Débats sur l’avenir du capitalisme : stagnation séculaire ou rebond technologique ?

mardi 11 octobre 2016, par Michel Husson *

Il est étonnant de constater que le débat sur l’avenir du capitalisme est aujourd’hui polarisé à l’extrême. D’un côté, certains anticipent une hécatombe d’emplois provoquée par l’économie numérique ; d’autres, au contraire, évoquent la perspective d’une « stagnation séculaire » et s’inquiètent, comme Christine Lagarde, d’une « nouvelle médiocrité ». Cet article, qui synthétise des contributions antérieures, cherche à éclairer ce paradoxe.

Stagnation séculaire ?

L’expression fait référence à un article de 1939 [1] où l’économiste Alvin Hansen définissait « l’essence » de la stagnation séculaire comme « des dépressions auto-entretenues qui engendrent un noyau dur et apparemment irréductible de chômage ». Le débat contemporain est porté par des économistes qui n’ont rien d’hétérodoxes. Il recouvre en fait deux versions.

La première, notamment exposée par Lawrence Summers [2], fait référence aux effets de la crise financière et aux limites de la politique monétaire. Celle-ci serait rendue inopérante par le Zero Lower Bound, autrement dit par des taux d’intérêt proches de zéro, qui limitent la capacité des banques centrales à relancer l’activité. Cette première catégorie d’analyses a l’intérêt de pointer le poids des dettes accumulées, mais avance des recommandations qui sont contradictoires avec la logique profonde du capitalisme. L’un des participants à ce débat peut ainsi écrire : « Il n’y a pas de raison de s’infliger une stagnation séculaire si le gouvernement compense le désendettement du secteur privé par des mesures de relance budgétaire [3]. »

La deuxième version, portée par l’économiste Robert Gordon, insiste sur le rendement décroissant des innovations en termes de gains de productivité. Son pronostic est très pessimiste : « La croissance future du PIB par tête sera inférieure à ce qu’elle a été depuis la fin du XIXe siècle, et la croissance de la consommation réelle par habitant sera encore plus lente pour les 99 % du bas de la répartition des revenus. » Cette thèse pose la question fondamentale pour la dynamique du capitalisme : celle-ci est déterminée par le taux de profit dont l’évolution dépend en grande partie de sa capacité à dégager des gains de productivité (voir encadré).

Taux de profit et productivité
|Marx a proposé une formule classique où le taux de profit dépend de deux grandeurs : le taux de plus-value et la composition organique du capital. Cette décomposition peut être élargie, de manière à la relier à des variables empiriquement observables.

Le taux de plus-value dépend de l’évolution relative du salaire réel et de la productivité du travail. La composition organique du capital peut elle aussi être décomposée en une composition technique (le « volume » de capital par tête) et le prix des moyens de production exprimé en proportion du salaire. Si on définit la « productivité globale des facteurs » comme la moyenne pondérée de la productivité du travail et de l’efficacité du capital, on obtient finalement le résultat suivant : le taux de profit augmente quand la productivité globale des facteurs augmente plus rapidement que le salaire [4].

L’intérêt de cette approche est de mettre en lumière ce « fait stylisé » essentiel : durant la phase néolibérale, le capitalisme a réussi à rétablir le taux de profit malgré un ralentissement des gains de productivité, même s’il n’a réalisé cette prouesse que par une baisse quasi universelle de la part des salaires et par la mise en œuvre de divers dispositifs qui l’ont conduit à la crise actuelle.

L’épuisement des gains de productivité

« On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité » : ce que l’on appelle paradoxe de Solow tient toujours [5]. Lawrence Mishel de l’Economic Policy Institute le reprend en constatant que « les robots sont partout dans les médias, mais ils ne semblent pas laisser d’empreinte dans les données [6] ». Il s’appuie sur une étude approfondie [7] qui montre que la productivité du travail et les investissements en capital fixe en matériel informatique et en logiciels ralentissent depuis 2002 aux États-Unis.

Ce ralentissement de la productivité est aujourd’hui un phénomène à peu près universel, qui n’épargne plus les pays dits émergents (voir graphique), et il n’est pas vraiment compris par les économistes : le Financial Times [8] parle ainsi d’un « casse-tête déconcertant ».

Sources : The Economist, 4 juin 2016 ; The Conference Board, mai 2016.

Vers une hécatombe d’emplois ?

Face à la thèse de la stagnation séculaire, de nombreuses contributions mettent au contraire l’accent sur le développement de la robotisation, sur les innovations des technologies de l’information et de la communication : réseaux, économie collaborative, imprimantes 3D, Big Data, etc. Toutes ces mutations mettraient en péril la pérennité d’une grande partie des emplois. L’étude de référence est celle de Frey et Osborne [9] qui prévoit que 47 % des emplois sont menacés par l’automatisation aux États-Unis. Les études ultérieures en sont de simples décalques, par exemple celle du cabinet Roland Berger qui prévoit la destruction de 3 millions d’emplois en France d’ici à 2025 [10].

D’autres contributions sont pourtant nettement moins alarmistes et ne trouvent « pas d’effet significatif des robots industriels sur l’emploi global [11] ». Un spécialiste de ces questions, David Autor, se demande même ironiquement « pourquoi il y a encore tant d’emplois » [12] et introduit la distinction fondamentale entre tâches et emplois : « Bien que certaines des tâches effectuées par des emplois moyennement qualifiés sont exposés à l’automatisation, beaucoup de ces emplois continueront à mobiliser un ensemble de tâches couvrant l’ensemble du spectre des qualifications ». C’est sur la base de cette distinction entre emplois et tâches qu’une récente étude de l’OCDE [13] arrive à un chiffre très inférieur (5 fois moins) aux prévisions les plus alarmistes : « 9 % des emplois seulement sont confrontés aux États-Unis à une forte probabilité d’être automatisés [‘automatibility’] au lieu de 47 % selon Frey et Osborne ». Ce résultat est obtenu à partir d’une critique serrée de leur méthode qui vaut pour toutes les études qui la reprennent.

Une étude récente [14] a mis en lumière un autre fait troublant : l’effet sur la productivité des nouvelles technologies « n’est jamais visible après la fin des années 1990 ». Mais surtout, lorsque cet effet est présent, « il résulte d’une baisse de la production relative [du secteur considéré] et d’une baisse encore plus rapide de l’emploi. Il est difficile de concilier ces baisses de production avec l’idée que l’informatisation et les nouvelles technologies incorporées dans les nouveaux équipements seraient à l’origine d’une révolution de la productivité ». Et les auteurs de conclure que leurs résultats suggèrent que « les déclarations antérieures sur la mort du paradoxe de Solow étaient peut-être prématurées ».

La robotisation ou l’automatisation peuvent évidemment engendrer des gains de productivité dans l’industrie et dans une partie des services. Mais les innovations nécessitent des investissements, et ceux-ci doivent satisfaire le critère d’une rentabilité élevée. Lors de l’éclatement de la « bulle Internet » au début des années 2000, Patrick Artus avait paraphrasé Marx [15] en montrant que les gains de productivité liés au nouvelles technologies avaient été très coûteux en investissements et que cette augmentation de la « composition organique du capital » avait enclenché une chute du taux de profit. Bref, la ’nouvelle économie’ n’était bien qu’un cycle high tech [16].

Les mutations induites par ce que l’on appelle maintenant « économie collaborative » nécessitent une réflexion spécifique. Sans forcément y voir une alternative au capitalisme, on peut cependant se demander dans quelle mesure ce type d’innovations peut être inséré dans sa logique : les ateliers d’imprimante 3D ou les réseaux de covoiturage ne sont pas forcément porteurs d’un élargissement du champ de la marchandise. C’est peut-être la réponse de fond au paradoxe de Solow : le flux des innovations technologiques ne semble pas se tarir, mais c’est la capacité du capitalisme à les incorporer à sa logique qui est en train de s’épuiser.

La structure et le statut des emplois sont en cause

Il ne faut donc pas tomber dans le story telling d’observateurs fascinés par ces mutations technologiques et qui s’en font les prophètes. Cependant, la critique des évaluations catastrophistes des effets de l’économie numérique sur l’emploi ne doit pas conduire à sous-estimer l’ampleur des transformations en cours. Même les études les plus sceptiques insistent sur l’impact de ces mutations sur la structure des emplois et sur leur statut.

Prenons par exemple Industrie 4.0, ce projet développé en Allemagne pour l’automatisation intelligente des usines (smart factories) via la mise en place de « systèmes cyber-physiques » assurant une meilleure coordination et une plus grande réactivité des robots. Une étude récente [17] trouve, elle aussi, que les effets sur l’emploi global seraient réduits.

En revanche, ces nouveaux processus de production induiraient d’importants transferts de main-d’œuvre entre postes de travail et secteurs, orientés vers des emplois plus qualifiés. Depuis plusieurs décennies, les mutations technologies jouent déjà un rôle essentiel dans la « tripolarisation » des emplois : les emplois hautement qualifiés, d’un côté, et les emplois peu qualifiés, de l’autre, voient leur part augmenter dans l’emploi total. Et ce sont les emplois intermédiaires dont la part décline. Ce mouvement se combine avec la mondialisation et les relocalisations de main-d’œuvre dans les pays dits émergents [18], et contribue au creusement des inégalités au sein même du salariat.

Selon une hypothèse optimiste, cette évolution pourrait être infléchie moyennant une élévation générale des qualifications, assurant ainsi un regain de compétitivité qui ne serait donc plus fondée sur de bas salaires. Mais cette perspective n’est pas forcément une voie royale susceptible de créer des emplois en nombre suffisant et adaptés à la structure des qualifications.

Le « collaboratif » contre le salariat

L’économie numérique peut aussi transformer la nature des emplois par la généralisation des plateformes qui procurent des petits boulots à des travailleurs dits « indépendants » : Uber, Task Rabbit, YoupiJob, Frizbiz ou encore les « Turcs mécaniques » d’Amazon. Cette économie « du partage », « collaborative » ou « à la demande » exerce un effet corrosif sur les institutions du salariat, parce que, comme le note l’OCDE [19] : « la durée légale du travail, le salaire minimum, l’assurance chômage, les impôts et les prestations sont toujours fondés sur la notion d’une relation classique et unique entre le salarié et l’employeur. »

Avec le développement du travail indépendant, ajoute l’OCDE, « un nombre croissant de travailleurs risquent de se retrouver exclus des conventions collectives. Il se peut également qu’ils n’aient pas droit aux allocations de chômage et aux régimes de retraite et de santé dont bénéficient les salariés, et qu’ils aient des difficultés à obtenir un crédit. À l’heure actuelle, les travailleurs indépendants n’ont pas droit aux allocations de chômage dans 19 pays de l’OCDE sur 34, et n’ont pas droit aux prestations d’accident du travail dans 10 pays ».

Les nouvelles technologies ne sont pas seules en cause et accompagnent un mouvement général de précarisation des emplois. Patrick Artus a récemment observé qu’il n’y a aucune corrélation entre le poids du travail indépendant et la part de l’emploi dans les secteurs de haute technologie, et qu’elle irait plutôt en sens inverse. Et il suggère que « le développement du travail indépendant [pourrait] permettre simplement de contourner la protection de l’emploi salarié [20] ».

Le fractionnement social

L’automatisation, quand elle est mise en œuvre dans une logique de rentabilité et de concurrence, conduit à une remise en cause de la cohérence des sociétés : chômage de masse, polarisation entre emplois qualifiés et petits boulots, etc. Cette question des effets sociaux des mutations technologiques est d’ailleurs débattue depuis longtemps. Ainsi, il y a 35 ans, deux économistes [21] expliquaient qu’on allait vers une « socio-économie duale », c’est-à-dire une organisation de la société distinguant deux grands sous-ensembles : « d’une part, un sous-ensemble adapté aux technologies nouvelles, intégré à l’espace mondial, fait d’hommes modernes, aptes à manier l’information et les techniques de pointe, ainsi que les langues étrangères, passant une partie de leur vie à l’étranger. D’autre part, un sous-ensemble incarnant l’héritage de nos traditions culturelles, constitué d’organisations isolées de la concurrence internationale, faisant pénétrer plus lentement les technologies modernes, d’un revenu moindre mais d’un mode de vie plus convivial et plus classique. »

Les auteurs avertissaient, avec une grande délicatesse dans le choix des termes, que « ce serait donc un contresens ou une erreur que de considérer les éléments et les membres du secteur le moins avancé technologiquement comme appartenant à une sous-race et à l’archaïsme ». Cependant cet esprit de tolérance n’allait pas beaucoup plus loin : « Encore faudra-t-il que ceux qui choisissent d’œuvrer dans le secteur traditionnel ne revendiquent pas le même degré d’avantages notamment en terme de revenus que ceux qui subissent les contraintes de l’impératif technologique et de son contexte industriel. »

Dans un texte de 1986 [22], Ernest Mandel partageait ce pronostic pessimiste quant à l’usage capitaliste de l’automation, dont il montrait par ailleurs le caractère contradictoire : « Sa solution, c’est celle d’une société duale qui diviserait le prolétariat actuel en deux groupes antagoniques : ceux qui continuent à participer au processus de production de la plus-value, c’est-à-dire au processus de production capitaliste (avec une tendance à la réduction des salaires) ; ceux qui sont exclus de ce processus, et qui survivent par tous les moyens autres que la vente de leur force de travail aux capitalistes ou à l’État bourgeois : assistance sociale, augmentation des activités ’indépendantes’, paysans parcellaires ou artisans, retour au travail domestique, communautés ’ludiques’, etc., et qui achètent des marchandises capitalistes sans en produire. Une forme transitoire de marginalisation par rapport au processus de production ’normal’ se trouve dans le travail précaire, le travail à temps partiel, le travail au noir qui touchent particulièrement les femmes, les jeunes travailleurs, les immigrés, etc. »

La machinisation du travailleur

Il vaut la peine ici de décrire en détail les obstacles à l’automatisation identifiés par Frey et Osborne dans leur étude déjà citée (voir le tableau 1, p. 31). Une première catégorie regroupe les exigences de dextérité et les contraintes liées à la configuration du poste de travail. Vient ensuite l’« intelligence créative », à savoir la vivacité intellectuelle ou les dispositions artistiques. Mais la dernière catégorie, baptisée « intelligence sociale » fait froid dans le dos et mérite d’être citée plus en détail. Voici donc, selon Frey et Osborne, quels sont les autres obstacles à l’informatisation qu’il faudrait surmonter :

  •  la « perspicacité sociale », qui consiste à comprendre les réactions des autres et les raisons de ces comportements ;
  •  la « négociation, » autrement dit le fait de chercher à concilier les points de vue différents ;
  •  la « persuasion », qui permet d’amener les autres à changer de point de vue ou de comportement ;
  • la « préoccupation pour les autres » (collègues, clients, patients) sous forme d’assistance personnelle, de soins médicaux ou autres ou de soutien émotionnel.

Cette énumération permet de comprendre à quel point l’automatisation des processus de production est conçue comme une « machinisation » des travailleurs. L’obstacle à éradiquer, ce sont les dispositions - tout simplement humaines - qui constituent le collectif de travail et permettent que se nouent les relations sociales entre producteurs et usagers. L’objectif, typique du capitalisme, est au fond de porter à son paroxysme la réification des rapport sociaux qui transforme les rapports entre être humains en rapports entre marchandises. Ce constat évoque ce que disait Marx de la machine dans le chapitre « Machinisme et grande industrie » du Capital : « la machine n’agit pas seulement comme un concurrent dont la force supérieure est toujours sur le point de rendre le salarié superflu. C’est comme puissance ennemie de l’ouvrier que le capital l’emploie, et il le proclame hautement [23]. »

Les limites de l’automation capitaliste

Pour expliquer le « paradoxe de Solow », certains invoquent un problème de mesure. Ainsi selon Charles Bean, ex-économiste en chef de la Banque d’Angleterre, ce paradoxe proviendrait notamment « du fait qu’une part croissante de la consommation se porte sur des produits numériques gratuits ou financés par d’autres moyens, comme la publicité. Bien que les biens virtuels gratuits aient clairement de la valeur pour les consommateurs, ils sont entièrement exclus du PIB, conformément aux normes statistiques internationales. Par conséquent, nos mesures pourraient ne pas prendre en compte une part croissante de l’activité économique [24] ».

Pour corriger ce biais, Bean propose deux méthodes : « On pourrait utiliser les salaires moyens pour estimer la valeur du temps que les gens passent en ligne en utilisant des produits numériques gratuits, ou bien corriger la production de services de télécommunication pour tenir compte de la croissance rapide du trafic Internet. »

Le professeur à la London School of Economics commet ici une bourde révélatrice en confondant valeur d’usage et valeur d’échange. La « valeur » que représente pour le consommateur l’écoute de musique en ligne représente une valeur d’usage mais pas de valeur d’échange. C’est la société du « coût marginal zéro » que théorise Rifkin [25] qui n’a peut-être pas tort sur ce point de pronostiquer « l’éclipse du capitalisme ».

La bourde de Bean est utile : elle permet d’insister sur le fait que la généralisation de l’économie numérique n’est pas « naturellement » compatible avec la logique capitaliste qui est de produire et de vendre des marchandises. Celles-ci peuvent tout à fait être virtuelles et dématérialisées, mais elles doivent rentabiliser le capital. De même la robotisation doit, non seulement être rentable, mais disposer de débouchés. Si vraiment elle devait conduire à une destruction massive d’emplois, la question se poserait alors de savoir à qui vendre les marchandises produites par les robots.

Il faudrait creuser ces pistes en gardant à l’esprit le principe avancé par Ernest Mandel : « L’automation générale dans la grande industrie est impossible en régime capitaliste. Attendre une telle automation généralisée aussi longtemps que les rapports de production capitalistes ne sont pas supprimés est tout aussi faux que d’espérer la suppression de ces rapports de production des progrès mêmes de cette automation [26]. »

L’ère des gourous

Quelles sont en fin de compte les possibilités d’extension de cette économie « collaborative » et des statuts de travail dégradés qui l’accompagnent le plus souvent ? Pour certains, « aucune filière n’est épargnée », comme le revendique fièrement TheFamily, un « incubateur » de start-up, pour qui l’emploi, la protection sociale, les transports, les retraites, etc. sont menacés par « les barbares » [27].

Cette problématique a suscité l’apparition de prophètes et de gourous inégalement inspirés, qui fonctionnent en réseaux souvent concurrents et font preuve d’une grande habileté pour obtenir des subventions de l’État ou des grandes entreprises. La fascination technologique des grands initiés, dont Jeremy Rifkin est la figure emblématique, sert à diffuser une nouvelle idéologie selon laquelle l’emploi, le salariat, la protection sociale, la santé publique, les retraites par répartition seraient aujourd’hui dépassés. Il serait selon eux vain et réactionnaire de vouloir « faire tourner à l’envers la roue de l’histoire », plutôt que d’inventer les moyens de s’adapter au mouvement impétueux du progrès technologique.

Un discours multiforme se construit ainsi, qui exalte la « transversalité » contre la « verticalité », le « nomadisme » contre le « sédentarisme », la « réforme » contre le « conservatisme ». Il enjoint la majorité des êtres humains à s’adapter à d’inéluctables mutations, et à renoncer à toute forme solidaire d’organisation sociale. Il martèle l’idée que « le travail, c’est fini » et que la seule compensation à laquelle on puisse prétendre est un (petit) revenu dans le cadre d’une société d’apartheid [28]. Ces prédications ont pour point commun d’exhorter les peuples à abandonner tout projet de maîtrise de leur destin.

Gains de productivité et durée du travail

Il y a longtemps que domine la croyance selon laquelle des gains de productivité très élevés seraient la cause du chômage et annonceraient la « fin du travail ». Mais cette thèse déjà ancienne est contraire à la réalité : les gains de productivité étaient très élevés durant l’« Âge d’or du capitalisme » (1945-1975) caractérisé pourtant par un quasi-plein-emploi. Et la montée ultérieure du chômage est concomitante de l’épuisement des gains de productivité.

Mais admettons un instant la perspective de destructions massives d’emplois. Imaginons une société qui, par un coup de baguette magique, n’aurait plus besoin que de la moitié du temps de travail nécessaire pour assurer le même niveau de vie. Elle pourrait décider que la moitié des producteurs continuent à travailler autant qu’avant, et que l’autre moitié serait « dispensée » de travail et bénéficierait d’un revenu. Mais elle pourrait aussi profiter de la manne technologique pour diviser par deux le temps de travail de chacun(e).

Si on laisse de côté la fable pour regarder ce qui s’est passé au cours du XXe siècle, on constate que, sur cette période, la productivité horaire du travail a été multipliée par 13,6 et que la durée du travail a baissé de 44 %. Bref, nous travaillons à mi-temps par rapport à nos arrière-grands-parents et, si tel n’avait pas été le cas, le chômage aurait atteint des niveaux insurmontables. Cela ne s’est pas fait « naturellement » : ce sont les luttes sociales qui ont obtenu cette redistribution des gains de productivité sous forme de baisse du temps de travail et pas seulement d’augmentations du pouvoir d’achat des salaires. Toute l’histoire des luttes sociales a été scandée par les combats sur le temps de travail.

Même l’OCDE évoque cette possibilité toujours ouverte : « même si le besoin de main-d’œuvre est moindre dans un pays en particulier, cela peut se traduire par une réduction du nombre d’heures travaillées, et pas nécessairement par une baisse du nombre d’emplois, comme l’ont constaté de nombreux pays européens au cours des dernières décennies [29]. »

Au total, les nouvelles technologies n’ont pas jusqu’ici permis de dégager des gains de productivité au niveau global, mais elles ont d’ores et déjà contribué à la fragmentation sociale. Et c’est cela qu’il faut remettre en cause :

  • dans l’immédiat, en revitalisant le projet de statut du salarié, étendu aux travailleurs « ubérisés » et en augmentant les minima sociaux ;
  • en posant la question de la répartition : non seulement la répartition des revenus, mais aussi la répartition des heures travaillées, en faisant de la réduction de la durée du travail l’axe central d’un projet de transformation sociale ;
  • en interrogeant le contenu de la croissance et de l’accumulation. En régime capitaliste, la recherche de la croissance à tout prix passe toujours par l’intensification du travail, la mise en concurrence généralisée et la marchandisation de toute chose. C’est le contenu de cette croissance qu’il faut remettre en cause d’un double point de vue : son adéquation aux besoins sociaux et son respect des contraintes environnementales.

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