La Zone Franc et le Franc CFA : retour sur un contentieux économique et politique

lundi 20 janvier 2020, par Kako Nubukpo *

La Zone Franc, arrangement monétaire liant la France à ses anciennes colonies, a été créée en 1939 dans un contexte de regain du protectionnisme consécutif à la grande crise de 1929. Conçue à l’origine comme un espace d’espace d’échanges économiques privilégié entre la métropole et ses colonies, elle fut marquée par une grande variété de situations, notamment des sorties et des entrées, et une évolution progressive des paradigmes qui constituent sa marque de fabrique. Elle est également consubstantielle à la monnaie franc CFA, dont l’histoire rappelle la violence de la monnaie, de toute monnaie.

En effet, le franc CFA fut imposé aux Africains dans le cadre de la colonisation française. Il est le produit de la création de la banque du Sénégal en 1853, banque créée grâce aux ressources versées par la métropole française aux esclavagistes, en guise de réparations suite à l’abolition de l’esclavage le 27 avril 1848. Cette banque deviendra, au début du XXe siècle, la Banque de l’Afrique de l’Ouest (BAO), qui aura le privilège d’émission de la monnaie ancêtre du franc CFA qui naîtra officiellement le 26 décembre 1945, dix ans avant la création de l’Institut d’émission de l’Afrique occidentale française (AOF) et du Togo, lequel institut deviendra la BCEAO, Banque centrale des États de l’Afrique de l’ouest, quelques années plus tard (1959). C’est dire si le fait monétaire en Afrique francophone épouse les contours de la violence esclavagiste, coloniale et post-coloniale.

Depuis trois ans, le franc CFA fait un retour remarqué sur la scène publique franco-africaine, qui questionne les contours du lien qui attache encore l’ancienne métropole à ses ex-colonies. En effet, si la monnaie est un attribut de souveraineté, force est de constater que, près de soixante ans après les indépendances, quinze pays font partie de la zone franc CFA ce qui implique pour eux une double tutelle : française et européenne.

En effet, les opportunités de développement que cette monnaie était censée offrir se laissent toujours attendre, en grande partie du fait que la politique monétaire est calquée sur celle de la zone euro. Le débat sur l’opportunité du maintien du franc CFA a été en particulier relancé au mois de juillet 2015, suite au feuilleton relatif à l’éventuelle sortie de la Grèce de la zone euro. Plus généralement, ce débat s’inscrit aujourd’hui dans le contexte de la réflexion sur le financement de l’émergence des économies africaines et de ses prérequis en matière de degré de liquidité des économies.

L’objectif de cet article est de mettre en évidence la double dimension économique (I) et politique (II) du franc CFA, afin de cerner de manière holistique les enjeux du dépassement de cette monnaie qui fait couler beaucoup d’encre.

I- Dimension économique

1.1 La zone franc n’est pas une zone monétaire optimale

Quatre faits stylisés permettent de caractériser l’économie des pays africains de la zone franc (PAZF) : la faible part des échanges intracommunautaires (15 % contre 60 % au sein de la zone euro), la faible compétitivité prix à l’export (du fait du mésalignement du taux de change réel du franc CFA par rapport à l’euro), le rationnement endogène du crédit (le ratio « crédits à l’économie rapportés au PIB » est de 23 % contre 100 % au sein de la zone euro) et enfin l’unique objectif de stabilité des prix poursuivi par les deux principales banques centrales de la zone franc (BCEAO et BEAC) [1].

Cette zone n’est pas optimale au sens de Mundell, Kennen, McKinnon [2], dans la mesure où elle n’a pas su mettre en place des mécanismes d’ajustement alternatifs au taux de change, en cas de survenue de chocs exogènes et endogènes : en effet, il y a une très faible mobilité des facteurs de production (travail et capital), du fait de l’ineffectivité des quatre libertés de circulation (biens, services, personnes et capitaux) ; de même, il y a une très faible flexibilité des prix et des salaires, dans la mesure notamment où le taux d’inflation est déjà très bas, créant de fait une rigidité à la baisse du niveau général des prix ; en outre, le marché financier régional étant embryonnaire, les possibilités de financement non bancaire sont très réduites.

Enfin, les deux leviers de la politique économique – le budget et la monnaie – sont bloqués. Le budget, depuis le début de l’ajustement structurel (1980), avec l’idée qu’il faut faire absolument de l’« assainissement » des finances publiques, a perdu son caractère contracyclique. Au contraire, sous le joug des critères de convergence nominale, il est devenu procyclique, c’est-à-dire qu’en période d’austérité, il n’y a pas de croissance, donc peu de recettes fiscales, et donc pas d’équilibre budgétaire sauf à effectuer de nouvelles coupes sombres dans les dépenses publiques. Du côté de la monnaie, les PAZF sont en butte à une déflation structurelle, comme en témoigne le taux d’inflation sous-jacente, qui est égal à zéro depuis deux décennies, avec comme conséquence, des taux d’intérêts réels à deux chiffres, condamnant toute possibilité raisonnable d’emprunt pour effectuer des investissements productifs.

Le paradoxe de la situation réside dans le fait que les banques centrales de la zone franc applaudissent cette illusion de la victoire finale sur l’inflation, mortifère pour toute économie qui a vocation à croître et à créer massivement des emplois marchands. En vérité, le principal objectif des banques centrales de la zone franc est la défense du taux de change fixe entre le franc CFA et l’euro.

Comme il n’est pas rationnellement concevable que de telles évidences puissent échapper aux promoteurs des politiques publiques au sein de la zone franc, il convient d’interroger les ressorts profonds de ce paradoxe, de déconstruire les différents intérêts des acteurs et les inerties institutionnelles à l’œuvre, de démêler l’écheveau de la persistance de cette monnaie coloniale et postcoloniale, bref de se poser la principale question qui vaille à nos yeux, celle de savoir « de quoi le Franc CFA est-il le nom ? »

Cette monnaie unique alignée sur l’euro a de multiples défauts pour un continent à forte croissance démographique et aux niveaux de développement économique très insuffisants. Le besoin de création d’emplois est en effet très important et les infrastructures de base sont encore déficientes (santé, éducation, transport, etc.).

La stabilité monétaire, le faible taux d’inflation, l’absence de risque de change n’ont guère contribué au développement. Les pays de la zone ont connu une croissance par habitant médiocre. Cette monnaie trop forte ne répond pas aux besoins de ces pays qui doivent s’aligner sur les politiques d’austérité pratiquées dans la zone euro pour maintenir leur taux d’inflation aux standards européens. Elle nuirait aussi aux exportations africaines et encouragerait les importations de produits manufacturés et agricoles étrangers, ruinant les efforts de développement industriels et agricoles de la zone franc. Les pays de la zone sont ainsi maintenus dans une position d’exportateurs de matières premières, et leurs recettes dépendent des cours des marchés mondiaux et du taux de change euro/dollar.

Accumulant des réserves de change, ces pays freinent drastiquement la distribution de crédit à l’économie, ce qui bloque l’investissement. Les crédits octroyés aux populations pauvres sont très rationnés et souvent offerts à des taux d’intérêt de l’ordre de 10 %.

Cette monnaie forte permet en revanche aux plus riches Africains de bénéficier d’une garantie de change sur leurs placements financiers et immobiliers en France et dans le monde.

1.2 Choisir la création de richesses au détriment de la perpétuation de la rente

Tout le monde s’accorde à dire que l’hyperinflation n’est pas une bonne chose pour une économie, car elle réduit le pouvoir d’achat des ménages et perturbe les éléments de la stabilité économique que constituent les anticipations raisonnées des acteurs économiques. De façon générale, l’inflation est la résultante d’une demande globale structurellement supérieure à l’offre globale, alimentant ainsi une hausse durable du niveau général des prix dans une économie donnée.

De fait, lutter contre l’inflation revient soit à réduire la demande globale, soit à augmenter l’offre globale, ou à faire un peu des deux. Dans le cas de la zone franc, la première solution a été privilégiée, dans la mesure où la hantise des autorités monétaires réside dans le fait qu’une demande globale interne, satisfaite par des importations massives de biens et services, puisse se traduire par une sortie de devises.

Or, ces devises, encore appelées réserves de change, sont indispensables pour garantir la parité fixe entre le franc CFA et l’euro, véritable mantra de la politique monétaire et de change des deux principales banques centrales de la zone franc (BCEAO pour l’Afrique de l’ouest et BEAC pour l’Afrique centrale). Leur sortie exagérée pourrait engendrer un risque sérieux de dévaluation du franc CFA.

Cette illusion de la victoire finale sur l’inflation issue de la répression de la demande a été alimentée depuis bientôt quatre décennies par les programmes d’ajustement structurel (PAS), concoctés au début des années 1980 par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale dans le cadre du « consensus de Washington », véritable ode au néolibéralisme.

La réduction drastique de la demande, encore appelée « absorption », a été et reste l’alpha et l’oméga des politiques budgétaires imposées par les institutions de Bretton-Woods aux États africains. La spécificité de la zone franc réside dans le fait qu’elle élargit cette austérité budgétaire à la monnaie. En ce sens, le franc CFA est un instrument additionnel d’asphyxie des économies de la zone franc.

Ce double verrou des politiques macroéconomiques actuellement en vigueur au sein de la zone franc est d’autant plus absurde que la démographie africaine pousse à faire l’exact contraire : en effet, sur un continent où la population est très jeune et double tous les vingt-cinq ans, la vigueur de la demande devrait être le tracteur par excellence de la dynamique économique. Vouloir la brider par des politiques à relent malthusien est proprement absurde, d’où l’impératif d’explorer sérieusement l’autre voie de résorption de l’inflation, à savoir l’accroissement de l’offre globale, notamment la production interne.

La promotion du crédit productif et la mobilisation accrue de l’épargne intérieure restent les voies idoines de financement de la production et de ses deux facteurs traditionnels que sont le capital et le travail. Un des paradoxes de la zone franc est illustré par le fait que les taux d’intérêt y sont très élevés, souvent supérieurs à deux chiffres.

Dans un régime de monnaie forte et de faible inflation – caractéristiques du franc CFA –, les prêteurs ne courent pas le risque d’une dépréciation dans le temps de leur capital, ce qui normalement devrait se traduire par des taux d’intérêt faibles, à l’instar de la zone euro, puisque le franc CFA « est aussi bon que l’euro », pour reprendre la comparaison usitée dans les années 1950 et 1960 en Europe, où l’expression « le dollar est aussi bon que l’or », servait à justifier le maintien de l’étalon de change-or.

Cependant, les taux d’intérêt nominaux en zone franc restent élevés et, comme l’inflation y est faible, ceci met les taux d’intérêt réels à un niveau largement supérieur aux taux de croissance économique observés dans la zone. Une telle situation réduit les investissements productifs, ayant de fait un coût prohibitif, ce qui empêche la production de croître de façon structurelle. Ici réside le véritable défi de la zone franc, à savoir réduire drastiquement les taux d’intérêt débiteurs, orienter le crédit vers la production et non dans le négoce, caractéristique de l’économie de traite.

Pour ce faire, il convient de s’assurer que l’accumulation du capital ne s’effectue pas hors de la zone. Or, tout incite à faire le contraire, du fait de deux caractéristiques majeures de la zone franc, à savoir d’une part, la totale garantie de convertibilité entre le franc CFA et l’euro et, d’autre part, la liberté de circulation de capitaux entre les deux zones. Ces deux dispositifs institutionnels constituent une véritable pompe aspirante des capitaux hors de la zone franc, d’autant plus aisée à réaliser qu’il existe un taux de change fixe entre le franc CFA et l’euro, donc zéro risque de dépréciation monétaire.

La zone franc a besoin de produire, de transformer sur place les matières premières dont elle regorge, de donner du travail décent à ses jeunes, et de disposer d’une monnaie qui soit le reflet exact de la force de son économie réelle.

À l’heure actuelle, elle prend la direction opposée : elle importe ses biens et services de première nécessité ; elle « exporte » ses jeunes dans des conditions souvent dramatiques, celles de l’émigration clandestine ; elle dispose d’une monnaie dont la force est illusoire, car arrimée à un espace monétaire, la zone euro, avec laquelle elle ne partage aucune caractéristique structurelle. Elle bénéficie enfin de la garantie du Trésor français, qui permet à ses dirigeants d’accumuler les défaillances de leur gouvernance quotidienne sans aucune conséquence fâcheuse pour eux.

On comprend dès lors mieux les ressorts de la servitude volontaire en cours au sein de la zone franc : comme dans le régime féodal, elle conduit d’abord les dirigeants africains à payer le « seigneuriage » au Trésor français via le compte d’opérations, puis à réclamer la protection de la France contre les conséquences de cet arrangement institutionnel d’un autre temps, à savoir la perpétuation de la prédation des élites politiques et économiques, l’accroissement de la pauvreté des populations et la montée des insécurités.

À observer de près le fonctionnement de la zone Franc, on ne peut qu’être en accord avec Jacques Rueff lorsqu’il affirme « la monnaie est le terrain où se jouent à la fois l’avenir du développement économique et le sort de la liberté politique » [3]. La zone franc échoue à atteindre ces deux objectifs, et le défi politique n’est pas le moindre des enjeux d’une zone perçue comme une survivance (post) coloniale.

II- Le défi politique et sociétal : quelle souveraineté au nom du peuple ?

La souveraineté (dérivé de souverain, du latin médiéval superus, de super, dessus, fin XII e siècle) désigne la supériorité du pouvoir sur une zone géographique ou sur un groupe de peuples vivant en communauté. Ainsi, dans une démocratie, elle est détenue par le peuple.

2.1. De la servitude volontaire

Malgré un changement de dénomination cosmétique qui n’eut pas même une incidence sur son acronyme, le franc CFA, dont la parité fixe avec l’euro continue d’être garantie par le Trésor public français, contraignant 15 pays qui l’utilisent toujours à déposer au moins 50 % de leurs réserves de change dans le compte d’opérations logé à la Banque de France, est de plus en plus perçu comme une illustration frappante de la forte extraversion économique et politique qui caractérise les sociétés africaines de la zone franc. Dans ces conditions, les États africains ne sont pas en capacité de décider de leur politique monétaire, déléguant ainsi à l’ancienne puissance coloniale l’un des éléments cruciaux de la souveraineté qu’est le pouvoir de battre monnaie. Cette situation perdure pour deux raisons assez facilement identifiables :

  • 1 La supposée stabilité de cette monnaie due à son arrimage à l’euro, stabilité artificielle puisqu’elle alimente l’instabilité du secteur réel de l’économie du fait du rationnement du crédit productif.
  • 2 Une monnaie servant les intérêts d’une élite prédatrice qui épargne dans la zone euro ; préférant ainsi le capitalisme de rente à un réinvestissement des capitaux dans leur pays respectif tout en appelant de leurs vœux de nouvelles stratégies de financement : PPP, plan Marshall pour l’Afrique contribuant ainsi à creuser un peu plus chaque jour le creuset de l’externalisation économique.

2.2. Plaidoyer en faveur d’une souveraineté monétaire

Dans ces conditions, il semble légitime de plaider pour une souveraineté monétaire, non pas en cherchant à opposer systématiquement gouvernés et gouvernants ou même en adhérant à un discours anti-français. Il est important que les États africains francophones de demain soient pleinement dépositaires de leurs politiques monétaire, économique, et donc puissent choisir pleinement et en conscience la destinée de leur pays dans un souci de développement inclusif.

La monnaie est un fait social total. Son changement ne résoudra pas tous les problèmes auxquels les Africains de la zone CFA sont confrontés, mais il y a un symbole et un saut qualitatif à franchir : c’est l’affranchissement total vis-à-vis de la France, afin que demain il puisse être possible de construire ensemble des partenariats gagnants-gagnants, conçus sur une base égalitaire, choisis sur des critères compétitifs et en rupture totale avec ce reliquat colonial.

Aujourd’hui, ce sont les jeunes qui se sont emparés du sujet, manifestations, échanges sur les réseaux sociaux, etc. Le printemps africain se lève et ce sont les peuples qui, aujourd’hui, harassés par des gouvernements autoritaires corrompus par des conditions de vie indécentes, aspirent à ce sursaut démocratique. Et dans les démocraties, – même si les démagogues y sont légion –, c’est le peuple qui est souverain. Le nouveau président français a affirmé il y a peu que la démocratie ce n’est pas la rue ; mais dans les pays où la parole est trop souvent confisquée, elle est un baromètre d’opinion que l’on ne saurait négliger. Exemple : « Y en a marre ou du balai ! »

Au final, la souveraineté c’est choisir une vision, une communauté de destins indépendamment du Trésor public français. Mais c’est aussi rompre avec une pratique qui permet d’accroître les bénéfices d’une politique de rentes plébiscitée par les élites, au bénéfice d’une réinjection des capitaux dans les économies locales. Le compte d’opérations logé auprès du Trésor français a pu constituer, au moment de sa création, un mécanisme d’assurance utile pour se prémunir contre les nombreux chocs exogènes auxquels font face les économies africaines de la zone franc. Cependant, au fil des ans, il est devenu un mécanisme d’assurance tout risque vis-à-vis des défaillances multiples et variées de la gouvernance des dirigeants africains de cette zone. Ces derniers ne se gênent donc pas pour sacrifier l’exigence légitime de souveraineté et la rigueur de vision et de gestion qui en est consubstantielle, sur l’autel de leur mauvaise gouvernance chronique, avec la bénédiction de fait de l’État français.

La souveraineté, c’est remettre le peuple au centre des préoccupations afin d’assurer pleinement le souverainisme du suffrage démocratique, combien même en Afrique ou plutôt dans certains pays, il est foulé au pied de façon récurrente. 

La question demeure néanmoins technique, et brûler un billet de banque n’est pas suffisant. Le projet est plus ambitieux, c’est celui de choisir une destinée en adéquation avec les attentes des populations. 

Choisir le souverainisme, ce n’est pas la promesse du grand soir. Il n’y aura pas une amélioration radicale de la vie des plus fragiles, mais c’est un premier pas signifiant pour dire qu’on ne les oublie pas et que leurs attentes sont au cœur des préoccupations de ce changement. Il y aura toujours des tentatives de détournement d’argent, mais ce nouveau projet propose de les contrôler au bénéfice de tous, afin de sortir de la servitude volontaire pour une politique économique volontaire et inclusive. La souveraineté doit être l’expression démocratique du plus grand nombre.

Ces faits stylisés se doublent de symboles dérangeants : les billets et pièces de monnaie CFA sont exclusivement fabriqués en France, ce qui porte un sérieux coup de canif à l’idée de souveraineté défendue par les dirigeants des PAZF. Par ailleurs, les deux principales banques centrales de la zone franc ont obtenu, à partir de 2010, leur indépendance vis-à-vis des États et on se serait attendu à ce qu’elles négocient désormais directement avec leur consœur de Francfort, la Banque centrale européenne. Dans les faits, il n’en est rien, elles doivent passer par le Trésor français, c’est-à-dire le Ministère français des finances, pour accéder à la garantie de la parité fixe entre le FCFA et l’Euro.

Enfin, le franc français n’existant plus, ayant été remplacé par l’euro, il peut paraître surprenant que les dirigeants africains se fassent plus « royalistes que le roi », en se battant farouchement pour conserver une unité de compte jugée caduque par ses propres créateurs.

Cette servitude volontaire aurait pu être le prix à payer pour obtenir une croissance forte et inclusive au sein des PAZF. Malheureusement, il n’en est rien et, force est de constater que, à l’heure actuelle, il n’y a pas d’impact positif des politiques macroéconomiques sur la vie des populations au sein des PAZF.

Conclusion

La zone franc est un puissant vecteur d’accumulation de richesses hors de son sein, alimentant ainsi la forte extraversion des économies africaines francophones. Ceci provient de trois de ses principales caractéristiques : la fixité de la parité entre le franc CFA et l’euro, la totale garantie de convertibilité entre le franc CFA et l’euro, et enfin la liberté de circulation de capitaux entre les zones franc et euro.

La principale conséquence est que la zone franc est un espace de répression monétaire où le ratio du crédit par rapport au PIB plafonne à 23 %, contre 100 % dans la zone euro et 150 % en Afrique du Sud. En d’autres termes, le crédit n’est pas suffisant dans la zone franc pour impulser la transformation structurelle des économies de cette zone, parce que l’accès est difficile, notamment dans les zones rurales où les taux d’intérêt sont prohibitifs.

En outre, en son sein, les deux leviers de la politique économique – le budget et la monnaie – sont bloqués. Le budget, depuis le début de l’ajustement structurel (années 1980), avec l’idée qu’il faut absolument « assainir » les finances publiques, ce qui a interdit de fait toute politique de relance, a fortiori de développement, depuis presque quarante ans, avec les conséquences que connait aujourd’hui la Grèce. L’austérité est un piège parce qu’on n’en sort jamais. Sur le plan monétaire, la situation est identique, car les banques centrales de la zone franc, à l’instar de leur consœur de Francfort, n’ont comme seul objectif que la maîtrise de l’inflation. Or celle-ci n’est pas d’origine monétaire, mais liée aux facteurs internationaux. Donc cette politique est inadaptée et inefficace.

À observer de près le fonctionnement de cette zone, on peut parler de servitude monétaire volontaire. Ce sont les gouvernements africains eux-mêmes qui acceptent les règles du jeu monétaire. Il est trop facile de partager et/ou de véhiculer l’idée que le franc CFA s’inscrirait dans une sorte de complot français contre l’Afrique. Les gouvernements de la zone CFA ont un intérêt personnel à rester dans les mains du Trésor français. Les facilités qu’offre cette zone en matière d’importation de biens de consommation, de transfert des capitaux, incitent à privilégier une économie réelle extravertie. De plus, les autorités ont choisi de déposer des réserves en devises auprès du Trésor français, largement supérieures au niveau requis. Cette marge de manœuvre aurait pu être utilisée pour financer les grands investissements structurants au sein de la zone franc, dans le souci de diversifier la base productive afin de transcender la dangereuse mono-spécialisation primaire qui a toujours cours dans les économies de la zone franc.

Il convient de reconnaître définitivement que la politique monétaire de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), à l’instar de celle de l’Afrique Centrale (BEAC) et, partant la gestion du franc CFA, n’est pas adaptée à des économies en développement parmi les plus pauvres du monde, faiblement monétarisées et bancarisées. Il serait souhaitable que la BCEAO fasse preuve de plus de pragmatisme, en s’inspirant par exemple des politiques monétaires dites « non conventionnelles » des banques centrales des pays industrialisés [4].

Il est possible d’obtenir un supplément de croissance économique par le biais d’une politique monétaire expansionniste, avec un taux optimal d’inflation de 8 %, bien loin de la cible actuelle de 2 % visée par la BCEAO [5]. Tirant leçon des expériences des pays émergents et, compte tenu de la structure des économies de la zone franc, une réorientation des politiques est nécessaire, fondée notamment sur :

  • le renforcement de la coordination entre la politique monétaire et les politiques budgétaires nationales ;
  • une meilleure maîtrise des canaux de transmission de la politique monétaire ;
  • un régime de change du franc CFA plus flexible. Les réflexions en cours [6] suggèrent qu’un régime de change à flexibilité limitée serait préférable, avec une monnaie arrimée à un panier de devises comportant le dollar, l’euro, le yuan, la livre sterling et le yen.

Enfin, pour ce qui concerne les aspects liés à la souveraineté monétaire, la réflexion devrait se poursuivre, notamment dans deux directions :

  • les diverses facettes de la souveraineté monétaire, par exemple la question de la pluralité des régimes monétaires ;
  • les mouvements sociaux anti-FCFA [7].

Cet article fut écrit plusieurs semaines avant l’annonce de la suppression du franc CFA.

Notes

[1Cf. Kako Nubukpo (2016) : « le Franc CFA et le financement de l’émergence en zone Franc », in « Sortir l’Afrique de la servitude monétaire : à qui profite le Franc CFA ? », sous la direction de Kako Nubukpo, Martial Ze Belinga, Bruno Tinel et Demba Moussa Dembélé, Éditions La Dispute, Paris, Octobre 2016, PP. 123-133.

[2Cf. Kako Nubukpo (2007) : « Politique monétaire et servitude volontaire : la gestion du Franc CFA par la BCEAO », Politique africaine, n° 105, Mars 2007, Karthala, Paris, PP. 70-82.

[3Gérard Minart : « Jacques Rueff, un libéral français », Odile Jacob, 2016, p. 291.

[4E. Carré (2015) « Les politiques monétaires non conventionnelles de la BCE : théories et pratiques », L’Économie politique, n° 66, Avril-Juin 2015, Paris, p. 42-55.

[5A. Combey, K. Nubukpo (2010). « Les Effets non linéaires de l’inflation sur la croissance dans l’UEMOA », Communication au Symposium de l’Institut monétaire de l’Afrique de l’Ouest (IMAO) sur “ L’Intégration monétaire en Afrique de l’Ouest. ” Accra, Ghana, 8–9 Juin 2010.

[6K. Nubukpo, H. Lawson, A. Sodji (2015) : « Politique monétaire et émergence : quels enseignements pour le Togo ?  », Communication au Colloque du Comité national de politique économique du Togo (CNPE) « Quelles politiques pour l’émergence du Togo ? », Lomé, le 05 mars 2015. 38 Pages.

[7H. Gombert, K. Nubukpo (2018) : « Les mobilisations anti Franc CFA : stratégies, rhétoriques et représentations des acteurs de la société civile », soumis à la revue Politique Africaine, Paris, juin 2018.

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