De quoi le travail productif est-il le nom ?

mardi 19 décembre 2017, par Christophe Darmangeat *

Le couple travail productif / improductif constitue l’un des points les plus débattus de l’œuvre de Karl Marx. Depuis plus d’un siècle, les désaccords portent non seulement sur les contours exacts de cette dichotomie, mais sur leur portée et la problématique dans laquelle elle s’insère. Dans les années récentes, certains auteurs se réclamant du marxisme ont ainsi proposé d’abandonner l’idée que le secteur capitaliste puisse inclure des travailleurs improductifs, tandis que d’autres plaidaient pour une complète révision de l’analyse de K. Marx sur cette question.

Par un retour au texte de Marx, on se propose de montrer que :

  • La question du travail productif et improductif met en jeu deux critères différents, qui répartissent les salariés non en deux, mais en trois catégories.
  • Le critère généralement considéré comme principal, sinon unique, n’intervient dans le raisonnement de Marx qu’à titre secondaire.
  • La distinction n’a pas pour objet d’analyser la position de classe des uns et des autres, non plus que la dynamique du capital, deux problématiques dans lesquelles elle a souvent été enrôlée et où elle s’avère peu pertinente. Elle est en revanche intimement connectée à la théorie de la valeur et de l’exploitation.

1. Marx, héritier et critique de Smith

Une proportion écrasante des développements de K. Marx sur le travail productif est consacrée aux conceptions d’Adam Smith, que ce soit pour en critiquer certaines incohérences ou pour en défendre la pertinence globale contre ses détracteurs.

1.1 Les définitions smithiennes

L’opposition entre travail productif et improductif trouve en effet sa source dans quelques pages fameuses de la Richesse des nations. Le premier se définit par le fait qu’il est créateur de valeur ajoutée. Il s’incarne dans la figure de l’ouvrier, qui produit « une marchandise négociable et qui demeure un temps du moins, une fois le travail accompli » (2002 :141). À cela s’oppose le domestique, improductif par excellence, dont l’effort « ne se fixe dans aucun objet ou dans aucune marchandise négociable » (Ibid.) Le travail productif est donc déterminé à la fois par la forme économique de son résultat (une « marchandise négociable ») et par la matérialité et la durabilité de celui-ci. L’opposition entre travail productif et improductif recouvre ainsi une opposition entre production de biens et de services – une idée que K. Marx combattra avec insistance.

A. Smith observe de plus que le salaire de l’ouvrier, étant destiné à être récupéré avec profit par l’employeur lors de la vente des marchandises, constitue un capital. Le salaire du domestique, en revanche, est par essence perdu pour celui qui le verse, et constitue donc une pure dépense de revenu.

Est donc proposée une triple détermination du travail productif. Celui-ci est défini tout à la fois par le fait qu’il produise (1) une marchandise, (2) sous la forme d’un objet matériel durable et par le fait (3) que celui qui l’effectue soit rémunéré par du capital, et non par du revenu.

1.2 Vers une détermination purement sociale

Dans le Livre I du Capital, où la discussion sur le travail productif n’occupe en tout et pour tout qu’une demi-douzaine de pages, K. Marx commence par rappeler que la définition du travail productif ne saurait admettre de réponse universelle (1983-I:181), mais qu’elle est relative à l’organisation économique considérée. En économie capitaliste, elle ne recouvre donc pas les contours du simple « travail de production ». Pour commencer – et c’est le versant le plus célèbre du raisonnement – seul doit être considéré comme productif le travail qui engendre de la plus-value (1983-I:481-482). Est ainsi exclu du champ du travail productif celui effectué par des non-salariés : « Tout travailleur productif est salarié, mais il ne s’ensuit pas que tout salarié soit un travailleur productif. » (1971:228) Le travailleur indépendant, plutôt qu’improductif, est littéralement « non productif » : situé en dehors des relations économiques capitalistes, il est également en dehors des classifications qui leur sont propres (Gough 1972, Harrison 1973).

Si l’idée précédente restreint le périmètre du travail productif, une autre l’élargit. La production de marchandises, dans la mesure où elle repose sur une division du travail poussée, implique dorénavant des travailleurs de manière indirecte. Raisonner sur le travail productif impose donc de partir non du travailleur individuel, mais du « travailleur collectif » (1983-I:481), dont tout membre doit être lui-même considéré comme un travailleur productif, quand bien même il ne participe pas directement au travail de production.

L’idée que le travail productif est celui qui produit des biens (matériels, donc durables), tandis que le travail improductif produit des services (immatériels) a souvent été attribuée à K. Marx, à la nuance près que dans le rôle du travailleur improductif, le domestique était censé avoir laissé la place à l’employé de bureau. Pourtant, comme l’ont souligné ses commentateurs les plus avisés (dont I. Roubine, 2009), K. Marx n’avait eu de cesse de se démarquer d’une telle conception, et de militer pour une détermination purement sociale du travail productif. On ne peut donc que s’étonner de voir cette définition « physicaliste » (Laibman 1999) être reprise dans des travaux relativement récents (Bullock 1973, 1974, Tarbuck 1983).

Des deux premières caractéristiques smithiennes du travail productif, il fallait, selon K. Marx, conserver le critère de la forme économique (la production d’une marchandise) et abandonner celui de la matérialité du produit. K. Marx insiste sur le fait qu’un travail s’avère productif ou improductif selon les relations économiques dans lesquelles il s’insère, indépendamment de sa nature concrète (Marx, 1971:134). Autrement dit, ce qui compte dans « l’objet négociable » produit par le salarié productif est précisément que l’objet soit négociable (vénal), et non qu’il soit véritablement un objet, c’est-à-dire un bien tangible. En d’autres termes, il existe des marchandises immatérielles : « La production immatérielle, effectuée pour l’échange, fournit aussi des marchandises. » (Ibid., 239)

D’un côté, K. Marx souligne qu’un salarié produisant des biens matériels peut être un travailleur improductif, pour peu que ces biens soient destinés à la consommation personnelle de leur employeur et non à leur vente ; de l’autre, un salarié produisant des biens immatériels est sans conteste un travailleur productif lorsque ceux-ci sont destinés à être vendus, c’est-à-dire s’il s’agit de marchandises. Sont ainsi convoqués différents corps de métiers, chacun officiant sous la plume de K. Marx en tant que producteurs tantôt de services privés, tantôt de marchandises : l’ouvrier fabricant de pianos (1974-I:171), la cuisinière (Ibid.:176-177). Nombreux sont les producteurs de biens immatériels : le comédien, le clown (Ibid.:167), le musicien, la prostituée (Ibid.:178), le maître d’école (1983-I:482) ou la cantatrice (1971:233). K. Marx n’a donc de cesse d’insister sur ce point : « Les caractéristiques matérielles du travail, et par conséquent de son produit, n’ont rien à voir avec cette distinction entre travail productif et travail improductif. » (1974-I:169). « Pour ce rapport, il est absolument indifférent de savoir quelle sorte de travail se fait, donc sous quelle forme le travail se matérialise. » (2011:290) ; À ce propos, il prend soin de lever les ambiguïtés que ce terme pourrait introduire :

" Il faut […] se garder de prendre cette matérialisation […] du travail au sens étroit que lui donne cet Écossais de Smith. Lorsque nous parlons de la marchandise comme matérialisation où s’investit le travail (…) nous n’avons en vue qu’une existence imaginaire de la marchandise, existence uniquement sociale, qui n’a rien à voir avec sa réalité physique." (1974-I:185)

La production de marchandises ne se limite donc pas à la modification des propriétés physiques des objets matériels. Outre les marchandises immatérielles, il faut également penser au transport, qui ne modifie pas « la forme de l’objet, mais seulement […] sa détermination spatiale. » (Ibid.:185)

1.3 Le « travailleur collectif »

En raison de la division du travail que le capitalisme, parallèlement à la productivité, a porté à des niveaux jusque-là inouïs, le produit social est devenu le fait « d’un travailleur collectif dont les différents membres participent au maniement de la matière à des degrés très divers, de près ou de loin, ou même pas du tout » (1983-I:481). Dès lors :

" Il est parfaitement indifférent de déterminer si la fonction du travailleur individuel – simple maillon du travailleur collectif – consiste plus ou moins en travail manuel simple. L’activité de cette force de travail globale est directement consommée de manière productive par le capital dans le procès d’autovalorisation du capital : elle produit donc immédiatement de la plus-value (…)." (1971:226)

L’inventaire des tâches du travailleur collectif qui doivent être considérées comme productives défie certaines idées reçues, puisque celles-ci incluent les fonctions de « directeur, ingénieur, technicien ou (…) surveillant » (Ibid. Voir aussi 1983-III : 399, 1974:166). Plus étonnant encore, « comme dirigeant (Lenker) du procès de travail, le capitaliste peut effectuer du travail productif, en ce sens que son travail, étant intégré au procès de travail total, s’incarne dans le produit. » (1971:240)

En réalité, K. Marx voit dans les travaux de direction et de surveillance une « double nature » (1983-III:399), distinguant ce qui procède de la gestion et de la technique de ce qui procède de l’exploitation. Le travail de direction est pour une part la conséquence nécessaire de toute production collective et organisée. En tant que tel, il est productif. Mais le capitalisme n’est pas une simple production de valeurs d’usage ; c’est une production de valeurs d’échange qui repose sur l’exploitation des salariés. Le travail de surveillance et de direction comporte donc une dimension purement oppressive, propre au caractère de classe de la société ; dans un passage ambigu, K. Marx, sans l’écrire nettement, laisse place à l’idée que, dans cette mesure, il est improductif (1983-III:399-406).

2. Deux définitions non concordantes

À la suite des commentaires traditionnels sur K. Marx, on a admis jusque-là que le critère décisif pour définir le travailleur productif était qu’il soit un producteur de plus-value. Mais nous avons également rencontré chez A. Smith une seconde définition, d’après laquelle le travail productif est celui qui est rémunéré par du capital, tandis que le travail improductif est payé par du revenu. Dans les Théories sur la plus-value, où il la discute longuement, K. Marx y adhère sans réserve, la qualifiant de « l’un des plus grands mérites scientifiques » (1974:167) d’A. Smith, et la reprenant à son propre compte à maintes reprises (Ibid.:168, 169, 170, 171, 177, 205, 221, 251. Voir aussi 1971 : 232, 238). Or, et c’est un point crucial, les deux définitions ne se recoupent pas.

Aussi longtemps qu’on ne considère que les figures de l’ouvrier d’industrie et du domestique, aucun problème ne surgit : le premier est un producteur de plus-value, rémunéré par du capital ; le domestique est un non-producteur de plus-value rémunéré par du revenu. Mais cette cohérence se brise avec les employés de banque et de commerce. Leur entrée en scène est d’ailleurs remarquablement tardive, puisqu’ils n’apparaissent que dans les Livres II et III du Capital. Dans les Théories sur la plus-value, K. Marx n’y fait allusion qu’une seule fois, en laissant le problème en suspens (1974-I:176). Ainsi, la figure censée être, dans la tradition marxiste, la plus typique du travailleur improductif est ignorée dans le texte le plus long que K. Marx consacre au problème. Pire, son statut reste indéfini ; il ne sera réglé que dans quelques paragraphes des Livres II et III du Capital qui font une large place à l’étude des activités de finance et de commerce, c’est-à-dire à la « sphère de la circulation » du capital. En éclipsant le corps principal du raisonnement sur le travail productif, ces paragraphes accessoires (ils n’occupent pas plus de deux pages !) ont conduit à une compréhension biaisée de ce raisonnement.

2.1 Travail et travailleurs de la circulation

Il n’est guère difficile de comprendre en quoi les employés de banque et de commerce font éclater la cohérence des deux définitions du travail productif utilisées par K. Marx.

Rappelons en quelques mots que le Livre I se focalise sur les mécanismes de la production, établissant que c’est lors de cette phase que se crée la valeur nouvelle que se disputeront ensuite les différentes classes de la société – contre tous ceux qui situaient la source de la richesse dans les échanges et dans la prétendue possibilité pour les capitalistes d’acheter des marchandises au-dessous de leur valeur ou de les vendre au-dessus de celle-ci. C’est seulement aux Livres II et III qu’est introduite la question de la conversion de cette valeur : pour « réaliser » la plus-value qu’elles contiennent, les marchandises doivent impérativement être transformées en argent, c’est-à-dire vendues. Or, cette métamorphose exige une dépense de ressources et de temps qui, avec les progrès de la division sociale du travail, devient de plus en plus l’apanage d’une fraction spécialisée du capital : le capital commercial et bancaire. Par souci de cohérence avec la théorie de la valeur-travail élaborée au Livre I, K. Marx affirme que ces activités opèrent de simples changements de forme de la valeur, au cours desquels n’apparaît aucune valeur nouvelle.

Eu égard aux deux définitions du travail productif alternativement employées par K. Marx, la classification des travailleurs du commerce et de la banque pose un problème évident. Selon le critère que les Théories sur la plus-value empruntent à A. Smith (la rémunération par du capital), ces employés doivent être considérés comme productifs. Selon celui du Capital (la production de plus-value), ils entrent dans la catégorie des travailleurs improductifs. C’est cette seconde option qui a traditionnellement été retenue, au point même que ces salariés sont devenus les travailleurs improductifs par excellence, reléguant chez la plupart des commentateurs la figure du domestique à l’arrière-plan. Pourtant, tant la logique que les écrits de K. Marx lui-même indiquent que la réponse est loin d’être aussi univoque.

Dans le livre II du Capital, qui étudie spécifiquement la circulation du capital et les changements de forme de la valeur, la question semble être nettement tranchée dans le sens de cette version traditionnelle. K. Marx emploie ainsi par deux fois l’expression de « fonctions improductives », à propos d’un commerçant individuel spécialisé, qui gérerait les affaires de plusieurs capitalistes industriels (1983-II:133). Relevant également le fait qu’en raison des progrès de la division du travail, les activités improductives de circulation sont dorénavant assumées par des capitalistes spécifiques, il note en toute logique que cette autonomisation ne saurait les faire changer de nature (Ibid.:132, 133-134, 136). Pourtant, lorsqu’il en arrive à traiter explicitement de ces salariés, le jugement de K. Marx se fait plus nuancé :

" Par conséquent, des frais qui renchérissent le prix de la marchandise sans lui ajouter de la valeur d’usage, qui appartiennent donc pour la société aux faux frais de la production, peuvent être une source d’enrichissement pour le capitaliste individuel. Ils n’en conservent pas moins un caractère d’improductivité, puisque le supplément qu’ils ajoutent au prix de la marchandise ne fait que répartir également ces frais de circulation." (Ibid.:138)

Le travail de ces salariés possède donc un effet ambivalent : en ce qui concerne leur caractère productif, ce qui est vrai du point de vue du capitaliste individuel est faux du point de vue de l’ensemble du capital, et réciproquement. Cette idée est reprise et précisée au Livre III :

" Pour le capitaliste industriel, les frais de circulation semblent être et sont des frais. Pour le commerçant, ils apparaissent comme la source de son profit (…). Les dépenses à faire pour les frais de circulation sont donc, pour le capital commercial, un investissement productif. De même, le travail commercial qu’il achète est pour ce capital directement productif. " (1983-III:315)

Ce passage, essentiel, montre que K. Marx était tout à fait conscient de la place originale du travail commercial et bancaire vis-à-vis de la distinction binaire entre travail productif et improductif. Si les employés de banque ou de commerce sont productifs pour les capitalistes qui les emploient sans toutefois l’être pour le système dans son ensemble, c’est parce que leur travail, sans créer lui-même de plus-value, permet néanmoins à leur employeur de percevoir sous forme de profit une plus-value créée ailleurs. Cela les distingue fondamentalement des domestiques, qui sont pour leur part, si l’on peut dire, improductifs à tous égards. Considérer le travail des employés de banque et de commerce comme improductif au même titre que celui des domestiques et surtout, inversement, réduire le travail improductif à celui de ces employés (sans même parler de l’identifier indifféremment à toute activité de service), constitue un appauvrissement considérable de la lettre comme de l’esprit du texte de K. Marx [1].

2.2 Une classification ternaire

Ce qui précède suggère que le caractère productif ou improductif du travail ne répartit pas les salariés en deux, mais en trois catégories. Pour rendre compte de cette réalité ternaire, nous proposons de parler de travail productif (et improductif) au sens large ou au sens strict. Au sens strict, le travail productif se définit comme celui qui produit de la plus-value ; au sens large, comme celui qui s’échange contre du capital. Dans ce cadre, le travail de circulation est productif au sens large, mais non au sens strict. Réciproquement, au sens strict, le travail improductif est celui qui s’échange contre du revenu ; au sens large, celui qui ne produit pas de plus-value.

En tout état de cause, les caractères qui opposent l’employé de banque ou de commerce au salarié producteur de marchandises ne sont pas primordiaux, comme on l’a écrit à l’envi, mais secondaires par rapport au clivage principal, qui oppose les salariés employés par le capital à ceux employés par le revenu.

Trois points de discussion

3.1 Le travail de supervision

Répétons-le, au sein du secteur capitaliste, l’exclusion de la sphère du travail productif de la fraction du travail de supervision liée aux spécificités de l’exploitation capitaliste n’apparaît pas clairement sous la plume de K. Marx. L’interprétation qui en ferait un travail improductif poserait un problème d’ordre logique, en faisant intervenir un critère « évaluatif » (Laibman 1999). En clair, il s’agirait de la seule catégorie de travail considérée comme improductive au seul motif qu’elle disparaîtrait dans une forme sociale plus élevée.

Précisons qu’il n’en va pas de même du travail dit de circulation, sur lequel on reviendra dans un instant. Celui-ci est certes lié aux formes marchandes de l’économie, et est destiné à disparaître avec elles ; mais ce n’est pas le motif pour lequel il se voit écarté du travail productif. Au demeurant, le travail consacré à la production d’armes, de biens de luxe, d’affiches publicitaires ou de livres de propagande religieuse, est tout aussi typique d’une organisation sociale jugée aberrante ; cela ne le rend pas pour autant improductif.

Ainsi, la fraction du travail de supervision propre au caractère exploiteur du capitalisme, qui ne se distingue en rien des autres travaux consacrés, directement ou indirectement, à la production des marchandises, ne peut subir un traitement d’exception, et être la seule dont le caractère improductif devrait être déterminé par son inutilité dans le cadre d’une société communiste. La cohérence impose de considérer que tout travail de surveillance ou d’organisation, dans la mesure où il s’inscrit dans la production capitaliste de marchandises par le « travailleur collectif », est productif de plus-value, indépendamment de son caractère historiquement déterminé ou de sa nécessité technique.

3.2 Le travail de circulation

L’improductivité du travail dit de circulation – celui qui, dans le vocabulaire de K. Marx, fait changer la valeur de forme, c’est-à-dire réalise des achats et des ventes – est quant à elle fermement établie par K. Marx, même si c’est avec les nuances que l’on a relevées. Or, cette position a suscité des discussions nourries, et a été remise en cause à de multiples reprises (Bullock 1973, 1974, J. Harrison 1973, Houston 1997, Laibmann 1999, Harvey 2003), pour une raison majeure : contrairement au cas du domestique, il n’existe, au niveau des phénomènes apparents, aucun moyen de trancher sur le caractère productif ou improductif d’un travail effectué dans une entreprise capitaliste. En raison de divers mécanismes, dont la péréquation du taux de profit, il est impossible de discerner autrement que par le pur raisonnement le travail censé engendrer de la plus-value de celui qui n’en engendre pas. Cette distinction ne peut être établie (si elle doit l’être) que sur la seule base de la cohérence théorique – or, on sait toute la difficulté qu’il y a à administrer ce type de preuve.

Conceptuellement, ce travail de circulation se distingue clairement de travail de production : le premier produit des valeurs d’usage, le second en transfère les droits de propriété. La réalité s’avère cependant plus complexe. Le fait qu’un même employé réalise, en plus de la vente, nombre d’opérations qui relèvent en réalité de la production (au sens large) : le transport, la mise en rayons et à disposition du client, ne soulève pas de difficulté insurmontable : le travail de production et de circulation n’ont pas nécessairement besoin d’être distincts dans la réalité pour l’être sur le plan analytique. Plus épineux, en revanche, est le fait que le travail de circulation, dans le capitalisme développé, prenne toujours davantage la forme de produits achetés et vendus. Une campagne de publicité, un acte notarié, un produit financier, apparaissent ainsi comme des marchandises au même titre que n’importe quelle autre, représentant pour leur acheteur une valeur d’usage au même titre qu’une course de taxi, un repas au restaurant ou une visite chez le médecin (Laibman 1999, Harvey 2003).

Avant d’examiner les raisons pour lesquelles ces éléments ne nous semblent pas motiver un rejet de la notion de travail improductif au sens large, quelques mots s’imposent à propos de la tentative conciliatrice opérée par Jacques Gouverneur (2008). Celui-ci propose de différencier les actes du travail de circulation, en considérant que seuls les actes ne sont effectivement pas créateurs de valeur. Cela revient à établir qu’au sein du secteur capitaliste, s’il existe certes des actes improductifs, tout travail salarié est par définition productif. Or, on ne voit guère quels problèmes, sur lesquels achopperait la théorie marxiste « orthodoxe », cette innovation théorique est censée résoudre. Celle-ci apparaît donc comme une solution purement verbale ; on pourrait tout aussi bien soutenir que, dans la production, le travail crée de la valeur mais que l’acte n’en crée pas : c’est la différenciation entre travail et acte qui est artificielle, dans la mesure où le problème fondamental est que l’acte exige du travail.

Bien qu’erronée, cette solution attire l’attention sur un point essentiel, à savoir qu’une partie importante du travail dit de circulation passe par la production de valeurs d’usage, dont beaucoup prennent la forme de marchandises. Or, sur le plan analytique, rien ne différencie un clip publicitaire, par exemple, d’une réalisation hollywoodienne, ou une étude marketing d’une enquête de faisabilité technique. Le travail qui les a engendrés doit par conséquent être considéré comme productif.

Il en va autrement des marchandises de pure forme, telles les polices d’assurance ou les produits financiers, qui ne représentent qu’un simple droit sur la richesse sociale. Empilerait-on des millions de ces « produits » (ce que fait le capitalisme depuis quelques décennies) qu’on n’augmenterait pas d’un iota le nombre de valeurs d’usage réelles à la disposition de la société.

Ainsi, le travail de circulation doit être défini de manière étroite, comme celui qui accomplit directement et immédiatement des transferts de propriété. Est donc exclu de ce champ le travail qui se situe en amont ou en aval de ces transferts et qui donne lieu à la production de valeurs d’usage. Pour le formuler autrement : il ne faut pas confondre le travail de circulation proprement dit et le travail effectué à des fins de circulation. Seul le premier des deux est improductif.

Venons-en au cœur de la question, à savoir la raison pour laquelle K. Marx considérait qu’en dépit des apparences, le travail de circulation doit être considéré comme improductif au sens large, autrement dit comme non créateur de valeur. L’argument fondamental tient à la théorie marxiste de la valeur-travail elle-même. Celle-ci affirme en effet que l’échange tend par nature, en économie marchande, à être un échange d’équivalents : or, pour qu’une telle affirmation ait un sens, il faut nécessairement que l’équivalence préexiste à l’échange. Cela revient à dire que l’échange, pour chacun de ceux qu’il implique, modifie uniquement la forme de la valeur (de l’argent au lieu d’une marchandise, une marchandise au lieu d’argent). Admettre qu’il en augmente aussi la grandeur conduirait à reconstruire entièrement la théorie de la valeur-travail. Il ne semble pas que les partisans de l’abandon de la distinction entre travail productif et improductif (au sens large) aient eux-mêmes tiré les conséquences, pourtant inéluctables, de leurs positions.

Il n’existe donc aucune raison convaincante de rejeter la distinction opérée par K. Marx au sein du secteur capitaliste entre le travail de production et le travail de circulation. Ainsi qu’il l’avait établi en cohérence avec le reste de sa théorie, seul le premier est productif au sens strict. Le travail de circulation – insistons à nouveau pour dire que ce terme doit être entendu de manière étroite – est pour sa part bel et bien improductif de plus-value.

3.3 Les fonctionnaires « productifs de revenu » ?

Depuis une dizaine d’années, les travaux de Jean-Marie Harribey ont replacé le concept de travail productif au centre de l’attention sous un angle inédit. Selon ce chercheur, la théorie marxiste partage avec l’approche libérale l’erreur de considérer que les services non marchands de l’État sont improductifs et financés, via l’impôt, par la richesse créée dans l’économie privée. Il convient de renverser cette perspective et de comprendre qu’en réalité, les travailleurs des services publics, du simple fait qu’ils sont rémunérés, créent la richesse (sous une forme non marchande) qui correspond à cette rémunération (Harribey 2013:389).

Au départ du raisonnement, se trouve une critique de la conception marxiste du travail improductif, coupable d’une erreur au sujet l’ensemble des travailleurs improductifs au sens strict, fonctionnaires ou domestiques :

" Le contresens de toute l’histoire de la théorie économique fut de ne voir dans la dépense improductive de capital qu’un prélèvement (…) en ignorant que cette décision de dépense supplémentaire fait naître l’activité qui engendre un produit et un revenu supplémentaires" (Ibid.:30).

L’idée que le travail du fonctionnaire (mais aussi, par un raisonnement similaire, celui du domestique) créerait le revenu qui sert à le rémunérer revient à de nombreuses reprises sous la plume de J.-M. Harribey. Cette affirmation, qui prend le contre-pied d’une longue tradition de pensée, repose fondamentalement sur un argument hérité en droite ligne de J. M. Keynes « qui, sur ce point, dépasse (…) Marx » (Harribey 2013 :13) : une dépense n’est pas nécessairement financée par une épargne préalable, mais peut l’être par création monétaire. En pareil cas, cette dépense, pour peu qu’un certain nombre de conditions soient satisfaites, provoque une hausse du niveau d’activité qui entraîne une création de richesse équivalente. Dans cette perspective, la dépense apparaît non comme un prélèvement sur des valeurs précédemment créées, mais comme une anticipation sur la valeur supplémentaire qu’elle engendre. Pour J.-M. Harribey, la monnaie rémunérant les fonctionnaires constitue ipso facto une création de valeur. La décision politique conduisant in fine à ce versement représente une validation sociale du travail, au même titre que la validation sociale « classique », intervenant par la vente de la marchandise sur le marché. À côté des valeurs marchandes traditionnelles, existeraient donc des « valeurs monétaires non marchandes ». Par conséquent, contrairement à une tradition établie depuis deux siècles, le salaire des travailleurs improductifs au sens strict, domestiques ou fonctionnaires, ne représente pas une fraction de la richesse créée devant être comptabilisée en déduction des profits, mais une richesse supplémentaire qui vient grossir le produit net (Harribey, 2013:12)

Il semble que cette manière de présenter les choses, tout en comportant nombre d’éléments justes, télescope des problématiques assez différentes et n’aide guère à la compréhension des phénomènes qu’elle voudrait éclairer.

Pour commencer, l’argument selon lequel toute création monétaire, si elle sert à payer des salaires, constitue par définition non un prélèvement, mais une anticipation sur une création de valeur induite, introduit une confusion entre deux éléments de nature très différente : d’une part les flux (à un moment donné, quels transferts réels ou monétaires interviennent entre deux secteurs de l’économie), d’autre part la dynamique macroéconomique (quelles sont les conséquences à terme de ces transferts). Ainsi, le fait que le salaire des fonctionnaires puisse stimuler l’activité économique et induire in fine une création de valeur marchande supplémentaire n’est nullement contradictoire avec le fait que ces salaires soient payés par une ponction sur la plus-value produite dans le secteur marchand. Du point de vue de la création de valeur, que les fonctionnaires soient rémunérés par une épargne préalablement accumulée ou par une création monétaire n’a aucune importance [2]. Autrement dit, le travail des domestiques et des fonctionnaires est improductif (pour le capital) parce qu’il ne crée pas de valeur ajoutée. Voilà pourquoi, dans la comptabilité nationale, il est en quelque sorte transparent : du fait qu’il produit des valeurs non marchandes, celle-ci pourrait tout à fait en faire abstraction sans que cela ne modifie quoi que ce soit au PIB (la richesse marchande) mesuré. Au demeurant, si les services publics sont intégrés et évalués dans la comptabilité nationale, c’est avant tout pour permettre les comparaisons internationales, la même activité pouvant être le fait ici d’une administration publique, là du secteur privé. Mais le « produit » de ces administrations pourrait tout aussi bien être ignoré sans que cela change quoi que ce soit à la mesure du niveau d’activité. À la différence des impôts, dont chacun peut attester de la réalité, l’existence de la « valeur monétaire non marchande » produite par les administrations publiques est entièrement tributaire des choix sur lesquels est établie la comptabilité nationale.

4. L’enjeu du concept

Il est temps à présent d’en venir à la question soulevé au début de ce texte : dans quel but K. Marx a-t-il repris à son compte, tout en lui donnant partiellement un nouveau contenu, l’opposition entre travail productif et improductif développée par A. Smith ? Cette interrogation a reçu deux réponses principales :

1. L’opposition entre travail productif et improductif fonderait la situation de classe des salariés. Étant rémunérés par la plus-value produite par les ouvriers, les employés bénéficieraient, d’une certaine manière, de leur exploitation, à l’instar de la classe capitaliste (Poulantzas, 1974) – dans une version un peu différente, les travailleurs improductifs au sens large effectueraient les tâches proprement capitalistes de la circulation (Duménil, 1975). Quoi qu’il en soit, le caractère productif ou improductif de leur travail dessinerait les contours d’une divergence d’intérêts plus ou moins tranchée au sein des salariés.

2. Le couple travail productif / improductif constituerait un outil pour appréhender la dynamique globale du système capitaliste. Dans cette perspective, qui était déjà celle d’A. Smith, le travail productif joue clairement le rôle d’un moteur et le travail improductif celui d’un frein ; la proportion entre les deux types de travaux est perçue comme un élément clé pour l’accumulation du capital.

Ces deux réponses ne nous semblent conformes ni à la lettre, ni à l’esprit du texte de K. Marx.

4.1 Une position de classe différente ?

L’idée que les travailleurs improductifs (au sens strict ou large) ne compteraient pas – ou pas véritablement – au rang de ceux dont les intérêts s’opposent radicalement au système capitaliste a été maintes fois exposée. Elle procède d’un raisonnement qui semble posséder la force de l’évidence : ces travailleurs ne produisant pas de plus-value, ils sont nécessairement rémunérés par la plus-value produite par d’autres. Ils vivent de d’exploitation des (authentiques) prolétaires, même si ce constat est tempéré du fait qu’à la différence des capitalistes, les travailleurs improductifs doivent travailler pour se procurer leur revenu.

Or, dans toutes les pages que K. Marx consacre au travail productif, on ne peut guère trouver qu’un membre de phrase qui pourrait plaider en faveur d’une opposition d’intérêts entre travailleurs productifs et improductifs – au demeurant, celui-ci est assez obscur et concerne les seuls domestiques (Marx 1974-II:684). Il est permis de penser que s’il s’agissait d’une véritable caractérisation des structures de classe du capitalisme, K. Marx se serait exprimé d’autant plus longuement et plus nettement qu’elle possédait d’importantes conséquences politiques.

Sur le fond, l’idée que les travailleurs productifs, étant les seuls à produire de la plus-value, seraient par conséquent les seuls à être exploités, est fausse et explicitement contredite par K. Marx lui-même. D’un point de vue général, le surtravail s’est manifesté dans les sociétés du passé sous bien d’autres formes que la plus-value typique du système capitaliste. Même au sein de celui-ci, l’exploitation ne se résume pas à la seule extraction de plus-value. Le Capital explique ainsi que les salariés improductifs au sens large sont eux aussi exploités, dans la mesure où ils font économiser aux capitalistes davantage d’argent qu’ils n’en reçoivent comme salaire (Marx 1983-II:134, 1983-III:315-316). Au demeurant, l’exploitation est loin de concerner les seuls prolétaires employés par le capital. Ainsi, on pourrait soutenir à bon droit que le domestique, lui aussi, est exploité, dans la mesure où la valeur des services qu’il fournit est supérieure à la valeur qu’il perçoit sous forme de salaire, ce qui se vérifie par un raisonnement simple : toutes choses égales par ailleurs (en particulier, la productivité de ce domestique), si son employeur devait s’adresser à une entreprise pour obtenir les mêmes prestations, il devrait débourser, en plus de son salaire (qui n’aurait aucune raison d’être différent), le profit du capitaliste de l’entreprise de services. Autrement dit, il devrait payer pour le travail contenu dans les services achetés, au lieu de payer simplement pour la force de travail qui fournit ces services. Le domestique est donc exploité dans la mesure où il fournit des services d’une valeur supérieure à la rémunération qu’il perçoit. Ce qui le rapproche des salariés improductifs au sens large est que, pour son employeur, cette différence entre la valeur de sa production et sa rémunération ne prend pas la forme d’un gain brut, mais celle d’une réduction de ses frais. Deux points différencient néanmoins l’exploitation du domestique de celle du travailleur de banque ou de commerce :

1. Les produits du travail du domestique (ou ses services) ne sont pas vendus, et donc pas immédiatement évalués sous forme monétaire. Pour estimer leur valeur, on ne peut procéder que par équivalence avec les mêmes produits, ou services, qui sont des marchandises.

2. L’employeur qui achète le travail improductif du domestique plutôt que les marchandises équivalentes économise des dépenses de consommation. Celui qui achète le travail improductif d’un vendeur ou d’un employé de banque réalise une économie de capital.

On ne saurait clore ce point sans évoquer la question du travail domestique qui, en particulier dans les années 1970, a fait l’objet d’une intense discussion. Selon les auteures (le plus souvent des femmes) qui voulaient mettre à nu « l’économie politique du patriarcat [3] », il s’agissait de démontrer que la société capitaliste, en plus de l’extorsion du surtravail des prolétaires par le capital, repose sur une autre exploitation, totalement ignorée jusque-là par la science, fût-elle marxiste : celle des femmes par les hommes dans le cadre de la cellule familiale. Sans tenter de résumer en quelques mots un abondant débat, on retiendra que, pour démontrer la réalité de cette exploitation, la plupart des intervenants ont cru nécessaire d’affirmer le caractère productif de leur travail.

Or, une telle position s’inscrit clairement en-dehors du raisonnement marxiste. Si le travail domestique est bel et bien productif d’un résultat, il est plus douteux que son produit (la force de travail), puisse être considéré comme une marchandise à part entière. En tout cas, le travail domestique ne peut en aucun cas être considéré comme productif au sens de K. Marx : il n’est pas payé par du capital – pour la bonne raison qu’il n’est pas payé du tout. Son caractère improductif n’empêche nullement le travail domestique d’être exploité : à l’instar des autres travailleurs improductifs, les femmes font économiser à ceux pour lesquels elles travaillent davantage qu’elles n’en reçoivent en contrepartie. Leur travail présente toutefois une différence avec celui du domestique : il n’est pas rémunéré par un salaire, mais uniquement en nature, sous la forme des valeurs d’usage achetées avec le salaire du mari. Pour évaluer l’exploitation du domestique, il faut procéder à une conversion, en estimant la valeur marchande des services fournis. Pour évaluer l’exploitation des femmes dans le cadre domestique, la conversion nécessaire est double, car elle doit établir de surcroît l’équivalent monétaire de la rémunération reçue en nature par l’épouse. Mais, sur le plan analytique, il n’y a aucune contradiction à affirmer tout à la fois que le travail domestique est improductif (au sens, rappelons-le, de l’économie capitaliste) et que celles qui l’effectuent sont néanmoins exploitées (par leurs maris, par les employeurs capitalistes de ces derniers ou par les deux à la fois).

4.2 Une clé de la dynamique du capital ?

Une autre approche a vu dans l’opposition entre travail productif et improductif un élément essentiel dans la compréhension de la dynamique du capital (Harrison 1973, Tarbuck 1983, Smith 1993, Savran et Tonak 1999, Mohun 2003). Le poids relatif des secteurs productif et improductif représenterait ainsi une clé permettant de dépasser les simples apparences et d’éclairer des tensions ou des déséquilibres profonds du système, liés à la production et à l’appropriation de la plus-value. Plusieurs études empiriques fouillées ont tenté d’explorer cette voie (Wolff 1987, Moseley 1991, Mohun 1999).

Cette interprétation fait écho aux préoccupations d’A. Smith, qui défendait d’une manière tout à fait explicite la nécessité de diminuer la proportion des travailleurs improductifs pour augmenter celle des travailleurs productifs. La transposition de cette idée aux concepts marxistes soulève néanmoins de sérieuses difficultés. K. Marx lui-même, au demeurant, a consacré fort peu de lignes à discuter des effets supposés de l’évolution de la proportion de travailleurs productifs et improductifs sur le système capitaliste. On trouve certes, çà et là, quelques remarques à ce sujet, mais elles traitent en réalité de l’augmentation de la productivité industrielle et de ses conséquences en économie capitaliste [4]. Contrairement à A. Smith, K. Marx n’utilise pas l’opposition entre travail productif et improductif pour dire, ou prédire, quoi que ce soit du rythme et des modalités de l’accumulation [5]. Cela ne prouve certes pas qu’une telle interrogation soit illégitime par nature ; rien n’interdit de penser qu’un concept puisse trouver une application dans un champ inexploré par l’un de ses principaux initiateurs. Cela indique néanmoins clairement que ce n’est pas dans cette perspective que K. Marx s’était approprié l’opposition entre travail productif et improductif.

L’utilisation de cette opposition pour éclairer la dynamique du capital soulève toutefois plusieurs difficultés majeures.

Chez A. Smith, le secteur productif est identifié à la production des biens matériels, tandis que le secteur improductif se situe entièrement du côté de la consommation : pour l’accumulation du capital, il représente sans ambiguïté un poids mort. Or, K. Marx rompt doublement avec cette logique. Pour commencer, il conteste l’équivalence entre travail productif et production matérielle, tout comme celle entre travail improductif et « services ». Mais, surtout, les improductifs que la tradition marxiste a placés au centre de ses interrogations sur la dynamique du capital ne sont plus les domestiques d’A. Smith, dont le salaire est payé par du revenu : ce sont des salariés du secteur capitaliste, employés de banque et de commerce, improductifs uniquement au sens large, dont le travail exerce des effets ambigus sur la rentabilité du capital.

Ne générant pas lui-même de valeur supplémentaire, le travail de la circulation constitue certes une charge pour le capital (K. Marx emploie à plusieurs reprises à son sujet l’expression de « faux frais » de la production proprement dite). Mais ce n’est là qu’un seul côté de la pièce : car ce travail, au moins en partie, a précisément pour fonction de relever le taux de profit, par l’optimisation de la trésorerie, du niveau des stocks, de la vitesse de rotation du capital, etc. (Duménil et Lévy 2011). Il en va de même des fonctionnaires qui contribuent à fournir des infrastructures gratuites au capital ou à former la force de travail. D’autres travaux improductifs, en revanche, représentent des charges nettes pour le capital : nécessaires pour le capitaliste individuel dans la compétition qui l’oppose à ses concurrents, pris globalement, ils constituent un coût que rien ne vient compenser. Ces dépenses relèvent d’une logique de « course aux armements » qui pèse sur le taux moyen de profit ; on pense par exemple aux diverses assurances sans lesquelles aucune entreprise ne peut espérer survivre aux vicissitudes de la conjoncture [6]. Tout raisonnement à propos des effets du travail improductif sur la dynamique du capital devrait donc prendre pour point de départ le fait que les différentes catégories de travail improductif sont très loin d’avoir des effets identiques sur la rentabilité du système ; autrement dit, que la catégorie de « travail improductif », en tant que telle, ne permet pas d’aborder cette question.

Il y a plus. Lorsqu’on cherche à prendre en compte l’opposition entre travail productif et improductif dans des études empiriques à partir de la comptabilité nationale, on en vient nécessairement à reconstituer un taux de plus-value « marxien » (en ajoutant aux revenus du capital, les salaires versés aux improductifs), et un taux de profit lui aussi « marxien » (supérieur donc au taux de profit observé). Une telle opération pose deux redoutables problèmes de méthode. Tout d’abord, elle suppose que l’on soit capable, par exemple au sein du secteur commercial, de discriminer entre tâches productives (production de valeurs d’usage en vue de la circulation) et tâches improductives (circulation proprement dite). Ensuite, les grandeurs « marxiennes » ainsi reconstituées partent nécessairement du postulat que les travailleurs improductifs n’exercent aucun effet stimulant sur la plus-value produite par les travailleurs productifs. Or, ce postulat est au moins en partie faux – dans quelle mesure, il est absolument impossible de le dire, et c’est bien là tout le problème. À supposer même qu’il soit possible de reconstituer des taux de plus-value et de profit « marxiens » (supérieurs donc aux taux observés), il resterait à expliquer par quelles voies ceux-ci influencent la réalité, alors qu’aucun des acteurs économiques n’y est confronté [7]. Qu’on ne se méprenne pas : étudier la dynamique du capital par une approche sectorielle, en focalisant par exemple son attention sur l’hypertrophie du secteur financier, est tout à fait légitime, et les marxistes qui se sont attelés à la tâche ont pu produire des travaux du plus grand intérêt. L’argument qui est défendu ici est que de telles études n’ont en rien besoin de la théorie du travail productif.

4.3 Identifier l’exploitation spécifiquement capitaliste

Parvenus à ce point, on pourrait désespérer de trouver la moindre utilité au concept de travail productif et se demander pourquoi K. Marx, tout en corrigeant les erreurs de définition d’A. Smith, mettait une telle vigueur à le conserver. La réponse à cette énigme toute relative est absente du Capital, mais elle figure à de nombreuses reprises dans les Théories sur la plus-value. Elle est d’une grande simplicité : l’opposition travail productif / travail improductif est indispensable pour penser le mécanisme spécifiquement capitaliste de l’exploitation.

Elle traduit en effet le fait que la relation d’employeur à salarié possède un contenu économique profondément différent selon le contexte dans lequel elle s’insère. Si le salarié produit des marchandises, elle recouvre une relation d’exploitation au travers de laquelle l’employeur accumule de la richesse – tel est le mécanisme qui est au cœur du fonctionnement du système capitaliste et dont, selon K. Marx, ses idéologues tiennent tant à dissimuler les rouages. Dans le cas du travailleur improductif au sens strict, et bien que le domestique s’inscrive dans une définition élargie de l’exploitation, la relation salariale n’est pas synonyme d’accumulation de capital.

A. Smith le faisait déjà remarquer : « Un homme s’enrichit s’il emploie un grand nombre d’ouvriers, mais il s’appauvrit à entretenir une multitude de domestiques ordinaires. » (2002:341). Là gît, aux yeux de K. Marx, le cœur de la question, sur lequel A. Smith, malgré ses erreurs, avait parfaitement mis le doigt. Celui-ci ne pouvait donner une explication cohérente de cet enrichissement, en raison des confusions dont sa théorie de la valeur était entachée. Mais il avait perçu que la relation qui liait les employeurs à leurs ouvriers relevait d’une nature profondément différente de celle qui les liait à leurs domestiques et la nécessité aiguë de reconnaître cette spécificité. C’est précisément parce que la distinction entre travail productif et travail improductif contient en germe (chez A. Smith), avant de la contenir explicitement (chez K. Marx), la théorie de l’exploitation capitaliste, qu’elle a été combattue avec la dernière énergie par les économistes que K. Marx qualifiait de vulgaires. Dès la parution de La Richesse des nations, ceux-ci s’étaient employés à évacuer, sur le plan théorique, la spécificité du salariat capitaliste et, avec elle, la nécessité d’expliquer comment, à travers lui, s’enrichit l’employeur. Aussi, ces économistes défendirent-ils l’idée que toute relation salariale se conforme au modèle de la domesticité, celui d’un simple achat de « services ».

Selon cette conception, le capitaliste achète à son salarié exactement la même chose que le maître à son domestique : le « service » rendu par le travail, « l’utilité » de celui-ci, c’est-à-dire une simple valeur d’usage. De son côté, le salarié, qu’il soit domestique ou embauché par un capitaliste, échange lui aussi la « désutilité » de son travail contre une rémunération. Le marché ayant « librement » fixé le prix de cette désutilité, les travailleurs ayant toute latitude d’offrir ou non leur travail et les employeurs de l’acheter au prix proposé, il ne peut y avoir ni gagnants ni perdants à une telle transaction. Celle-ci ne peut dissimuler aucun transfert, et donc aucun accaparement de valeur : les prix s’équilibrent en proportion des utilités réciproques. Les noms des économistes du début du xixe siècle qui polémiquaient contre A. Smith – et qui sont longuement critiqués dans les Théories sur la plus-value – sont aujourd’hui presque tous oubliés. Mais leurs conceptions anticipaient très directement celles qui, quelques décennies plus tard, allaient former la base de la théorie néoclassique.

L’argument fondamental consiste donc à expliquer que pour qu’un travail soit rémunéré, il est nécessaire et suffisant qu’il soit utile pour celui qui le paye. Le maître trouve suffisamment utile le travail de son domestique pour accepter de le lui payer au prix du marché ; il en va de même du capitaliste avec l’ouvrier. Les deux catégories de salariés sont donc également productives, dans le sens où elles produisent de l’utilité – donc de la valeur, les deux concepts étant censés être synonymes. La meilleure preuve en est que, dans le cas contraire, l’employeur n’aurait aucun intérêt à accepter de rémunérer son salarié. Telle est l’argumentation des différents critiques d’A. Smith, que K. Marx cite dans les Théories sur la Plus–Value (Germain Garnier, Theodor Schmalz, Charles Ganilh).

On comprend aisément pourquoi K. Marx s’opposait à cette manière de voir les choses. En proclamant que tout salarié effectue un travail « producteur d’utilité » du simple fait qu’il est payé pour cela, et surtout, en proclamant que cette « utilité » représente le fondement et l’explication du salaire, les critiques d’A. Smith escamotaient la spécificité de la relation salariale capitaliste : l’achat de la force de travail non pour l’utilité de sa valeur d’usage, mais pour sa capacité à produire davantage de valeur d’échange qu’elle n’en coûte – la seule « utilité », au demeurant, qui intéresse réellement les employeurs.

" Toute la production capitaliste reposant sur le fait que le travail est acheté directement pour qu’au cours de la production, on s’en approprie une partie qu’on n’achète pas mais qu’on vend dans le produit – puisque c’est là la raison d’être, le concept même du capital – la distinction entre le travail qui produit du capital et celui qui n’en produit pas n’est-elle pas la base pour comprendre le procès de production capitaliste ? " (Marx 1974-I:335) [8]

En quelque sorte, en refusant de distinguer le travail productif du travail improductif, les adversaires d’A. Smith, précurseurs de la théorie aujourd’hui dominante, pensaient le premier sous les traits du second ; ils érigeaient la relation de l’employeur au domestique en modèle de toute relation salariale. Sur le fond, leur argument revenait donc à dire qu
e, puisqu’un domestique n’enrichit pas celui qui l’emploie, il en va de même des travailleurs qui produisent des marchandises.

Conclusion

Chez K. Marx, l’opposition entre travail productif et improductif ne prend donc son sens le plus intime que lorsqu’on considère les travailleurs improductifs au sens strict, ceux dont le salaire est payé par du revenu. La distinction entre travailleurs productifs et improductifs au sens large, ceux du secteur capitaliste, n’est opérée qu’à titre secondaire, pour des raisons de cohérence théorique [9]. Au centre de tous les regards dans la tradition marxiste, elle n’est pourtant qu’un sous-produit de la distinction principale, dont elle a contribué à obscurcir la portée, voire l’existence même. Sans pertinence sur la position de classe des prolétaires ou la dynamique du capital, la distinction entre travail productif et improductif se rattache entièrement aux problématiques de la théorie de la valeur et de la forme spécifique de l’exploitation dans la relation capitaliste.

Christophe Darmangeat est sociologue et anthropologue à l’Université Paris Diderot-LADYSS

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Notes

[1La nécessaire distinction entre les deux types de travail improductif a déjà été soulignée par exemple par P. Salama et T. Hai Huac (1992) ou S. Mohun (1996).

[2Pour une argumentation plus détaillée, en particulier sur les problèmes que soulève le concept de « valeur monétaire non marchande », nous renvoyons le lecteur au texte de J. Bidet (2003). Sur le concept de « travail productif de revenu », nous partageons entièrement les objections d’A. Artous (2013, 2014).

[3Titre de l’ouvrage de Christine Delphy (1998) reprenant ses principaux articles des années 1970. Le débat sur le caractère productif du travail domestique remonte à l’article de Mariarosa Dalla Costa et Selma James (1971).

[4Voir une phrase souvent citée du Capital (1983-I:425). Voir aussi 1974-I:243-244.

[5On ne peut donc suivre par exemple D. Paltaridis et L. Tsoulfidis (2012:215). Ceux-ci écrivent que l’idée serait « sous-jacente » dans les Théories sur la plus-value, manière de concéder qu’elle n’y apparaît pas explicitement.

[6Les dépenses de publicité et de marketing n’entrent pas dans cette catégorie. Quelle que soit leur utilité sociale réelle, ces activités sont l’occasion d’une production de marchandises et, pour le capital, elles représentent un champ d’activité et d’accumulation comme un autre. Il en va de même de la production de luxe à destination des classes possédantes, parfois considérée à tort comme improductive au motif qu’elle ne contribue pas à l’accroissement des capacités de production (Tarbuck 1983). Un tel critère est totalement étranger au raisonnement de K. Marx sur le caractère productif du travail.

[7C’est là un argument majeur de D. Laibmann (1993, 1999), auquel il nous semble que F. Moseley (1994) ou S. Mohun (1999) ne répondent pas réellement.

[8Sur ce point, voir aussi K. Marx (1971:229-230).

[9Sur ce point précis, nous défendons donc une opinion inverse de S. Savran & E. A. Tonak (1999:128) et rejoignons J. Harrison (1973).

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