La Turquie, garde-frontière de l’Europe ?

jeudi 15 décembre 2016, par Claire Rodier

En mars 2016, l’Union Européenne s’engageait à verser 6 milliards d’euros à la Turquie en échange de l’accueil de migrant·e·s en dehors de l’Europe. Pour comprendre le contexte dans lequel cet accord s’est mis en place nous avons interrogé Claire Rodier, juriste, co-fondatrice du réseau Migreurop.

Quelles sont les traits marquants de la politique migratoire européenne actuelle ?

Il y a un contexte conjoncturel d’une part, et un processus en marche depuis une quinzaine d’années. Cela consiste pour l’Union européenne à mener des partenariats avec des pays non européens – de provenance, ou de transit comme dans le cas de la Turquie –, les faire collaborer à sa politique migratoire en retenant les migrant·e·s loin des frontières européennes. Ce processus d’externalisation des contrôles migratoires s’engage dès les années 2000 avec les pays d’Afrique de l’Ouest et du Maghreb, alors principales sources d’arrivées. Et quand l’Europe essaye de bloquer les arrivées, les flux se déplacent : depuis 2010 la voie grecque est devenue très importante aussi bien par les îles que par la frontière greco-turque.

À ce background s’ajoute la « crise migratoire » de 2015. Le plan lancé par la Commission européenne pour y faire face renforce la surveillance des frontières avec l’augmentation des moyens de l’agence Frontex et la mise en place de hotspots dans les deux pays européens les plus concernés par l’arrivée des migrant·e·s : l’Italie et la Grèce. À ces pays, considérés comme défaillants pour le contrôle des frontières, le dispositif impose des fonctionnaires européens dans 5 îles grecques et quatre en Italie : toute personne qui arrive sur le territoire européen doit être identifiée, enregistrée, sa situation étudiée.

La politique migratoire de l’UE est donc sous-traitée à ces pays dits « de première arrivée »…

Il n’y a aucune solidarité des États membres avec les pays de première arrivée, mais en plus le règlement Dublin III oblige les pays de la frontière extérieure de l’UE à reprendre les personnes en situation irrégulière entrées par ces pays. Il fait peser sur les pays de première arrivée le poids de l’essentiel des migrants et demandeurs d’asile.

L’accord UE-Turquie s’articule avec le dispositif concernant la Grèce. Dans les hotspots la logistique s’est avérée insuffisante pour les opérations de filtrage, tandis qu’en septembre 2015, 6 000 personnes arrivaient chaque jour dans les îles grecques ! La solution trouvée par l’UE est de négocier pour que la Turquie retienne les migrant·e·s, mais aussi qu’elle accepte de reprendre toute personne arrivée irrégulièrement en Grèce, même si elle peut prétendre à obtenir l’asile en Europe ! Or, d’après le HCR, 80 % des gens présents dans les îles grecques sont dans ce cas.

Quelles ont été les conséquences du coup d’État et du contre-coup d’État en Turquie en juillet dernier ?

Cela a quand même ébranlé les rapports entre l’UE et la Turquie. Dans l’accord il y avait aussi la levée de l’obligation de visa pour les ressortissants turcs. Or, c’est une décision qui est remise de mois en mois. Le gouvernement turc du coup gèle sa partie des obligations. Depuis le coup d’État de juillet, l’Europe a une autre raison de ne pas vouloir lever l’obligation de visa pour les Turcs : la crainte de l’arrivée de Turcs en tant que réfugié·e·s, ce qui n’était pas du tout le contexte de mars. Tout ça ne se met pas ouvertement sur la table donc on reste dans un statut quo et du coup les migrants bloqués en Grèce sont aussi dans ce statut quo.

Par rapport à d’autres pays la France accueille assez peu de monde, non ?

La France est un des pays qui a subi le moins l’impact de l’afflux de 2015. Il y a eu une augmentation de la demande d’asile en 2015 par rapport à l’année 2014 qui — contrairement à tous les autres pays européens — avait vu une chute de la demande d’asile. Cela reste faible par rapport à d’autres pays européens comme l’Allemagne, ou la Suède. Ce qui permet aux gouvernements français successifs de donner l’impression d’une part que l’État fait des efforts, d’autre part que le dispositif d’accueil est saturé. En réalité, depuis les années 2000, il y a eu un choix politique d’être en sous-capacité structurelle de l’accueil par rapport à la demande. Contrairement à la plupart des autres pays européens, on s’est habitué en France à ce qu’il y ait des demandeurs d’asile sans hébergement et qui vivent dans la rue. En 2015, la Commission européenne a proposé, avec les quotas, de répartir les réfugié·e·s entre États membres. Au départ très réticente, la France a finalement annoncé qu’elle pouvait ouvrir 9 000 places, avant de monter à 33 000 en septembre 2015 (effet « Merkel »), sans changement structurel. Cela relève beaucoup plus de l’annonce politique que de la réelle capacité. On ne nous explique pas pourquoi ce n’était pas possible, pourquoi c’est tout à coup possible, et pourquoi ce ne serait pas possible de faire plus ! Le problème est que ce n’est pas planifié et qu’on est toujours sous l’argument de l’urgence.

Propos recueillis par Huayra Llanque

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