une catégorie « agents non financiers correspondants du Trésor » entretenant des relations monétaires directes avec le Trésor banquier comme avec le Trésor agent du Budget, catégorie qu’on trouve d’ailleurs dans le schéma 1 sous les labels de « dépôts des correspondants » et de « dépôts chèques postaux ». Par ailleurs, dans la partie droite du schéma 3, les billets et les virements bancaires devraient être dédoublés selon qu’ils seraient en euros-Banque centrale européenne ou euros-Trésor national. Par rapport au schéma 2 qui a perdu sa pertinence avec la répression monétaire et le rétrécissement extrême du réseau des correspondants du Trésor qui l’a précédé et accompagné [14], notre proposition consiste à supprimer les banques et la Banque de France du schéma, et de dédoubler la liquidité, la collecte, et la trésorerie pour tenir compte de la dualité des moyens de paiement introduite par la création d’une monnaie fiscale nationale complémentaire à l’euro.

Les institutions financières exclues de la trésorerie, si ce n’est en tant que contribuables et correspondants au même titre que tout autre, garderaient néanmoins leur place pour le financement des investissements à long terme pour la transition écologique. Et, on l’a déjà dit, le Trésor maintiendrait également ses relations actuelles avec la banque centrale pour ce qui concerne ses opérations courantes en euros bancaires européens. La CDC pourrait rejouer un rôle clef non seulement dans la collecte de liquidités pour le Trésor banquier mais aussi en tant que caisse de conversion et banque d’investissement public.

Le SEBC sera-t-il nécessairement appelé à financer la MFC ? Le point de vue de J.-M. Harribey

Dans sa discussion des projets de monnaies nationales complémentaires dont la notre, dans sa version de 2015 lors de la crise grecque, J.-M. Harribey (JMH) estime nécessaire et inévitable l’intervention de la banque centrale dans tout dispositif de monnaie fiscale complémentaire ; il en fait un « nœud crucial » oublié dans notre raisonnement. Assimilant toute MFC à un IOU (californien), comme le faisaient à l’époque plusieurs autres propositions, il considère que

« des IOUs représentant des liquidités supplémentaires ne pourraient être injectés que s’ils étaient achetés par le système bancaire, ce qui suppose - et c’est là le nœud crucial – que la garantie possible de (re)financement par la banque centrale soit prévue et assurée » (p. 3/5).

Malgré biens des hésitations et des formulations un peu énigmatiques qui en témoignent, JMH se dit finalement favorable à un « quantitative easing » (QE) « à destination des investissements de transition » passant par une injection par les États de bons nationaux ; ce QE consisterait

(…) à émettre de nouveaux bons, achetés par ceux (individus ou institutions) qui anticiperont leur épargne future croissante. Ou plus prosaïquement, qui ne seront véritablement achetés qu’ex post. D’où le pari de cette nouvelle politique monétaire (…) que la société ne peut gagner que si les pouvoirs publics en définissent clairement la nature et le contenu, mais surtout pas en disant qu’il s’agit d’une monnaie nouvelle alors qu’elle viendrait de la redirection de l’épargne existante. Donc oui – au moins à titre provisoire – à une monnaie qui pourrait circuler en interne, convertible dans l’euro devenu monnaie commune et non plus unique. À condition de ne pas se voiler la face : cela revient purement et simplement à mettre tôt ou tard la banque centrale en position et en capacité d’être « prêteur en dernier ressort », pour les banques certes, mais de nouveau pour l’État, les collectivités locales, bref toutes les administrations publiques. D’ailleurs l’expression « prêteur en dernier ressort » doit être comprise pour ces dernières comme « prêteur en premier ressort », car la différence entre les banques (privées ou publiques, cela ne change rien) et l’État, c’est que la banque centrale re-finance les premières, alors que pour l’État il s’agit de ne pas écarter a priori la possibilité de le financer, en tablant sur sa capacité à faire produire de la valeur économique par ses salariés. À mon sens, faire en sorte que la banque centrale soit celle de tous les acteurs économiques, privés comme publics, paraît préférable, dans une perspective de transition sociale, au choix de faire du Trésor Public une banque centrale bis rétrécie puisque ses bons ne seraient pas de la vraie monnaie  » (Harribey, p. 4/5).

Si nous n’avons pas en effet en 2015, en pleine crise de la dette grecque, abordé la question du rôle de la banque centrale dans la régulation de la MFC, c’est parce que les projets de monnaies fiscales complémentaires à l’euro s’inscrivaient alors clairement en opposition ouverte avec la politique de la BCE et de la Troika ; c’eût été alors « se voiler la face » que d’envisager une participation de cette dernière au dispositif. Mais aujourd’hui, peut-on encore en parler comme d’un « nœud crucial » ? Est-il nécessaire d’envisager un financement par la BCE comme une nécessité d’ultime instance pour assurer la viabilité de MFC nationales, au cas où elles s’étendraient dans plusieurs pays de la zone euro et/ou acquéraient un caractère permanent dans un cadre de fédéralisme monétaire ? Ne faut-il pas plutôt envisager comment devrait évoluer le système européen de banques centrales (SEBC) pour prendre en compte l’existence de monnaies nationales de crédit fiscal, à supposer qu’elles aient besoin d’un régulateur européen et pas seulement national ? Pour tenter d’avancer dans la réponse à ces questions, il est important d’abord de noter que JMH semble se méprendre sur la nature de notre proposition de MFC, méprise pour laquelle nous portons sans doute une part de responsabilité du fait de possibles équivoques de nos formulations ou de leurs manques de précision.

D’une part en effet, la MFC n’est pas assimilable aux IOUs plus exactement dénommés « registered warrants » émis en 2009 par l’État de Californie. Ceux-ci en effet n’ont pas circulé comme instruments de paiement. Ce ne furent que de simples reconnaissances de dettes fiscales de l’État (trop versés d’impôts à rembourser) prenant la forme de chèques remboursables à court terme (3 mois) et que leurs détenteurs, pour disposer immédiatement de dollars cash, devaient déposer dans les banques (intéressées par les taux d’intérêt élevés et nets d’impôts dont ils étaient porteurs). Mais, vu la conjoncture de crise financière et bancaire s’accompagnant d’un conflit politique autour du budget entre le gouverneur républicain A. Schwarzenegger et la législature démocrate, de nombreuses banques refusèrent de les « acheter », ce qui entraina un large débat d’opinion et jusqu’à un projet de loi visant à transformer ces IOUs en une monnaie circulant à part entière. Toutefois cette loi ne vit pas le jour car elle fut bloquée par un veto du gouverneur, et finalement les IOUs furent acceptés en paiement d’impôts et/ou remboursés avant échéance par recours à un endettement selon les procédures usuelles sur le marché des municipal bonds [15]. Ainsi ces IOUs ne servirent pas à payer des dépenses publiques, mais furent de simples moyens d’en repousser dans le temps le paiement afin de surseoir à un manque de liquidité. Il n’y eut pas de liquidité supplémentaire créée par l’État et fort peu par les banques et donc pas de refinancement par la banque centrale à prévoir.

D’autre part, JMH ne différencie pas notre proposition de celle des Tax credit certificates (TCCs) proposés par un ensemble d’économistes italiens et qui, comme les « FT coins » de Varoufakis (2014) évoqués supra note 9, sont en fait des tax discount certificates, c’est-à-dire des bons à terme porteurs à échéance d’une réduction substantielle d’impôt assimilable à un intérêt. Ces TCCs ont bien, comme le note JMH, vocation à être vendus contre euros aux institutions financières et donc à être soumis à l’évaluation des marchés, même si, contrairement cette fois aux FT coins, ils doivent être initialement distribués « par hélicoptère », c’est-à-dire dépensés par l’État via des dons gratuits à diverses catégories d’ayant-droits, personnes physiques et morales. Notre proposition de MFC inconvertible, maintenue strictement à la parité, et non porteuse d’intérêt s’en distingue fortement, même si son mode d’injection via les dépenses publiques s’en rapproche. Le modèle économique qui la sous-tend est également différent, puisque les TCCs ont vocation, non exclusivement il est vrai, à renforcer la compétitivité de l’économie italienne et ne remet donc pas en question le néomercantilisme libéral actuel, alors que la MFC a vocation, quant à elle, dans une perspective sociale-écologique à relocaliser l’économie marchande et dynamiser l’économie publique non marchande.

JMH note une autre différence entre TCCs et MFC concernant leurs caractérisations respectives en termes de dette publique et donc leur soumission à la norme européenne des 60 % du PIB : les partisans des TCCs dénient qu’ils soient de la dette, alors que la monnaie fiscale est selon nous, au plan économique, un endettement de l’État à l’égard du public, même si celui-ci n’est pas porteur d’intérêt. Toutefois, la juriste E. Vallet, en montrant que les dépôts des correspondants du Trésor ne sont pas des dettes en termes juridiques, même s’ils le sont bien en termes financiers et économiques [16], permet de rapprocher les deux propositions et surtout fournit une argumentation fort utile pour le cas où une confrontation juridique serait initiée en la matière par la BCE et/ou les institutions européennes, en vue d’empêcher les émissions de TCCs et/ou de MFCs.

Au regard des différences que nous venons de préciser entre notre proposition et les trois autres dispositifs évoqués dont la plus essentielle est que la MFC n’est ni achetée, ni vendue sur un marché au contraire des trois autres types de bons du trésor, l’argument développé par JMH d’un nécessaire financement de dernier recours par la banque centrale, s’il peut faire sens pour des TCCs, des IOUs monétarisés ou des FT coins, ne tient pas pour la MFC du type que nous proposons.

Risques de déstabilisation et de fragmentation de l’euro : que peut faire la BCE ?.

Pour autant, on ne saurait réduire les possibles interventions dans le dispositif de MFC de la BCE ou des banques centrales nationales appartenant au SEBC à ce seul cas de figure, et on peut distinguer deux autres formes possibles d’actions de la banque centrale : celles qui seraient destinées à l’étouffer dans l’œuf et/ou à la réduire à néant au cas où elle se serait néanmoins développé à la faveur d’une crise ; et celles de « benign neglect » ou de soutien passif ou actif au cas où ses vertus seraient reconnues ne serait-ce qu’implicitement.

On laissera ici de côté les formes probables d’action de police répressive de la part de la BCE (et de ses alliés de l’eurogroupe et de la Commission) visant à interdire aux États « déviants » d’émettre une monnaie fiscale au prétexte qu’elle serait illégale et empièterait sur le domaine de ses compétences exclusives ; ce type de réaction a déjà été abordé ailleurs et notamment dans le dossier Débat & controverse : Le projet de monnaie fiscale complémentaire, coordonné par B. Lemoine et F. Eloire et publié récemment dans le numéro 22 de la RFSE [17]. Dans ce qui suit, on se focalise sur l’autre type de réaction possible de la BCE, celui qui consisterait en une adaptation de son rôle régulateur en vue d’assurer l’unicité et la stabilité de l’euro en tant qu’unité de compte dans un nouveau contexte de dualité monétaire résultant de l’institution de MFCs nationales dans certains États-membres.

À cette fin, il est utile de distinguer trois phases : A. celle du moment fondateur de la construction du circuit du Trésor et de ses correspondants (constitution du Trésor caissier en tant que chambre de compensation des opérations budgétaires) ; B. celle de la décision unilatérale par un État d’utiliser ce circuit pour émettre une monnaie de crédit fiscal (transformation du Trésor caissier en Trésor banquier) ; et C. celle de son éventuelle consolidation et stabilisation impliquant l’intégration de diverses MFCs dans le système monétaire européen et les réformes éventuelles des institutions monétaires européennes devant en découler.

A. Dans la phase d’implémentation du réseau de correspondants, la question d’une intervention « technique » des institutions monétaires en place ne se pose pas vraiment, car il s’agit seulement de créer un système numérisé de paiement comme il en existe déjà de nombreux dans l’espace européen et sur lesquels la banque centrale n’a pas de compétence souveraine (Grosdidier, 2019, art. cit.). À ce stade en effet, avant même de l’utiliser à des fins de création monétaire, il s’agit de mettre en place une banque de dépôts effectuant de simples paiements par compensation entre comptes et permettant à la puissance publique de ne plus recourir aux emprunts sur les marchés financiers pour financer sa trésorerie et donc de progressivement dé-financiariser sa dette [18].

B. Ce n’est que quand le nouveau Trésor sera la source d’une création monétaire de la part d’un État-membre que se posera la question du rapport qu’il devra entretenir à son endroit avec la banque centrale nationale et/ou la BCE. Il y aurait en effet augmentation de la liquidité en circulation, ce qui pourrait être vu comme une source d’inflation justifiant une intervention de la banque centrale pour la maîtriser. Or il est clair que la politique monétaire actuelle – fondée sur la manipulation de divers taux d’intérêt – est inadaptée pour réguler une émission de monnaie par le Trésor. La monnaie-Trésor n’étant ni convertible librement ni susceptible d’être capitalisée (contrairement aux TCCs et aux FT coins), elle ne saurait rentrer dans le cadre actuel de la politique monétaire de la BCE. Ainsi qu’on l’a déjà observé à propos du point de vue de JMH, le Trésor banquier émettant une MFC qui n’est pas un titre de crédit commercial n’a guère besoin d’un prêteur en dernier (ou premier) ressort. Aussi, dans un premier temps au moins, une réaction de rejet pur et simple du dispositif par la BCE est-elle probable. Mais cette réaction étant à double tranchant, puisqu’elle peut pousser le pays à l’exit de la zone euro, on fait ici l’hypothèse qu’elle fera plus ou moins rapidement place à un positionnement plus ouvert et raisonnable des institutions européennes. On suppose donc, ne serait-ce que pour pousser plus loin la réflexion, une certaine compréhension de la BCE et a minima un benign neglect de sa part.

La question à résoudre alors serait celle de la cohabitation de deux types d’euros – l’euro-Banque centrale européenne et l’euro-Trésor national – dénommés dans la même unité de compte de cours légal. Dans la mesure où ils seraient maintenus à la parité et utilisés de concert dans l’économie marchande et non marchande d’un État-membre, l’euro en tant qu’unité de compte commune serait apparemment confronté à un double problème concernant, d’une part son unicité à l’échelle de l’État-membre – tension sur la parité –, d’autre part sa stabilité à l’échelle de l’Union monétaire – tension sur la masse de liquidité en circulation. D’où, dit autrement, deux risques pour l’euro de cours légal : un risque de dualisation (voire de fractionnement si plusieurs États-membres étaient concernés) et un risque d’instabilité. Commençons par examiner le second qui est largement illusoire, avant de revenir sur le premier qui est quant à lui bien réel.

En effet, il n’y a pas de risque supplémentaire d’instabilité du pouvoir d’achat de l’unité de compte créé par la mise en circulation d’une monnaie de crédit fiscal. Une MFC du type que nous proposons n’est pas un facteur de risque inflationniste, contrairement à ce qui est souvent affirmé sans aucune preuve. En cas d’émission excessive, le risque essentiel est supporté par la MFC et réside dans sa dépréciation par rapport à la monnaie dans laquelle elle est libellée. Par ailleurs un régime monétaire avec deux instruments de paiement maintenus à la parité – euro fiscal national et euro bancaire européen – n’est pas sans ressembler à un régime de « caisse d’émission » (currency board) dans lequel il y a aussi maintien rigide d’une parité fixe entre une monnaie nationale et une xéno-monnaie de référence plus forte et de circulation plus large. Or, un tel régime, où la banque centrale est réduite à une caisse d’émission et n’est plus prêteuse en dernier ressort, est précisément institué pour empêcher toute émission de monnaie nationale qui ne serait pas adossée à des réserves en xéno-monnaie, et donc limite drastiquement l’inflation. Toutefois, dans le cas de la dualité envisagée ici, la situation serait différente puisque la « xéno-monnaie » ne serait pas une devise étrangère, mais une monnaie commune partagée dont le monnayage ne pourrait pas être indifférent à la situation économique interne au pays où circuleraient de concert l’euro bancaire et l’euro fiscal. Aussi, alors que dans un régime de currency board, la dépendance de l’émission de monnaie nationale vis-à-vis de l’entrée de capitaux est cruciale et explicite, cela ne serait pas nécessairement le cas dans un régime de complémentarité entre une monnaie fiscale et une monnaie bancaire qui peuvent toutes deux être émises dans le même pays. Et du fait que l’euro banque centrale, de cours légal, est une monnaie commune à l’État membre et à l’Union économique et monétaire européenne, son monnayage serait susceptible de s’adapter à celui de l’euro fiscal qui ne circule qu’à une échelle plus restreinte [19]. En outre, même si le Trésor banquier peut être vu comme une caisse d’émission chargée de maintenir la parité entre les deux monnaies, l’émission d’euro national dépendrait moins des dépôts au Trésor en euros européens, vu les limites mises à sa convertibilité, que de son adossement à la fiscalité, puisqu’il s’agit fondamentalement d’une monnaie de crédit fiscal. Et finalement, dans ce type de régime de dualité monétaire, c’est le risque de dépréciation de l’euro national par rapport à l’euro européen sur un marché parallèle qui opérerait comme régulateur du niveau de son émission. [20]

Une MFC, telle que nous la concevons, n’est donc pas porteuse d’un risque d’inflation du niveau général des prix et donc d’une dévalorisation de l’euro en tant qu’unité de compte que la banque centrale se devrait de contrôler. Le risque principal dont elle est porteuse est bien plutôt celui d’un fractionnement de l’unité de compte qui pourrait résulter d’une dépréciation de l’euro fiscal national relativement à l’euro bancaire européen que le Trésor serait incapable de corriger. Deux ordres de raisons pourraient conduire à une telle dépréciation : au niveau national, elle pourrait résulter d’une émission excessive, non corrigée, d’euros nationaux relativement à la disponibilité d’euros européens et/ou d’une perte de confiance dans la politique du gouvernement relativement à l’usage et à la répartition des euros nationaux ; et au niveau de la zone euro, elle pourrait provenir d’une perte de confiance dans la politique de la BCE (et pouvoirs associés) à l’égard du Trésor national et/ou de l’Union politique elle-même en tant que bien commun, propice au développement d’une opinion pro-exit. La MFC, à l’encontre de l’intention première qui l’a fait naître, pourrait alors être appelée au niveau national à devenir une unité de compte en elle-même, c’est-à-dire totalement déconnectée de l’euro bancaire européen de cours légal, et être instrumentalisée pour sortir de l’union monétaire.

Une solution pour conjurer un tel risque sans impliquer de transformations institutionnelles importantes consisterait à tirer les conséquences de l’indépendance réciproque de la banque centrale et du Trésor public, et donc à reconnaître leur interdépendance dans l’indépendance, dans le cadre d’une hiérarchie imbriquée de leurs pouvoirs respectifs : en contrepartie du fait que le Trésor banquier national reconnaît la compétence exclusive de la BCE concernant l’euro bancaire européen, la BCE reconnaîtrait réciproquement la compétence exclusive du Trésor national en matière d‘émission d’une monnaie fiscale complémentaire qui serait légalisée par un vote annuel du parlement national et légitimée par sa participation au financement d’une production non marchande de services collectifs.

Dans ce partage avec hiérarchisation en valeur des compétences monétaires, on retrouverait une expression de la hiérarchie de valeur caractéristique d’une constitution politique fédérale avec, d’un côté, la compétence supérieure en valeur qu’est le maintien de l’unité et de la stabilité de l’unité de compte échouant à la BCE, de l’autre, la compétence inférieure en valeur, et distribuée à une pluralité de pouvoirs territoriaux et fonctionnels autonomes, qu’est la capacité à émettre des titres de paiement, laquelle serait le propre des Trésors des États-membres, mais aussi des associations émettrices de monnaies locales et, bien sûr, des banques commerciales.

Dans ce cadre de fédéralisme monétaire informel, il suffirait pour garantir la stabilité de l’euro et son unicité en tant qu’unité de compte que la BCE tienne compte des montants de liquidités d’origine fiscale nationale, montants légalisés politiquement et légitimés éthiquement sur lesquels elle ne serait pas habilitée à intervenir, avant d’ajuster sa politique de contrôle des émissions de monnaie de crédit par les banques commerciales en fonction de son taux d’inflation cible. Dit autrement, de même que le Trésor public dépendrait de la banque centrale pour la majeure partie de ses activités menées en euros, la banque centrale dépendrait réciproquement du Trésor public pour établir sa politique de stabilisation monétaire sans menacer l’unicité de l’unité de compte. Ainsi la BCE donnerait la priorité aux finalités publiques sur les finalités privées. Une telle solution ne nécessiterait pas d’institutionnalisation formelle ni de changement de statut de la BCE et du SEBC ; il pourrait s’agir d’une simple « bonne pratique » du type de celles à laquelle nous ont habitués les banquiers centraux [21].

C. A supposer que le type de dualité monétaire examiné ici se généralise à un nombre relativement important d’États membres, une consolidation institutionnelle pourrait néanmoins se révéler nécessaire. À ce stade, la distinction entre autorité et pouvoirs souverains, chère à l’institutionnalisme monétaire à la française [22], peut nous éclairer. Conformément à cette distinction, une autorité souveraine n’a pas de pouvoir propre, elle dit ce qui est juste et droit, mais ne dispose d’aucun moyen pour imposer ses vues ailleurs qu’en son sein autrement que par le respect qu’elle inspire aux divers pouvoirs et qui fait qu’ils s’y conforment. Les pouvoirs, quant à eux disposent de la force nécessaire pour imposer leurs décisions, mais n’ont pas d’autorité propre ; pour se maintenir en tant que tels ils doivent être légitimes, c’est-à-dire être et agir en conformité avec ce qui fait autorité et est autorisé par l’autorité souveraine. Si un pouvoir prétend disposer aussi de l’autorité, celle-ci est dégradée, comme dans la conception usuelle de la souveraineté de l’État-nation, et la société est déstabilisée et ne saurait plus être pacifiée.

La distinction entre autorité et pouvoirs permet de concevoir une souveraineté démocratique qui ne se réduit pas à un pouvoir unique supérieur à tous les autres pouvoirs, qui renvoie à une autorité souveraine symbolisant le tout social [23], et qui est supérieure en valeur aux divers pouvoirs à qui sont délégués de simples droits de souveraineté avec les devoirs associés (c’est-à-dire des compétences exclusives ou partagées pour agir au nom de l’autorité souveraine). Une souveraineté bien ordonnée et socialement protectrice est ainsi composée d’une autorité souveraine unique et de pouvoirs souverains pluriels.

Cette conception, qui est un idéal-type de ce qu’on peut observer dans les ordres politiques de type fédéral, vaut également pour la monnaie [24]. Elle permet alors de comprendre d’une part que la monnaie puisse être placée en position de souveraineté politique [25], d’autre part qu’il puisse exister une grande variété de relations entre souveraineté politique et souveraineté monétaire [26]. Appliquée à la question des relations entre banques centrales et Trésors publics, elle conduit à envisager, en lieu et place du système actuel dégradé en valeur du fait qu’autorité et pouvoirs monétaires souverains y sont confondus et non distribués, un nouvel ordre monétaire de type fédéral dans lequel une autorité monétaire coifferait les pouvoirs respectifs et séparés de la banque centrale gérant l’euro bancaire, et les Trésors banquiers émettant des monnaies fiscales [27]. Dans cette perspective en effet, l’institution de MFCs par divers États membres pourrait être stabilisée par la création d’une autorité monétaire européenne ayant autorité à la fois sur un SEBC maintenu dans son rôle de chambre de compensation des banques commerciales et sur des Trésors publics nationaux indépendants des banques centrales.

Notes

[1Voir B. Théret, « De la monnaie unique à la monnaie commune. Pour un fédéralisme monétaire européen » (avec la collaboration de W. Kalinowski), Notes de l’Institut Veblen pour les réformes économiques, septembre 2012 ; « Sortir d’en bas par le haut de la crise de l’Euro-zone. Une réponse en termes de fédéralisme monétaire », et « Annexe : Un antécédent historique : le bocade de la province argentine du Tucuman (1985-2003) », Revue du MAUSS permanente, 20 mai 2014 ; « L’euro-drachme, ballon d’oxygène pour la Grèce » (avec T. Coutrot et W. Kalinowski), Libération, 15 mars 2015 ; « Si l ‘euro n’était plus une monnaie unique ? », THE CONVERSATION, 7 octobre 2015  ; « Vers l’institution de monnaies fiscales nationales dans la zone euro ? », Les Possibles, n° 8, 2015 ; « Réutiliser la monnaie fiscale » et « Retrouver la vraie richesse de la monnaie » (avec W. Kalinovski), in Les Dossiers d’Alternatives économiques, Mai 2016, n° 6, pp. 53-54 et 58-60 ; « Sortir de l’austérité sans sortir de l’euro… grâce à une monnaie fiscale complémentaire », Libération, Idées, 9 mars 2017, (avec V. Gayon, B. Lemoine, D. Plihon, G. Giraud, J. Blanc, M. Fare, J.-M. Servet, T. Coutrot et W. Kalinowski) ; « Recourir à une monnaie fiscale nationale dans le cadre de l’Union européenne : une solution juridiquement envisageable ? Entretien avec M. Caron », Revue française des finances publiques, n° 144, décembre 2018, pp. 261-272 ; « Monnaie fiscale complémentaire : sortir des impasses européiste et souverainiste », (avec T. Coutrot), Médiapart, Blog de Thomas Coutrot, 27 juin 2018 ; « Monetary Federalism as a Concept and its Empirical Underpinnings in Argentina’s Monetary History », in G. Gomez (ed.), Monetary Plurality in Local, Regional and Global Economies, London, Routledge, 2019, pp. 84-113 ; « Système fiscal de paiement complémentaire : un dispositif pour renverser l’hégémonie » (avec T. Coutrot), Revue française de socio-économie, n° 22, 1er semestre 2019, pp. 161-168 ; ---- « Tax-credit instruments as complementary currencies : a policy proposal for fighting austerity while saving the euro zone”, paper presented to 5th Biennial RAMICS International Congress, Hida-Takayama, Japan, September 11-14, 2019.

[2J.-M. Harribey, « Discussion de la “monnaie complémentaire” dite “fiscale”  », Les Possibles, n°8, 2015.

[3Logique marchande capitaliste d’accumulation de richesse dans l’ordre économique, logique étatique fisco-financière d’accumulation de puissance dans l’ordre politique, logique réciprocitaire de la reproduction de l’espèce humaine dans l’ordre domestique, logique académique disciplinaire d’accumulation de savoir dans l’ordre symbolique.

[4Ainsi, alors que, contrairement à la plupart des monnaies politiquement créées, l’euro ne symbolise pas une communauté préexistante marquant sa souveraineté en établissant sa propre unité de compte, le doute s’est installé quant à sa capacité à faire advenir une telle communauté politique de valeurs. Ce qu’illustre l’eurobaromètre 2018 selon lequel seulement 27 % (18 % pour la France) des usagers de l’euro pensent que celui-ci entraine qu’ils se sentent plus européens, quand bien même 64 % (59 % pour la France) pensent qu’il est une bonne chose pour leur pays (Flash Eurobarometer 473,Survey requested by the European Commission, Directorate-General for Economic and Financial Affairs and co-ordinated by the Directorate-General for Communication).

[5Cf. notamment M. Kalaitzake. « Central banking and financial political power : An investigation into the European Central Bank », Competition & Change 23(3), 2019, pp. 221-244. Nous ne croyons pas possible en effet qu’au moins sous la forme que nous préconisons, l’implémentation d’une monnaie fiscale complémentaire « devrait être discutée et étudiée dans un dialogue serré entre États nationaux et institutions européennes, afin qu’[elle] puisse être mis[e] en place de façon ordonnée et coordonnée, et non pas comme une méthode subreptice destinée à aboutir à une sortie de l’euro » (p. 199 in M. Amato et A. Papetti, « La monnaie fiscale et le soutien de l’Euro(pe). Pour une réforme de l’architecture monétaire européenne », Revue française de socio-économie, n° 22, 2019, pp.195-204).

[6Cf. B. Théret, « Dette publique et auto-répression monétaire des États », Savoir/Agir, n° 35, 2016, p. 63-76.

[7Sur le circuit du Trésor et ses « correspondants », cf. R. Wolff, « Trésorerie, déficit, Fonds d’égalisation », Revue d’économie politique, 51(2), 1937, pp. 273-296 ; F. Bloch Lainé et P. de Vogüé, Le Trésor Public et le mouvement général des fonds, Paris, PUF, 1960 ; A. Coutière, op. cit., 1977 ; E. Vallet, Les correspondants du Trésor, Paris, L’Harmattan, 2003.

[8Cf. Théret, « Dette publique et auto-répression monétaire des États », art. cit. Néanmoins, dans le cas français, cela n’a pas abouti à la disparition complète de tout « correspondant » ; sont encore correspondants du trésor français divers organismes de statut public ou assimilés (vivant dans une « ambiance de droit public »), et notamment les pays des zones francs qui y déposent une partie de leurs devises dans des « comptes (dits) d’opérations » (Vallet, op. cit., p. 479, 2003). Mais la création monétaire par le biais du réseau a bien été, quant à elle, annihilée.

[9Cf. Y. Varoufakis, Conversations entre Adultes. Dans les coulisses secrètes de l’Europe, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2017, pp. 105 et sv. ; M. Amato et A. Papetti (« La monnaie fiscale et le soutien de l’Euro(pe). … », art. cit.). voir aussi Y. Varoufakis, « BITCOIN : A flawed currency blueprint with a potentially useful application for the Eurozone », 15 février 2014. Cela dit la proposition de Varoufakis quant aux modalités d’émission de la monnaie fiscale est intermédiaire entre la nôtre - elle inclut bien une monnaie de crédit fiscal – et, dans la mesure où elle fait place aussi à la vente de crédit fiscal porteur d’intérêt via une réduction d’impôts à terme, et celle des économistes italiens, principalement B. Bossone et M. Cattaneo, qui proposent des tax credit certificates (TCC) porteurs aussi d’une ristourne fiscale et vendus sur le marché (tax discount bonds). Elle en diffère néanmoins par le fait que les « FT coins » de Varoufakis seraient vendus directement par le Trésor contre des euros, alors que les TCC, bien qu’également convertibles et échangeables en euros sur le marché, sont sensés être donnés et distribués d’abord « par hélicoptère » et seulement revendus ensuite par les particuliers et entreprises bénéficiaires. Sur les TCCs, cf. M. Cattaneo & G. Zibordi (2013),
« Tax Credit Certificates - Certificati di Credito Fiscale (CCF) : Q&A », 17 settembre ; B. Bossone, M. Cattaneo, L. Gallino, E. Grazzini & S. Sylos Labini (2014), « Free fiscal money : exiting austerity without breaking up the euro », novembre ; B. Bossone & M. Cattaneo (2015), « Tax Credit Certificates to End the Greek Euro-Stalemate  », 23 mars ; B. Bossone & M. Cattaneo (2016) « ‘Helicopter tax credits’ to accelerate economic recovery in Italy (and other Eurozone countries) », VoxEu, 4 January ; B. Bossone, E. Grazzini, M. Cattaneo & S. Sylos Labini (2015), « Fiscal Debit Cards and Tax Credit Certificates : The Best Way to Boost Economic Recovery in Italy (and Other Euro Crisis Countries)  », September 8. Sur la variété des dispositifs de monnaies fiscales proposés pour l’Union européenne, cf. B. Théret, « Sortir de l’austérité en conservant l’euro grâce à des monnaies nationales complémentaires : une revue de littérature », Contribution au Congrès 2017 de l’AFEP, (à paraître) ; et pour une perspective historique sur le cas de l’Argentine, B. Théret, « Le papier monnaie de petites dénominations émis par les provinces argentines entre 1890 et 2003 », Dialogues d’histoire ancienne, n° spécial « De la drachme au bitcoin. La monnaie, une invention en perpétuel renouvellement », (à paraître).

[10Ici le mécanisme d’anticipation de recettes futures assurant la destruction de la monnaie créée, est strictement identique à celui qui fonde la monnaie de crédit bancaire et où ce qui est escompté et motive la transaction n’est pas un accroissement de la production, mais un profit supérieur ou égal au taux d’intérêt.

[11Ainsi les opérations bancaires du Trésor relèveraient du pouvoir législatif, alors que ses opérations budgétaires relèvent du pouvoir exécutif. Sur cette distinction cf. infra schéma 3.

[12La spéculation principale consisterait en un achat avec décote d’euro-Trésor, en profitant d’un besoin urgent d’euros bancaires pour certains approvisionnements, afin de s’affranchir avec, à leur valeur faciale, de ses impôts.

[13Pendant la période du circuit du Trésor, il y avait la règle des « planchers d’effets publics » qui obligeait les banques à financer le Trésor. Mais, le paradoxe est que les règles prudentielles actuelles amènent les banques à détenir une masse importante de bons du Trésor. (Note de la rédaction, DP).

[14Cf. E. Vallet, 2003, op. cit. ; Benjamin Lemoine, L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Paris, La Découverte, 2016 ; B. Théret, 2016, art. cit.

[15Cf. California State Controller’s Office (2009b), « Frequently Asked Questions about Registered Warrants (IOUs) Issued by the State in 2009 », august 31 ; California State Controller’s Office, “State Controller’s Office Information on Registered Warrants (IOUs) Issued in 2009”, 10 November, 2010.

[16« Les correspondants du Trésor apportent à l’État des fonds dont ce dernier peut user. Dès lors qu’il en trouve l’emploi, on peut être tenté de considérer que l’État crée alors une dette puisqu’il emprunte en quelque sorte les fonds qui lui sont ainsi fournis. Néanmoins cette analyse n’est pas fondée en droit. S’il ne s’agit pas juridiquement d’une dette, ces dépôts participent cependant de la définition, plus large d’endettement public. (…) On emploie parfois l’expression de dette à vue pour qualifier les fonds fournis par les correspondants. Pour autant, ce ne sont pas là juridiquement des emprunts. Ce sont simplement des « dépôts à vue que les déposants peuvent à tout moment retirer et qui doivent dont être distingués de la dette au sens strict. La notion même de dette paraît en effet inapplicable au sens strict. (…) la différence tient en ce que “les fonds déposés ne proviennent pas d’un emprunt contractuel comme c’est le cas pour les bons du Trésor ou les obligations à court terme”. (…) les apports des correspondants du Trésor constituent des ressources de trésorerie, distincts de la dette publique mais répondant à la notion d’endettement public. (…) La qualification juridique des apports des correspondants du Trésor ne correspond pas à leur nature financière » (Vallet, op. cit., p. 330-333).

[17Cf. B. Lemoine et F. Eloire, « Introduction. Agir en deçà des traités pour démocratiser l’euro. Expérimenter les monnaies fiscales complémentaires ? », Revue française de socio-économie, n° 22, 2019, pp. 151-162 ; Coutrot et Théret « Système fiscal de paiement complémentaire : un dispositif pour renverser l’hégémonie », RFSE, art cit. ; J. Grosdidier, « Euro “juridique” et pluralité monétaire : quelques réflexions sur la compatibilité du projet de monnaie fiscale complémentaire au droit de l’Union », Revue française de socio-économie, n° 22, 2019, pp. 185-193. Cf. aussi M. Caron et B. Théret « Recourir à une monnaie-fiscale nationale dans le cadre de l’Union européenne : une solution juridiquement envisageable ? … », art. cit.

[18« Le Trésor, s’il parvient à collecter par le secteur “bancaire” de ses opérations des sommes équivalentes à celles qu’il dépense par le secteur “budgétaire” réussira à se dispenser de tout recours à l’Institut d’émission » (F. Bloch-Lainé et P. de Vogüé, op. cit., p. 271).

[19Pour les pays de la zone euro qui ont vu leurs balances commerciales et leurs déficits publics se déliter du fait de la politique monétaire unique et de la divergence de leurs taux d’inflation, on peut considérer que c’est le régime de l’euro monnaie unique qui a produit les résultats attendus d’un currency board avec ses effets à terme déflationnistes, dès lors que les entrées de capitaux compensant leurs déséquilibres commerciaux et fiscaux se sont retournées. Ce shadow currency board est resté néanmoins dissimulé, jusqu’à sa crise, et renvoie à la dégradation de l’euro d’un statut de monnaie commune à celui de monnaie unique dont l’émission a été monopolisée par le capital bancaire. Le système de dualité monétaire que nous proposons permet précisément de sortir de cet état dégradé en passant à un euro – monnaie européenne commune et complète (tous usages) – circulant de concert avec un euro fiscal national indépendant de lui-même si tous deux partagent un même rapport à l’euro en tant qu’unité de compte (un peu comme dans les régimes bimétalliques or/argent).

[20Pour un exemple de fonctionnement de ce type de régulation, cf. B. Théret et M. Zanabria, « Sur la pluralité des monnaies publiques dans les fédérations. Une approche de ses conditions de viabilité à partir de l’expérience argentine récente », Economie et Institutions, n° 10-11, 2007, pp. 9-66 ; B. Théret, « Birth, Life and Death of a Provincial Complementary Currency : Tucuman - Argentina (1984 – 2003) », in G. Gomez (ed.), Monetary Plurality in Local, Regional and Global Economies, Routledge, 2019, pp. 153-187.

[21On pense ici notamment à la dite « règle de Taylor » qui passe pour avoir été inventée et mise en pratique à la banque centrale de Nouvelle Zélande, avant d’être théorisée a posteriori par John Taylor en 1993.

[22Cf. M. Aglietta et A. Orléan (dir.), La Monnaie souveraine, Paris, Odile Jacob, 1998.

[23Cette autorité peut être une constitution, ou un ensemble de valeurs d’appartenance à une société ou une communauté ; elle mobilise elle-même un pouvoir autorisé qui lui est propre et est chargé de résoudre les conflits entre pouvoirs en interprétant la lettre de ce qui fait autorité.

[24Comme le montre le Federal Reserve System des États-Unis. Celui-ci repose sur une distinction claire entre les Federal Reserve Banks ayant un pouvoir de régulation des banques commerciales et d’émission de la monnaie fiduciaire (les dollars en billets) à l’échelle de groupes d’États fédérés, et le Federal Reserve Board qui est l’autorité monétaire supérieure sise à Washington jugeant de la politique monétaire adaptée à l’échelle nationale pour stabiliser l’unité de compte et réduire le chômage, et qui régit le système monétaire dans son ensemble sans disposer d’un quelconque pouvoir d’émission propre.

[25Cf. B. Théret, « Philosophies politiques de la monnaie : une comparaison de Hobbes, Locke et Fichte », Œconomia – Histoire / Epistémologie / Philosophie, Vol. IV, n°4, 2014, pp. 517-589 ; V. Dutraive et B. Théret, « Two models of monetary sovereignty : an interpretation based on J. R. Commons’ institutionalism », Journal of Economic Issues, 51(1), 2017, pp. 27-44.

[26Cf. B. Théret, « La souveraineté : des référentiels philosophiques pluriels, des régimes historiques hybrides », in O. Giraud et Ph. Warin (dir.), Politiques publiques et démocratie, Paris, La Découverte, 2008, pp. 381-406 ; B. Théret et M. Cuillerai (dir.), La monnaie contre l’État ? La souveraineté monétaire en question, (à paraître).

[27Pour JMH, « que la banque centrale soit celle de tous les acteurs économiques, privés comme publics, paraît préférable, dans une perspective de transition sociale, au choix de faire du Trésor public une banque centrale bis rétrécie puisque ses bons ne seraient pas de la vraie monnaie ». Nous ne proposons donc ni l’une ni l’autre de ces « solutions », même si nous pensons nécessaire de considérer le Trésor public comme une banque centrale de l’ordre politique, c’est-à-dire comme la chambre de compensation (ou circuit interne des correspondants du Trésor) d’un ordre hiérarchisé en divers niveaux de pouvoir susceptibles de disposer de compétences propres pour lesquelles ils disposent de droits de souveraineté (municipalités, provinces, État national, Fédération). Nous pensons également que la monnaie-Trésor n’est pas moins une vraie monnaie que la monnaie de crédit bancaire, toutes deux étant des monnaies incomplètes, puisque n’étant pas des unités de compte par elles-mêmes. L’unité de compte relève de l’autorité, les monnaies de crédit bancaire ou fiscal ne sont que des pouvoirs.

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